Entrer dans un livre de James Sacré c’est d’abord voir bouger sous nos
yeux tous ces morceaux de vie éparpillés qu’il na de cesse de
sauvegarder, qu’il met bout à bout, presque toujours au présent, qu’il
travaille, qu’il pétrit, qu’il manie à la façon d’un artisan, dans ce
qu’il nomme parfois sa « boulange », nous embarquant tout autant dans
son quotidien que dans les méandres de sa mémoire. Celle-ci aime
s’émouvoir au contact d’un paysage, d’un décor urbain, d’un changement
de temps ou d’une couleur (souvent le rouge des tuiles ou le vert de
l’herbe) et profiter d’un détail, d’un geste, d’une situation
particulière pour se réactiver à l’improviste. Elle passe aisément de la
Nouvelle-Angleterre (où l’auteur a longtemps vécu, et où se situent
plusieurs séquences de ce livre) à la ferme familiale de Cougou en
Vendée (où est l’ancrage familial et paysan qui demeure intact et
réconfortant).
Le ton de ces Figures qui bougent un peu est donné dès le
premier poème. C’est un chant lent qui emporte. Et qui berce, apaise et
évite les brusques embardées pour guider le lecteur dans de très riches
sinuosités. Le poète a pourtant l’impression d’avancer dans de trop
pauvres images et s’en excuse presque, s’en veut de ne pas être assez
précis, de devoir sans cesse se reprendre, se demandant si le mot choisi
est le bon, si la séquence, la« figure » approchée, tient vraiment
debout, si l’ensemble n’est pas trop empreint de redites. Or, ce sont
justement ces doutes, ces hésitations, ces imprécisions revues et
réparées, ces paysages divers, ces moments brefs captés en un éclair et
leur accumulation qui font, en s’associant pleinement, la force de ces
poème.
Il avance à coup d’infimes variations. S’interroge et parle au
lecteur. Lui propose d’effectuer un bout de route avec lui, le temps
d’un livre qu’il construit patiemment, à son rythme, en enchaînant les
figures (il y en a 46 au total, ce peut être un pigeon mort dans un
caniveau, ou une sensation de bien-être, ou une appréhension de la mort,
ou un toit qui rutile au soleil, ou l’ambiance d’un jour de Toussaint,
ou une approche de la musique – Mozart ou Monteverdi – de nuit sur un
vieil électrophone) tant aux États-Unis qu’à Paris ou en Vendée, dans
des mouvements qui suivent les lieux et les saisons. Il se pense
maladroit, peu habile, mal à l’aise avec les mots qu’il aime et qu’il
assemble dans cette langue qui lui est propre et qui semble de temps à
autre boiter alors qu’elle chemine bel et bien sur la page, gaillarde
s’il le faut, vivante comme peu d’autres, avec ses racines qui se
nourrissent en profondeur de tournures empruntées au patois Poitevin et à
un vieux français dont il sait déjouer les pièges en tirant sur
quelques unes de ses ficelles avec subtilité.
« Le pays que je parle c’est pas loin dans le temps c’est vivant
mais rien d’organisé les buissons les jardins tout
mal délimités les arbres s’en vont
dans les campagnes d’à côté aussi le patois
c’est pas comme un cœur central à préserver
plutôt comme un pâtis laissé les autres
le traversent les grandes herbes cassées
quand j’y pense avec un poème ça
détruit ça refait le pays. le cœur est à côté. »
Antoine Emaz, qui donne une préface lumineuse à cet ensemble,
rappelle combien chaque titre de James Sacré est en soi un livre à part
entière et non un recueil de poèmes. Quelque chose de mal raconté,
deuxième livre réédité dans ce volume, en est l’exemple type. Il y a
là une volonté de construire page à page un ensemble qui doit trouver
son unité grâce aux différents lieux, paysages, émotions et sensations
que l’auteur découvre, explore et retranscrit avec ses outils. Fidèle à
sa méthode, il pose ses poèmes au fur et à mesure de leur écriture, en
suivant les étapes d’un périple qu’il effectue à travers plusieurs
états américains. Il veut faire entrer la narration dans son livre et y
parvient à sa manière. En racontant, « mal », précise-t-il, mais en
racontant tout de même son parcours en zigzag de villes en petits
bourgs, avec patience et légèreté, mettant à profit son sens de
l’observation et sa grande disponibilité. Il est happé par ce qu’il
voit. Et tient non seulement à l’écrire mais aussi à le rattacher à ces
multiples fragments de mémoire qui affleurent, le ramenant régulièrement
à son enfance et à ses paysages fondateurs.
« Maintenant les rues pauvres d’un petit bourg américain
chambranles et seuils en bois gauchis plaques de matériau goudronné ça ressemble
à des coins sales d’un village en Vendée tout ça
devient la solitude et la familiarité mélangées rien
quelque chose de mal raconté. »
L’ouvrage se termine avec en sa troisième partie la réédition d’Une petite fille silencieuse,
un ensemble qui bouleverse et touche profondément. Sacré y dit la
maladie et la mort de l’enfant (Katia) à qui il dédie son livre. Ce qui
marque, c’est sa pudeur. Mêlée à une voix douce, presque caressante, qui
murmure et s’adresse à celle qui n’est plus. La mort de la (de sa)
petite fille est d’une extrême gravité. Il ne veut pas en rajouter. Ne
pas sombrer dans une détresse sans nom. Ne pas, non plus, attiser la
pitié (des autres). Ne pas mettre en scène ce qui doit rester secret, ne
pas tirer sur le fil du pathos mais plutôt tenter d’apaiser la
douleur en lui parlant calmement, en la rendant présente, par
intermittences, à ce monde qui parfois, et cela paraît injuste, éclate
de beauté alors que quelque part quelqu’un, inévitablement, pleure la
perte d’un enfant.
« Le mouvement que fait dans la fenêtre tout un feuillage d’arbre
Immobile à des moments, puis soudain
Comme emporté presque pressant,
C’est sans rapport sans doute avec toi qui n’es plus rien mais
Tu aimais t’asseoir aussi devant le monde qui respire.
Il respire encore et dans ses mouvements d’arbre
Est-ce que j’ai tort d’entendre ton affection d’enfant qui s’inquiète ? »
Rien n’est dit du nom de la maladie. Ni de l’âge de la petite fille.
Que l’on voit subrepticement vivre avec des appareils qui l’encombrent
quand elle se déplace dans sa chambre d’hôpital. Elle se demande bien
pourquoi cela lui est tombé dessus. Ce qui se passe avant et après la
disparition, il le murmure avec une grande retenue. Seul, face au
silence, prononçant des mots simples (« Les mots je les voudrais / Avec
un sens facile / À comprendre dans ce poème ») à l’adresse de la petite
fille silencieuse qui, lui semble-t-il, peut parfois l’entendre, et même
le rejoindre, quelque part, « dans l’énorme solitude du monde.
On peut retrouver longuement James Sacré en se plongeant dans le
livre très complet que vient de lui consacrer Alexis Pelletier aux
éditions des Vanneaux, au sein de la collection
"Présence de la poésie". Essai (une minutieuse et impeccable étude titrée
James Sacré – Figures de l’accueil,
un entretien, un choix de poèmes, un cahier photos et une bibliographie
complète forment un ensemble qui permet de mieux appréhender cette
œuvre importante et foisonnante.