lundi 4 mars 2013

Des figures

En haut de chacun des poèmes constituant Des figures, Bruno Fern a simplement placé une syllabe. Celle-ci peut parfois être un mot à elle seule (« beau », « fou », « né », « trou »...) Elle n’agit pas uniquement en tant que titre. Sa fonction s’avère plus vaste. C’est un déclic, un starter, un déclencheur, un outil offert au lecteur qui, s’il accepte de jouer le jeu en accolant cette syllabe au premier mot de la plupart des vers qui suivent, élargira singulièrement son champ de lecture.

« Pan

telant sous les mains battantes
dans sa gueule d’ange accroché par le
talon qui demeure la seule zone indemne à l’examen
du haut vers le bas et gardant malgré ça forme et voix humaines le tout en un
sable poussière où retourner était pourtant garanti depuis le départ »

S’il ne parvient pas à (ou ne veut pas) garder en permanence la syllabe en question sous la langue, (son usage n’étant pas systématique), le lecteur ne s’en trouve pas pour autant relégué hors du poème. Bien au contraire : l’égarement qui s’en suit étonne et chaque texte, chaque figure imposée réussit, même amputée de quelques pieds, à bouger en s’inventant une autre forme et en cultivant un équilibre opportunément bancal.

« Fin

du monde faut pas exagérer c’est plutôt
en soi que ça se déroule dans un périmètre restreint à force
de non recevoir sachant qu’il n’est pas prévu un
mot de l’histoire qui aurait l’air
d’être le dernier plus que les autres en réalité c’est extra
ce qui signifie à l’origine en dehors entre la 1ère et la 3ème personne
Landais de souche ou pas n’y change que dalle
tant la passe c’est juste un coup à prendre la tangente »

Mêlant expressions usuelles, citations de poètes (Apollinaire, Zanzotto, Mallarmé...) et infos entendues au coin d’un trottoir, au hasard d’une revue de presse ou lors d’une conversation privée, Bruno Fern met assez d’humour et de distance entre lui (et les autres) et ses poèmes pour que ceux-ci, grâce à la contrainte qu’il s’est donné, jouent en permanence à l’élastique entre tension et relâchement, restant à hauteur de la réalité et du quotidien, y compris quand ils les saisit à ras de terre. Il agit de même envers la poésie en ne la plaçant jamais sur un piédestal. Son rôle est ailleurs. Plus en bas, dans le vif, avec les anonymes. Qu’il côtoie, qu’il écoute et dont il raccorde les propos avec justesse et légèreté, glissant en un éclair du versant ludique à l’aspect sérieux d’un petit monde que tout un chacun s’évertue à organiser (question d’équilibre) autour de soi.

« Dis

simuler n’avance pas à grand-chose
qu’as-tu fait toi que voilà pliant sans trêve
cible plutôt vise-la
solution en cours »

Bruno Fern : Des figures, éditions de l’attente.

samedi 23 février 2013

Moi, Jean Gabin

C’est dans la ville de Catane, en Sicile, où elle est née en 1924, que Goliarda Sapienza a passé son enfance. C’est celle-ci, retracée avec fougue à travers portraits, rencontres et anecdotes et transcendée par l’effervescence qui régnait alors tant dans la maison familiale que dans la rue, qui sert de trame à ce roman autobiographique.
Elle y décrit avec passion, malice et feinte naïveté l’envie de vivre et le goût de la liberté qui l’animent et qui lui ont été transmis par ses parents. Son père, Giuseppe Sapienza, est avocat des pauvres et militant antifasciste et sa mère, Maria Guidice, socialiste radicale, est l’une des figures de la gauche italienne, directrice du journal Le Cri du peuple. Avant qu’ils ne se rencontrent, elle a donné naissance à sept enfants et lui en a eu trois d’un précédent mariage. Goliarda est née, tardivement, de leur union.

