Ses phrases sinueuses nous portent d’emblée au cœur du texte, ou
plutôt des textes puisque ce volume en comporte 40, qui vont de l’essai
au récit en passant par le poème. Parler des autres nécessite de dire
d’où l’on s’exprime, qui on est et quel est le cheminement qui nous a
conduit vers tel ou tel artiste. C’est ainsi que procède Lionel Bourg
pour évoquer ceux qui sont devenus au fil du temps, qu’ils soient
d’aujourd’hui ou d’hier, ses compagnons de route. Certains ne dorment
que d’un œil sur sa table de chevet. C’est le cas du poète, essayiste
et journaliste Charles Morice (1860-1919) dont il dresse un très beau
portrait, redonnant vie à cet esprit curieux qui permit à Verlaine de
découvrir Tristan Corbière.
Les livres de Léon-Paul Fargue, l’arpenteur des rues parisiennes, ne
sont jamais loin. Ceux de Rousseau, de Proust, de Breton, de Nicolas
Bouvier ou de Michèle Desbordes non plus. Leurs différents textes et
leurs itinéraires de vie s’entremêlent et l’écrivain prend plaisir à y
flâner pour mieux les retrouver.
« Inépuisable Proust.
Rouvrant Du côté de chez Swann, relisant avec délectation la préface à Sésame et les lys,
on serait en droit de se demander pourquoi, après tant d’articles,
d’exégèses ou d’analyses, de méditations, de controverses, l’œuvre du
"petit Marcel" s’obstine à faire couler une telle quantité d’encre,
l’inflation des études consacrées au plus célèbre des asthmatiques ne
réussissant pas à provoquer le krach littéraire que bien des critiques
s’étaient plu à pronostiquer. »
Plusieurs poètes contemporains sont également présents. Ils le sont parce qu’ils parviennent à l’émouvoir, à l’étonner, à le surprendre par la percussion de leurs poèmes et on se dit que c’est sans doute du côté de ces discrets qu’il faut aller voir, si l’on veut découvrir quelques voix fortes et singulières, comme le sont celles d’Olivier Deschizeaux, de Patrick Laupin, de Thierry Metz (1956-1997) ou encore de Werner Lambersy (1941-2021).
« Il y a, dans la poésie d’Olivier Deschizeaux, une telle intensité, un tel remue-ménage de sensations, physiques, spirituelles, une telle amplitude morale enfin que, de galopades phonétiques en embrasements, d’images tranchantes en brusques changements de cap – ruptures, convulsions au sein de la syntaxe, épiphanies brutales de contradictions aussitôt abolies – le langage semble passer sous nos yeux avec armes et bagages du côté du vertige. »
Si les poètes et les écrivains ont la part belle dans ce livre, (impossible de les citer tous), les peintres et photographes ne sont pas en reste. Ils se nomment Paul Rebeyrolle, Alain Bar, Alain Boggero, Yves Henry, Anne-France Frère, Thierry Azam, etc. Lionel Bourg les côtoie depuis longtemps, leur offre parfois ses mots, visite des ateliers, des expositions, y trouvent matière à explorer différemment l’acte créatif, à voir surgir l’inconnu.
S’il invite, tout au long de son livre, ces différents créateurs à l’accompagner, s’arrêtant sur leurs travaux achevés ou en cours, il note également ce qui, dans leurs réalisations, touchent et aiguisent, sans qu’ils s’en doutent, sa propre sensibilité, ses émotions impossibles à refréner et les éléments épars qui fondent sa personnalité et influent sur son écriture.
« "J’ai l’âme charbonneuse", ai-je confié dans un livre.
L’âme rétive. Chagrine.
Captive des bois touffus où je crus m’évader. Dans cette rue cafardeuse,
aussi, désespérante, ne desservant qu’une succession de monotones
vestiges industriels. Cette avenue sans joie, sans horizon qui,
toujours, inéluctablement, débouchait sur l’entrée du cimetière. Jeudi.
Ou samedi. Dimanche. La main dans celle de maman, j’obéissais à sa
volonté déchirante, fleurissant de mes larmes la tombe de mon frère.
Écrire, c’est le fonder, l’enraciner ce lieu. »
L’écriture de Lionel Bourg naît tout à la fois du présent et de la mémoire. Elle est ancrée dans les paysages qui lui sont chers, notamment les monts du Forez et l’ancien pays minier. Elle dit la vie rude de ceux qui gardent la tête haute face à l’adversité, notamment les hommes et les femmes de la classe ouvrière à laquelle appartenaient ses parents. Elle exprime le combat, la révolte, la rébellion mais aussi la tendresse, la douceur, la bienveillance. Elle porte en elle de longs, lancinants chants qui se rapprochent parfois de ces blues percutants, nés dans les plantations de coton du delta du Mississippi, qu’il aime tant écouter.
« Bon voyage ! », dit-il en préface, nous invitant à emprunter ces multiples et passionnants Itinéraires de délestage pour côtoyer tous ceux, toutes celles qui le font vibrer , lui qui poursuit, depuis des décennies, l’écriture d’une autobiographie qu’il ne peut concevoir qu’en célébrant les autres.
Lionel Bourg : Itinéraires de délestage, Le Réalgar