Il y a des rencontres à maudire, des attirances extrêmes à garder
impérativement à distance en les maintenant dans le domaine virtuel qui
les a vus naître. C’est ce que doit penser, sans vraiment se l’avouer,
le narrateur de ce roman en se remémorant la vie brève qu’il a tenté de
partager avec celle qu’il a connu sur « un site de rencontres
aléatoires ». Il s’attache à retracer tout particulièrement sa nuit de
noces, un 21 juin, à la montagne, nuit la plus courte de l’année mais
celle où sa vie a, alcool, instincts et folie aidant, basculé. Au
moment où débute son récit, il est isolé sous camisole chimique,
n’offrant à ses journées que « trois décharges d’ordinateur » durant
lesquelles il essaie de renouer le fil de son inexorable dégringolade.
« À défaut de cellule psychologique, j’assure ma survie, construisant mon récit comme un poste médical avancé. »
C’est sur un versant très abrupt qu’il s’est aventuré en
s’introduisant, lui le citadin, dans la famille de celle (prénommée
Noëline, parce que née une nuit de Noël) qu’il a voulu épouser. Tout,
les habits, les habitudes, les semelles de bois, semble issu d’un autre
siècle dans cette maison au plafond parsemé de rubans tue-mouches.
D’entrée, la mère le rabroue sèchement, lui rappelle qu’il n'est qu' un
intrus, à qui l’on sait néanmoins gré d’avoir choisi la plus difficile
des trois sœurs à marier. Un matin, elle lui tend la corde au bout de
laquelle est attaché le bouc destiné au méchoui de mariage en lui
présentant un couteau pour qu’il l’égorge sur le champ. Il refuse, jette
l’arme par terre et se réfugie dans sa chambre.
« Soudain, un cri a retenti dehors, suivi d’un martèlement sourd. Je
me suis penché à la fenêtre. La pauvre bête maculée d’un tablier de sang
frappait le tronc de ses sabots et sa tête à demi décollée valdinguait
dans les airs. Noëline face à elle, le couteau à la main, la regardait
immobile batailler dans le vide. »
Le cri du bouc va très vite se propager pour venir se nicher dans le
corps de la jeune femme qui, sitôt la cérémonie de mariage terminée, va s’enfermer à
l’étage pour ne plus en ressortir, laissant les convives poursuivre la
fête sans elle. Elle pousse ponctuellement des « cris de bêtes (…) qui
ébranlaient les soupières de gaspacho » en anéantissant toujours un peu
plus l’ex-rêveur, chercheur d’âme sœur qui ne va pas tarder à se
transformer en tueur. C’est cette histoire, tragique et méticuleuse, que
tresse Romain Verger
dans un roman âpre et déstabilisant. Il le fait en alternant les
séquences vécues au présent et celles issues de son passé récent. Sa
perspicacité créatrice et son écriture percutante, suggestive, d’une
grande puissance, presque physique parfois, s’allient pour inventer un
univers fantastique, peuplé d’êtres habités par une part d’ancestrale
animalité qui se réveille à l’improviste, consumant leur pensée et les
rendant experts en cruauté.
« La mort travaillait en moi tandis que j’avançais machinalement dans
le corps d’un autre qui descendait pour moi dans la nuit noire, faisant
taire les grillons. »
Au final, le narrateur (qui, comble de l’aveuglement, en est venu à
se crever les yeux) n’a d’autre issue que d’occuper le temps, le seul bien qui lui
reste, en recollant à tâtons les morceaux de cette rencontre,
puis ceux de ses noces tragiques et de leurs à-côtés imprégnés de sang et
de folie qui l’ont définitivement jeté hors du monde.
Romain Verger : Fissions, Le Vampire actif.
Romain Verger : Fissions, Le Vampire actif.