« Chez moi tout le monde avait toujours tant à faire. Tant et tant qu’on était contraint soi-même de s’inventer mille choses à trafiquer, à mener à bien, lire, jouer, parce que jouer et imaginer étaient aussi considérés, chez moi, comme "un faire". »

Ses parents étant trop occupés, pris par les combats à mener, les affaires à régler, les articles à rédiger, les réunions à préparer, son éducation est laissée à la charge de ses frères aînés, Carlo, Ivanoe et Arminio, qui s’activent pour l’initier, très tôt, aux textes philosophiques, littéraires et révolutionnaires tout en lui inculquant des valeurs sociales capables de déjouer celles de la culture fasciste officielle, très présente à l’école. Le reste, elle l’apprend en ville, dans la Civita, auprès des nombreux habitants qu’elle côtoie tel Tato, le mendiant sans mains, ou Alessandro, son oncle, qui vient de tuer cinq fascistes en subtilisant la matraque de l’un d’entre eux avant de leur fracasser la tête à tous.

« Quand Alessandro eut fini de donner une leçon à ces messieurs, sa grand-mère, tenant, de son bras tendu, la lampe au-dessus de sa tête pour éclairer la scène – la nuit était tombée entre-temps –, cria aux paysans qui avaient assisté en cercle, muets et tremblants, au combat : "Et maintenant nettoyez le terrain de toute cette saloperie qu’Alessandro a dû faire à cause de votre lâcheté. Allez, au travail !" »

Son éducation se s’arrête pas là. Il lui suffit parfois de dialoguer avec les repris de justice que son père emploie à la maison dès leur sortie de prison pour en apprendre bien plus que tout un chacun sur la vie, ses dérapages, ses à-côtés et ses coups du sort. Elle écoute Tina la folle lui expliquer comment elle a tué sa sœur et son fiancé avec un fusil de chasse parce qu’ils avaient couché ensemble et Zoé, "la nonne du crime", lui conter, échevelée, la nuit où elle donna un coup de couteau à sa mère et un autre à un carabinier. D’autres épisodes, captés grâce à une insatiable curiosité naturelle, lui apprennent à mieux connaître les ressorts de l’âme humaine.

« C’est ma mère qui parle dans ma tête, selon elle la mafia comme le fascisme se trouvent à l’intérieur de nous-mêmes – vieil héritage –, tapie, prête à nous entraîner vers le mal. »

Mais celui qui va la fasciner et prendre la plus grande place dans son imagination, c’est Jean Gabin. Elle le découvre au Cinéma Mirone où l’on projette Pépé le Moko et est instantanément emportée par la prestance de ce caïd en cravate blanche et aux yeux bleus qui résiste dans la casbah d’Alger. À peine sortie de la salle, elle adopte sa démarche, sent une fierté monter en elle, s’identifie peu à peu à celui qu’elle appelle tout simplement Jean et qui va l’aider en lui servant de modèle pour affronter ceux qui lui tiennent tête.

« Revoir les films de Jean Gabin : je savais comment faire. En fermant les yeux, je repassais une à une toutes les scènes sur l’écran de la mémoire, toute puissante chez moi comme du reste chez tous ceux qui gagnent leur pain et leur liberté au jour le jour. Pour être bandit, voleur, ou simplement rebelle, il faut avoir par dessus tout de la mémoire, autrement on est foutu. »

De la mémoire, Goliarda Sapienza n’en manque pas. C’est elle qui lui permet de revivre ces années d’enfance et d’adolescence qui ont forgé sa sensibilité dans l’entre-deux-guerres, à une époque où les membres de sa famille se trouvaient régulièrement sous la menace des milices fascistes et de la mafia. Moi, Jean Gabin est un livre plein de vie, de solidarité et de résistance.

Entrée à seize ans à l’Académie d’art dramatique de Rome, Goliarda Sapienza a connu le succès au théâtre avant de tout abandonner pour se consacrer à l’écriture. Elle est décédée en 1996. Son œuvre (que les éditions Attila vont intégralement publier) n’a commencé à être reconnue qu’à partir de 2005 avec la parution en France de L’Art de la joie (éditions Viviane Hamy).


