vendredi 24 octobre 2014

Sahara Iroise

 
« Lumières attardées / dans quelques maisons // dernières braises / dans l'âtre des rires // qui déroutent la solitude »
                                                                                 Alain Le Beuze, Ouessant

C'est l'heure où les phares du Stiff, de la Jument, de Nividic, de Kereon et du Créac'h s'assemblent et broient tout le noir alentour pour traverser puis cisailler d'une simple lame rouge, jaune ou blanche des murs de brumes ou de pluies serrées. Ils jettent les feux de leur lanterne au-delà de la ligne d'horizon, loin, de part et d'autre de ce rail invisible conçu pour guider les cargos, pétroliers et porte-conteneurs qui viennent ou s'en retournent, certains du Panama ou de mer de Chine, d'autres de New York ou de Singapour. Tous ont coché sur leur feuille de route une escale rapide (chargement / déchargement) dans les parages, près des docks illuminés de Rotterdam, de Hambourg ou de Valence …
C'est aussi l'heure où d'autres lumières clignotent au ras de l'eau, ricochant sur les premières vagues avant de se perdre dans des rouleaux d'écume. Certains disent que ces petits braseros à la mèche si vite éteinte sortent des amas de bois et de ferraille rongés qui jalonnent le pourtour de l'île. Il y a dans leurs mots, entrecoupés de longs silences, durant lesquels ils boivent un dernier verre ou rallument un mégot qui dure, des noms de disparus, proches ou lointains qui, selon eux, reviennent du fond des mers vriller à leur façon la mémoire poreuse de ceux qui ont failli en ne prenant pas la peine de détacher un canot pour descendre, en leur honneur, un casier lesté, comprenant une bourriche d'huîtres accompagnée d'un litre de muscadet de Sèvres et Maine, à l'endroit même où, dans les remous et les courants contraires, leur bateau a chaviré puis coulé, par gros temps, il y a dix, vingt ou cent ans. 
 
"Sahara Iroise est un livre où les voix se mêlent mais surtout se répondent. Quand j'ai soumis le projet à Jacques Josse (poète et prosateur), Alain Le Beuze (poète) et Maya Mémin (artiste), l'idée s'imposa que les trois voix devaient créer leur ligne en co-résonance, en tout cas jaillir ensemble. Chacun joue et écrit sa partie, et le but est cette friction d'imaginaires, sorte de cadavre exquis à trois têtes, de marée à trois mouvements." Alain Le Saux
 
Sahara Iroise, Alain Le Beuze, Jacques Josse, Maya Mémin, éditions S'emmêler, 17 € l'exemplaire (chèque à libeller au nom de l'association Verticale, 137 rue Robespierre, 29200 Brest. Contact : diascorn.kathy9@gmail.com ou ale-saux@orange.fr


dimanche 19 octobre 2014

Marie,

« Votre voix a été entendue par une voix en moi, qui aujourd’hui vous parle. »

C’est à Marie Depussé que s’adresse ainsi Angela Lugrin. Elle se donne une nuit d’été (ou plus) pour lui écrire cette longue lettre qui va lui permettre de remonter le temps en revenant d’abord sur leur première rencontre.

« Au mois de mai, j’entre dans le dernier cours de l’année de Marie Depussé auquel je suis inscrite depuis septembre, pour comprendre en quoi consiste l’examen. »

Ce qui la fascine alors, elle qui considérait « l’université comme la chambre mortuaire de la pensée », ce sont, pêle-mêle, le visage avenant, la grande liberté qui se dégage du corps de celle qui donne le cours et surtout sa voix et ce qu’elle transmet, avec sensualité et simplicité, en incitant à la réflexion.

« Ce jour-là, je vous rencontre et je vous aime. »

L’attrait est discret et réciproque. Quand Angela Lugrin travaille sur Bonnefoy et sur le Quattrocento, puis sur les figures maternelles chez Duras, c’est Marie Depussé qui devient sa directrice de mémoire. Plus tard, celle-ci lui proposera un poste de chargé de cours à Paris VII, en complément de celui qu’elle exerce en tant que professeur en collège.

Elle avance dans sa lettre et dans le temps en parvenant à dessiner le portrait de celle qui, outre l’enseignement de la littérature à l’université et en milieu carcéral, est également psychanalyste à la clinique de La Borde et auteur de six livres chez P.O.L. Un parcours à l’écoute des autres. Un itinéraire où la parole juste, précise, apaisée, s’avère nécessaire. C’est cela qu’elle saisit, dans un texte qui se promène, par petites touches, dans la vie et l’œuvre d’une femme en qui elle reconnaît avoir cherché la mère qu’elle aurait aimé avoir.

« Chez ma mère, la parole est inévitablement du côté du meurtre, et la vôtre du côté de l’assassin. Ce qui n’est pas la même chose. Votre parole est combative, elle se manifeste auprès des êtres abîmés mais vous ne prêchez pas l’assassinat. »

La réflexion est en permanence au centre de cette lettre qui se transforme en premier livre. Elle invite au dialogue, y compris avec soi-même. Angela Lugrin dit, au fil des pages, qui elle est, sans jamais s’appesantir. Il y a ses joies, ses échecs, son travail, la musique punk, ses filles mais surtout cette quête d’un bien-être qui passe par la relation aux autres et dans laquelle la présence rassurante de Marie Depussé est essentielle.

