Avant de mettre les voiles – et cap sur le grand large –, Pierre
Autin-Grenier a tenu, loin de tous, et parfois reclus dans une chambre
d’hôpital, à analyser une fois encore la situation. Ce qu’il a détecté
ne l’a pas franchement emballé. Il a néanmoins gardé, et fort
heureusement, vissé en lui ce regard libre et décalé qui, jusqu’au
bout, ne l’aura pas lâché. Il lui a permis de flâner à sa convenance, de
saisir le réel en en rabotant les angles les plus tranchants, de se
coltiner les dingueries du quotidien en ne se laissant pas plus happé
par la sinistrose ambiante que par la surprenante joie de vivre
affichée par ceux qui semblent traverser l’existence comme s’il
s’agissait d’une vaste partie de plaisir.
« Souvent je me demande comment font les autres pour vivre ainsi dans
l’assurance de la réussite et sans cesse arborer ce sourire satisfait
qui leur sied si bien et me fait gentiment comprendre que nous ne sommes
décidément pas du même monde. »
Les enthousiastes qui le demeurent à tous crins ont tendance à lui
donner le bourdon. Il les évite au possible et préfère filer retrouver
ceux qui l’aident à maintenir à niveau cette petite dose d’humanité qui a
l’air de manquer singulièrement depuis quelque temps. Il n’y a
qu’accoudé au zinc d’un bistrot de quartier qu’on peut espérer voir
s’inverser la courbe. Ou en virée sur la D578, entre Lamastre et
Arlebosc, lancé à cent à l’heure au volant d’une Ford, philosophant en
amateur en compagnie d’un auto-stoppeur muet. Ou encore en se projetant
mentalement en Amérique, histoire de zigzaguer sur les trottoirs, du
côté de Brooklyn, cornaqué par Nora, une pimbêche de série B, en
oubliant, du coup, la note de gaz qui attend sur la table de la
cuisine.
« Nora, grande classe avec désinvolture de félin tout à la fois,
m’aurait sans doute vampé comme ça ne peut s’envisager que dans les
rêves les plus secrets des chats, c’est ce qu’il me plaît d’imaginer
parfois lorsqu’il m’arrive de m’assoupir sous l’effet du whisky. »
La dérision reste son arme secrète. Elle lui sert à s’amuser – et à
s’étonner – des impayables mises en scène à l’œuvre dans l’incessant et
tourbillonnant bal des imposteurs (l’un d’eux apparaît dans « une
performance d’avant-garde », l’un des joyaux du livre, séquence
inénarrable qu’il désosse avec malice). Elle l’aide aussi, quand il se
l’applique à lui-même, à brosser quelques séries d’auto-portraits
goguenards. Il donne ainsi de ses nouvelles. Celles-ci ne sont pas
bonnes mais ce n’est pas une raison pour vouloir soutirer des paquets
de larmes au lecteur. Cet ultime rendez-vous, il a souhaité, bien au
contraire, le placer sous le signe de la complicité. Il y apporte sa
verve, sa clairvoyance, son énergie, son air débonnaire, son humour (qui
peut être noir : le livre est dédié à son cancer), son esprit rebelle
et ce regard acéré, net et précis qui fait de chacun des neufs textes
présents un moment de vie grand ouvert sur le monde alentour.
« Confortablement calé à la terrasse du Grand Café comme pape sur son
trône je me mets en devoir d’examiner plus à fond la situation et,
faisant signe au garçon pour une nouvelle consommation, commence à
m’interroger sur ce qui a bien pu me pousser à l’écriture de la même
façon qu’on tombe à l’eau sans savoir nager. »
Pierre Autin-Grenier : Analyser la situation, postface de Ronan Barrot, éditions Finitude.
Pierre Autin-Grenier : Analyser la situation, postface de Ronan Barrot, éditions Finitude.