 Goliarda Sapienza : Moi, Jean Gabin, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, éditions Attila.


jeudi 14 février 2013

Tashuur. Un anneau de poussière

C’est en Asie du sud-est, dans les longues steppes de Mongolie, sur des hectares d’herbes rases et de terres sèches, que Pascal Commère nous invite à le suivre. Là-bas, l’horizon s’éloigne au fur et à mesure que l’on marche. Les traces que les hommes et les troupeaux laissent derrière eux s’effacent à la vitesse du vent. C’est le domaine de l’éphémère et de l’instant présent mais aussi celui de la préparation d’un futur directement lié à la vitalité des bêtes. Il faut les mener à la rencontre de l’herbe, se déplacer fréquemment, ménager les chevaux et se faire à l’idée que « le piétinement de la horde sur la steppe » est le signe régulier et répété d’une vie en cours en ces contrées réputées rudes.

« Pour l’herbe le remuement des cheptels
ô tournis ravageur des galops en rafales,
les sept pouvoirs de la pluie – si l’eau
attendue tant et tant vient à manquer »

Pour partager, même brièvement, le quotidien de ce peuple nomade, Pascal Commère sait rester discret et disponible. Il est à l’écoute de ces hommes, de ces femmes, peu diserts mais néanmoins curieux et désireux de savoir ce qui le guide, lui qui reçoit, comme tous « ceux qui passent », sa part de repas et de respect.

« Rien ne se gagne, rien ; le sommeil disperse les songes au rythme de la steppe. Tu mords à pleines dents. Maintenant que te voici parmi eux, libre. Et fier, pour un peu. Semblable et différent. »

Ce qui le rend proche d’eux, c’est ce silence qu’il parvient à garder, ce tabac qu’il échange, cette même patience portée aux bêtes, et notamment aux chevaux qu’il n’a, depuis l’enfance, jamais vraiment cessé de côtoyer. Il se sent bien avec les cavaliers mongols qui, ne se séparant jamais de leur petit fouet nommé Tashuur, serrent, rassemblent et guident sans relâche les troupeaux. Ceux-ci forment de longues cohortes et soulèvent des nuages de poussière dans l’immensité désertique. Il les accompagne un temps. Note le soir « une ligne, ou deux, sur un carnet », revient sur une scène entrevue (« un homme aux cheveux gris très courts – il passe une main sur son visage pour détendre les rides qui viennent avec l’âge »), esquisse des portraits brefs (« Elle, peau de feu – les seins pris au bol, qui remplit au creux d’herbe un bidon d’eau terreuse »), toujours avec ce peu de mots et ces raccourcis tendus qui lui permettent de transmettre la vigueur d’un geste, la force d’une émotion ou la blessure qui lance sous le sang séché.

Avant, et après, cette incursion dans la steppe qui donne sa densité au livre, il y a l’escale (aller-retour) à Oulan-Bator (ou Ulaan Baatar), la capitale, vers laquelle convergent la plupart des pistes empruntées par les nomades qui viennent ravitailler boucheries et fourreurs.

« Mais voici qu’on cloue dans la cour les caisses assujetties au dos des bêtes bâtées avec des cordes : l’inscription en grandes lettres noires dans le sens de la largeur Destination Ulann Baatar. Empilées en tas énormes, les briques de thé faites de sang de bœuf et de feuilles de thé comprimées qui valent monnaie au Tibet, les bottes de cheval mongoles – une pleine voiture à bras, les peaux de zibeline et renard par milliers. La marchandise ! ».

En ville, le grand marché ne cesse jamais. Camions et taxis rasent les piétons. Des milliers de tougriks (la monnaie locale) changent de main. Les klaxons hurlent. Dans les rues du centre, personne ne regarde les « mendiants, estropiés de tout poil » assis à hauteur des pots d’échappement. Ici comme ailleurs, le business et la misère ne sont jamais très éloignés l’un de l’autre. Cela aussi, Pascal Commère l’écrit. Ou plutôt : donne assez de clés au lecteur pour que celui-ci prenne la mesure de cette réalité. Poète, rien ne lui échappe. C’est un témoin incisif et vigilant, un homme « seul face aux mots » et à la langue qu’il ne cesse de travailler, de pétrir, créant une étrange et très probante alchimie où sang et sève, corps et terre, hommes et bêtes se trouvent, inextricablement, liés.

 Pascal Commère : Tashuur. Un anneau de poussière, éditions Obsidiane.



mardi 5 février 2013

Francis Giauque

Venant peu après la publication de l’œuvre complète du poète suisse aux Éditions de l’Aire en 2005, cette livraison déjà ancienne offre une somme d’études, de témoignages, d’extraits de lettres et de repères biographiques qui rappellent la trajectoire fulgurante d’un homme que l’on retrouve, dans ses poèmes brefs, en train de se battre sans relâche (et sans illusion) avec la maladie, l’angoisse, la solitude.

