« C’est pour bientôt, on m’a dit : pour décembre ». Et décembre est là.
Froid, pâle, métallique. Presque cassant de certitudes. Tout près, il y a
le canal gelé, des corbeaux à l’écluse, un écureuil qui ose encore
quelques allers-retours du pied de l’arbre à sa réserve secrète, le bois
qui craque comme de vieux os dans la maison où elle vit, travaille,
attend et redoute ce qu’elle ne peut concevoir. La nouvelle viendra par
le téléphone. Le danger, le déclencheur de douleurs, est en permanence
en veille, ou en pré-alerte, à ses côtés. Elle lui parle sèchement, lui
intime l’ordre de se taire, de ne pas se mêler de ce qui ne le concerne
pas.
« Non, pas toi pas toi. Dring, dring, je l’entends déjà ta sonnette,
et tout mon sang se fige. Veux pas veux pas, tu ne peux pas m’appeler
pour ça, t’entends, t’entends, t’entends le téléphone, va-t’en !
Va-t’en, viens pas me faire carnage au corps. »
Pour éviter de ne penser qu’à l’échéance, puis à l’absence, à la
béance qui suivra, ou plus simplement pour tenir, pour offrir du contenu
à son temps, elle s’invente des rituels de sauvegarde. Ce sont des
douceurs au corps et à l’esprit. Des gestes simples : allumer une
bougie, fumer une cigarette puis une autre et une autre, boire une
tisane, dessiner, graver, s’emplir de nuit claire, regarder la lune
au-dessus du cyprès qui fait face à la chambre et se dire,
instantanément, que la grand-mère qui, au loin, respire si mal en ces
derniers jours de vie, la voit elle aussi et que le moment est idéal
pour bouger, pour s’adresser à elle et ne pas rater leur rendez-vous
quotidien par courrier.
« Alors à nouveau mon urgence, le cerveau fait sourdine j’écris
n’importe quoi, tout ce qui passe dans ma main pourvu que tu m’attendes,
pourvu que ton regard, pourvu que... : “Ma petite Mamie, avec tout cet
hiver surtout, ne prends pas froid. Ne pars pas à New York courir le
Marathon, repose-toi, bouquine, prends soin de toi, prends en bien
soin...” »
Au présent s’ajoutent des scènes qui reviennent du passé et
particulièrement de l’enfance. Leurs bienfaits restent lumineux dans la
mémoire de celle qui rassemble ses forces, réfléchit à ce qui la lie à
l’espace et au temps, interroge les grésillements qu’elle perçoit sur
sa ligne intérieure, écoute son corps douloureux et essaie d’apaiser ce
qui dans sa chair palpite et souffre de trop anticiper les effets de
celle (la mort) qui là-bas approche.
« Je ne dirai pas son nom, je n’avalerai pas sa ciguë, jamais, tu
m’entends : JAMAIS. Je lui tiendrai tête, oui, j’appliquerai mon front à
son masque funeste, je me ferai à sa hauteur. Lui maintiendrai la
dragée haute. »
C’est une voix forte, tenue, tendue, jaillissant du plus secret d’elle-même, que celle que donne à entendre Édith Azam.
Une voix qui passe par tout le corps, qui fonde texte pour prendre
corps à son tour, une voix qui caresse ou aiguise les muscles, les
tendons, les articulations, les os, une voix qui emplit les poumons, qui
monte du ventre à la cage thoracique, qui trouve son souffle et la
bonne dose d’oxygène pour maintenir sa cadence, une voix qui vibre,
résonne, met en route une mécanique nerveuse, souple et fragile. Elle
agit par saccades, trébuche, se reprend, poursuit avec ténacité sa
lente, implacable exploration de ces territoires intimes et familiers
qui portent en eux ses peurs, ses hantises mais aussi son imparable
énergie à résister, à être, à vivre, à créer, à écrire.
« Aimer réside dans cet effort-là : écrire, autrement dit se vivre. »
Édith Azam : Décembre m’a ciguë, éditions P.O.L.
Édith Azam : Décembre m’a ciguë, éditions P.O.L.