La poésie de Giauque est née d’une urgence, d’une nécessité de fissurer (avec des mots simples, dans une forme austère) le véritable mur dépressif contre lequel il se cogne - entre les années 1958 et 1965 - et qui annihile, peu à peu, ses dernières forces.

« Douleur implacable. Se ruer dans la nuit. Gouvernail arraché. Voiles déchirées. Le vieux navire prend eau de toutes parts. Attention. Bientôt la main ne pourra plus guider les mots. Conscience et esprit comme une plage couverte de cadavres. Les larmes ne peuvent plus couler. Ont trop coulé. Un peu partout. Dans les chambres closes. Les cellules verrouillées. Les bistrots déserts. Les lits éventrés. »

Parler seul, L’ombre et la nuit, Terre de dénuement, Journal d’enfer : à eux seuls, les quatre titres de Giauque expriment assez ce que fut la courte existence (1934-1965) de celui qui n’aura jamais cessé de se rapprocher de ceux qui, “emmurés, dépossédés d’eux-mêmes”, lui ressemblent.

« À force de fréquenter les poètes maudits, et je pense plus spécialement à celui qui fut mon maître : Antonin Artaud, j’ai fini par leur ressembler. C’est un héritage terrible. »

Parmi les nombreux hommages (Jean-Pierre Begot, Arnaud Buchs, Jean-Jacques Queloz) figurant au sommaire de ce volume de 230 pages conçu par Patrick Amstutz, ceux de Georges Haldas et de Hughes Richard, qui furent des proches de Giauque, sont particulièrement émouvants. Tous deux ont vu très vite l’état psychique du poète (vivant souvent reclus, noircissant page sur page) se dégrader.

« C’était hallucinant de voir cette graine intacte promise à la destruction », écrit Haldas dans Jardin des espérances (Éd. L’ Àge d’homme, 1969), livre dans lequel il lui consacre une cinquantaine de pages.

« Lire Giauque est une épreuve », note François Boddaert. C’est effectivement vrai. Traverser avec lui cet océan de sombre désespérance pour aboutir à une fin implacable (suicide au lac de Neufchâtel en mai 1965) est douloureux mais sans doute nécessaire pour que le fil de cette voix fragile ne se casse pas.

 Intervalles : Sur le Souhait, 31 - CH 2515 Prêles (Suisse).

lundi 28 janvier 2013

Un amour de beatnik

Si l’œuvre de Claude Pélieu est abondante et largement publiée, il n’existait par contre que peu de repères permettant de situer son écriture poétique avant ses trente ans et l’édition (en anglais) de Automatic Pilot à l’enseigne de City Lights, librairie et maison d’édition créées par Lawrence Ferlinghetti. Cette lacune est désormais comblée avec la publication, dix ans après sa mort en 2002 et quatre ans après la parution du livre collectif Je suis un cut-up vivant, des lettres adressées à sa première femme, Lula-Nash, en 1963 et 1964. On y découvre un auteur qui possédait déjà ce sens de l’image rapide, cette énergie ramassée et cette tension très saccadée qui ne cesseront de s’affirmer dans les textes à venir.

Le livre est divisé en trois parties. D’abord les lettres écrites à Paris, ensuite celles envoyées de San Francisco et enfin un ensemble de poèmes datés de 1962 et 1963 qui étaient joints aux différents envois. Ces missives sont particulières. Elles débutent alors que Lula vient de quitter Pélieu qui, n’acceptant pas ce départ, trouve refuge dans une prose fulgurante qu’il expédie jour après jour à celle qu’il espère voir revenir. Il vitupère, fulmine, harangue, s’agace, improvise de longs et déchirants brames où il laisse éclater sa souffrance, ses désirs, ses manques. Ces lettres sont électriques, expansives, décousues.

« Ma Femme éponge saoule je me faufile jusqu’à toi sous ton coin de bouche, sous ton ventre blanc bombé à 4 pattes, je jappe sous toi, je bois ce que tu mets à chauffer tout au fond, ce qui a le goût de champignon. Nash je te garde dans la cymbale de mon cœur... Je ne tiens plus, je vais courir comme un fou sur toi, je ne veux en rien t’abdiquer... Je vais te regarder fixement dans le noir. Demain je cavale Poste Restante. »

Plus le temps passe et moins les plaintes se font virulentes. Peu à peu, et cela correspond à son arrivée en Californie, les lettres se transforment en une sorte de journal-poème où il parle de sa vie, de ses projets littéraires, de ses collages, de ses lectures, de ses révoltes, de son addiction à l’alcool et à l’héroïne...

« Je suis prisonnier des bulles et j’ai pu mettre fin à mes angoisses et à ma spasmodie électronique en plongeant dans les bulles-flocons Laine & Coton et en utilisant certaine "saloperie". »

Il rencontre poètes, éditeurs et musiciens, vénère Thelonious Monk, expérimente le cut-up, se passionne pour la poésie sonore, retrouve Gregory Corso qu’il avait auparavant connu à Paris, se lie d’amitié avec Ferlinghetti et commence à traduire, en compagnie de Mary Beach, qu’il épousera plus tard, plusieurs auteurs beat (Burroughs, Ginsberg, Kaufman) pour les éditions Christian Bourgois. On suit, à la lecture de ces lettres, derrière cet amour brûlant qui ne le quitte pas, le parcours autobiographique de celui qui est considéré, à juste titre, comme le seul poète français à avoir participé avec une telle intensité à l’aventure littéraire de la Beat Generation.

« De toute manière, chaque lettre reflète ce que je suis en train de transcrire ou certains états de veille et de descente... même par-dessus cette douleur, la came et l’alcool ne sont plus que des bastos emmurées aux écoutes sur le tambour des nerfs... »

Les textes poétiques proposés en fin de livre montrent que Pélieu avait déjà trouvé sa façon d’écrire. Benoît Delaune (à qui l’on doit, par ailleurs, un ouvrage consacré à Captain Beefheart), l’exprime clairement dans une introduction très documentée. Il revient également sur la genèse de cet ensemble qui doit beaucoup à Lula-Nash qui, en conservant lettres, poèmes, collages et dessins, a sauvegardé un pan important de l’œuvre d’un auteur connu pour la grande dispersion de ses écrits. Ceux-ci partaient souvent à tous vents, au gré de ses nombreuses correspondances, sans qu’il en garde la moindre copie.

« William Burroughs m’a envoyé un jour un télégramme cut-up où il me dit Please adjust your brakes (S’il vous plaît, ajustez vos freins)... je crois que je ne pourrais jamais ajuster mes freins même avec une seringue électronique... chaque mot s’annule, chaque intersection se tend, s’explose... c’était simplement t’écrire Lula... tendrement te dire ce que je ne peux pas te dire... »

 Claude Pélieu : Un amour de beatnik, lettres à Lula-Nash, 1963-1964, présentées et annotées par Benoît Delaune, éditions Non Lieu.

jeudi 17 janvier 2013

Lire Lionel Bourg

Décider de suivre à la trace Lionel Bourg – pour accompagner l'homme et l'écrivain sur ses sinueux chemins de traverse – c'est à coup sûr s'embarquer dans une déambulation hors norme. Il faut tout d'abord ne pas hésiter à se perdre tout en prenant soin de jalonner sa route de points de repères. Précaution fort utile pour se situer, revenir sur ses pas si besoin est et repartir pour se retrouver peu à peu en pays de connaissance en compagnie d'un être qui va vite nous en apprendre tout autant sur nous-mêmes que sur lui.

Il ne ménage pas son lecteur. Il lui arrive même de le titiller, voire de le brusquer en débutant son texte à toute allure et en demandant à qui veut le suivre d'adopter d'emblée un rythme soutenu. C'est un passage obligé pour entrer de plain-pied dans son univers, dans ses livres, ses poèmes, ses récits, ses lettres, son journal, ses essais, ses carnets, ses humeurs, ses coups de gueule, ses périples (de Bucarest à Douala avec fréquents retours à Saint-Étienne – où il habite – ou à Saint-Chamond – où sont ses racines).

« Dehors la ville est morte. De jeunes désœuvrés s'agglutinent sur la place puis se séparent, les uns tripotant leur téléphone portatif, les autres, qui se dandinent, s'éloignant à l'intérieur du gel ou du défaut du monde qu'il leur faut accepter. »

On le voit vaquant dans l'humidité froide des rues. Certains soirs, c'est au plus secret des venelles, près des chats, dans des recoins, sous les gouttières, entre ronces et fossés qu'il préfère s'isoler, assemblant, au fil de la marche « des lieux, des journées en souffrance. Enfouis sous les gravats de l'habitude ou dont les échardes soudain déchirent la mémoire. »

Rythme lancinant, blues étiré, mélopée lente et précise... Ce sont d'autres points d'appui. Omniprésents d'un bout à l'autre de cette balade au long cours où l'on prend plaisir à marcher, à crapahuter, à trébucher dans les méandres du texte en repérant les multiples présences qui traversent l'imaginaire de Lionel Bourg. Il y a là, en vrac, des peintres, des poètes, des coureurs cyclistes, des musiciens, des chanteurs, tous acteurs d'une époque (1950-1965) à laquelle il se réfère souvent et qui reste pour lui fondatrice.

« Je suis né sur un sol charbonneux. Tout était noir dans la région minière. Les murs, la boue dans les squares, les arbres et les façades des immeubles, les eaux grumeleuses des rivières comme les fumées que crachaient les usines, l'humeur maussade des hommes rentrant chez eux le soir, la colère des femmes, les joies fiévreuses, la misère. »

Il vient de là. Ne peut s'empêcher d'y retourner en pensée, promenant son ombre entre les lignes et revoyant, plus vrai que nature, celui qu'il fut alors : ce môme atterré, hébété, oscillant entre la peur et le refus, vivant entre un père taiseux, ouvrier chez Creusot-Loire, qui à l'occasion défaisait son ceinturon pour cogner (j'vais t'dresser, moi) et une mère au verbe vert et haut perché, chargé de métaphores sexuelles, qui l'emmenait fréquemment au cimetière visiter la pierre tombale du frère mort, le héros vénéré, celui que personne (ni lui ni son autre frère) ne pourra jamais dépasser.

« Mon frère s'était noyé après avoir porté secours à l'un de ses amis dans l'eau trop froide du lac de Nantua. On vit mal dans l'aura d'un cadavre. »

Alors on cherche, on fouille, on capte ici ou là, dans l'immédiat, dans le réel ou le rêve, dans les livres, ceux de Villon, de Nerval, de Baudelaire, ce qui peut donner de l'éclat, du nerf, du sens à ce monde où l'on étouffe. Pour Lionel Bourg, ces lumières, multiples, blafardes ou aveuglantes mais, quoiqu'il arrive, toujours promptes à éclairer son chemin, jaillissent d'autant plus facilement qu'il s'avère toujours très sensible, très ouvert, disponible, en attente, prêt à vibrer et à recevoir.

Des éclats divers forment un puzzle hétéroclite et original. Où se cognent, pêle-mêle – via les flâneries, la radio, l'arrivée de la télé, un livre volé, une escapade au ciné ou une marche dans le Forez dans l'ombre de Rousseau – des morceaux d'anthracite, l'assassinat de Lumumba, le vacarme des forges, Charlie Gaul planant sur les hauteurs alpestres, le brouhaha du fond d'un bar, Stan Ockers retrouvé mort à la une de L'équipe, des trottoirs couverts de poudreuse, Marylin en « pin-up alcoolique », Dylan sur les traces de Woody Guthrie, Cochran se tuant sur la route, Gagarine parti au ciel, Mitchell chantant Be bop a lula, le cadavre d'Ernesto Guevara exposé, les yeux ouverts, sur une table en Bolivie...

Mille autres détails viennent et s'emboîtent dans des phrases aux méandres mouvants. Tous disent des êtres, des itinéraires, des fragments de vie d'abord isolés puis amenés à se frotter à la réalité ambiante. Tous sont sentis, entrevus, saisis, écrits, mixés, travaillés, recadrés livre après livre. On touche ici à l'un des aspects essentiels du travail de l'écrivain. Cette quête autobiographique, qui s'inscrit dans une vie vouée à l'écriture et à la réflexion, restitue une histoire directement reliée à celle des autres, tous ceux qui, de près ou de loin, apportent leur pierre à l'édifice. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si, de temps à autre, Cochise côtoie Rimbaud. Ou si, d'aventure, la proue du Kon Tiki se met à briller un soir dans la brume au-dessus du Mont Pilat. Rien n'est laissé au hasard. L’œuvre ne cesse d'explorer et de s'adjoindre de nouvelles ramifications. Elle est là, devant nous, grande ouverte. Branchée sur la mémoire – qui ramène en surface, parfois avec des décennies de retard, des séquences enfouies – et le présent, alimenté non seulement par un insatiable appétit de savoir et d'aimer s'entourer mais aussi par cette énergie, cette tension, cette force ramassée qui l'aide (par delà les pépins de santé, les drames, la mort des proches) à garder intacte sa capacité de révolte.

Lionel Bourg : récentes publications : Le Chemin des écluses (Folle Avoine, 2008), Comme sont nus les rêves (Apogée, 2009), L'Horizon partagé (Quidam, 2010), L'Irréductible (La Passe du vent, 2011), La Croisée des errances (La Fosse aux ours, 2012), A hauteur d'homme (La Passe du vent, 2012).

Logo : couverture de Contre-nuit (éditions Jacques Brémond, 1980).

mercredi 9 janvier 2013

Carnet de têtes d'épingles

Il a beau avoir perdu ses illusions en cours de route, cela ne lui interdit pas de garder l’esprit libre et le regard vif pour glaner çà et là quelques pépites où bien-être, consolation, sagesse et calme précaire disent combien ils sont encore utiles à qui souhaite se laisser guider par eux. Rien ne l’empêche, bien évidemment, de faire bonne figure dans le méli-mélo quotidien. Il peut parler longuement de Bornéo avec la bouchère du coin de la rue. De toute façon, tous deux savent qu’ils n’y mettront jamais les pieds. Il peut également rêver que Miss Monde, une de ces nuits, sonnera à sa porte, ou imaginer voir la mer onduler dans une plaine perdue, ou même se mettre dans la peau d’un chien pour toucher « les lèvres de la terre » de près... Tout est possible à condition que l’on veuille bien prendre en main une petite pierre plate et la lancer à l’intérieur de sa tête en cherchant l’eau et en essayant de réaliser le plus de ricochets possibles. Cela, il le sait. Il l’écrit. En ayant conscience que l’improbable, et il s’en félicite, ne frôle que très rarement la réalité.

Il fréquente le grand-huit de la vie depuis assez longtemps pour savoir que celui-ci va, tourne et finira par l’envoyer voir, derrière un haut mur, une palissade ou un écran de fumée, si son âme ou ce qui en tient lieu – et qui n’est sans doute, pense-t-il, qu’un mirage de plus – s’y trouve ou pas.

Ainsi va, vit et écrit Jean-Claude Martin. Lucide et conciliant avec l’inévitable, l’auteur d’ Un ciel trop grand (Le Dé bleu, 1994), de Tourner la page (L’escampette, 2009) ou de Château fable (L’escampette, 2011), ponctue régulièrement le morne des jours en ciselant, à coups de poèmes en prose, passés à l’implacable rabot, des scènes furtives, apparemment anodines, parfois invisibles, souvent lestées de solitude et de rencontres ratées.

« La rue. Croisements. Touristes, gens affairés, mendiants. Personne cherchant une autre rue, dans une autre langue. Perdues. Que nous respirions le même air au même instant est notre seule solidarité. Chaque tête est une terre. Qui tourne plus ou moins rond. Les collisions sont rarement des baisers... »

Il préfère le flegme à la colère, le cahin-caha au branle-bas de combat et le rire jaune au sourire forcé. La tristesse, la langueur, l’ennui, l’à quoi bon, la fragilité de l’instant et du corps restent perpétuellement en embuscade. L’écriture lui permet de les contourner ou de les fissurer pour, malgré tout, garder assez de ténacité pour poursuivre son chemin.

 Jean-Claude Martin : Carnet de têtes d’épingles, dessins de Claudine Goux, Éditions Les Carnets du Dessert de lune.