« Il y a quelque chose d’ininterrompu en vous. Il me semble que vous n’avez jamais renoncé à votre beauté et que celle-ci s’accorde parfaitement à votre décision. Des larmes ont peut-être été versées. Vous avez épousé la solitude et le déchirement des fous. »

 Angela Lugrin, Marie, post-scriptum de Marie Depussé, éditions Isabelle Sauvage.


dimanche 12 octobre 2014

Le ciel & autres contes

Il faudrait dénouer ces liens serrés qui nous font trop souvent tourner autour d’une réalité appauvrie. Tenter de retrouver nombre d’automatismes d’enfance largués en cours de route. Oser les dévoiler et les revivifier. Pour ce faire, pour réparer ces instincts qui tardent à répondre, pour les inciter à jouer de nouveau avec le corps et la pensée, il y a la poésie d’Anne-Marie Beeckman. La simplicité ardente qui l’habite ouvre des espaces de liberté. Chaînes, frontières et parti-pris volent en éclats en une fraction de seconde. Elle nous embarque d’Afrique en Laponie avec légèreté. Elle arpente les couloirs du vent. Sait que le ciel peut se refléter au fond d’un puits mais que cela ne suffit pas pour que les étoiles s’y noient. Elle se place du côté de la vie. Reste aux aguets, attentive aux moindres frémissements. Ceux-ci peuvent venir de l’herbe, d’un arbre, d’un insecte, du ciel, d’un oiseau, d’un cheval. Il faut capter et noter ce qu’ils suscitent en touchant l’émotion, la sensualité, le désir.

« Elle et toi. Je pourrais étoiler de sang vos deux chairs. La ronce se fourre dans mon ventre. Je veux dire fourrure, gant de velours qui me ferre le cœur. »

On détecte griffures et traces de sang. Règles animales. Mais aussi pollen et douceur. Mise en adéquation du regard et du geste. Glissements dans un corps léger. Mouvements agréables entre des eaux claires, au début de l’aube ou sur le versant le plus lumineux du soir, quand elle s’approche (de page en page) de ce lieu transparent, de cette faille qui donne sur un monde qui est là (avec ses loups, ses rivières, ses tanières) et que nous ne voyons pourtant pas.

« Un tigre passe dans le rire de l’herbe
qui secoue ses plumes vertes,
ses cargaisons d’oiseaux.
La paupière retombe et c’est minuit dans l’os. »

Il y a chez Anne-Marie Beeckman une grande capacité à s’émouvoir et à s’émerveiller en assumant pleinement ces morceaux d’irréalité qui font briller sa rétine. Son écriture est inventive. Et son imaginaire sous tension. Elle le nourrit parfois aux contacts de certains artistes. Ainsi sa rencontre avec Louis Pons. Qui débouche sur un triptyque poétique en ouverture duquel elle dit (usant de cette langue sereine et stimulante qui est sienne) combien les différentes compositions du plasticien deviennent pour elle « source perpétuelle de réenchantement ».

« Je vous suis redevable de beaucoup d’émotions et de contradictions, ce qui est très agréable. Je savoure dans tout ce que vous faites la mise en images des glissements continuels des catégories. Mise en images des mirages vrais, de l’absence des frontières, de l’unicité du monde, bref, du territoire de la poésie. »

Elle lui offre lettre, poèmes et fragments dans un second livre, superbe, rehaussé d’une dizaine de reproductions, qui paraît en même temps que Le ciel & autres contes.

 Anne-Marie Beeckman : Le Ciel & autres contes, Pierre Mainard éditeur, 11 Boulevard de Gaujac, 47600 Nérac et Louis Pons / Rat club / Section autonome, éditions des deux corps, 35 rue François-Charles Oberthür, 35000 Rennes.


samedi 4 octobre 2014

Je suis debout / Le lapin mystique

Lucien Suel a souvent répondu favorablement aux revues qui, souhaitant le publier, le sollicitaient sur des sujets bien précis. Cela lui a permis de concevoir des textes qu’il n’aurait peut-être pas écrits autrement tout en l’aidant à explorer des thématiques et des formes à travers lesquelles il pouvait exprimer  son besoin d’écrire. Ce sont ces poèmes, parfois publiés de façon confidentielle, qu’il a réunis, y ajoutant des inédits, pour former un ensemble qui court sur une vingtaine d’années. On y retrouve ses thèmes de prédilection. Il y a là le Nord et ses paysages miniers, l’attention portée à ses morts, l’attrait exercé sur son écriture par les auteurs de la Beat Generation, la présence constante du rock, du blues, du jazz, la nécessité de se réserver des moments de répit, de retrait, au milieu des fruits et légumes de son jardin tout en préparant la prochaine escapade. Chaque chose est vécue avec simplicité et intensité.

« Je suis debout devant le vieux terril dans l’air humide d’une matinée d’automne. Je m’ouvre à son histoire. Je tourne les pages du paysage dans ma tête. Je pivote, m’enfonce dans le temps, je remonte, imagine la suite. J’ai le cœur qui bat et les yeux qui se mouillent. »

Souffle ici un grand vent de liberté. La poésie de Lucien Suel est indéfectiblement liée au monde. Elle est sans frontières. Elle passe en un éclair de Mexico-City à Loos-en-Gohelle (Pas de Calais). Elle saisit avec bonheur l’entrée en scène de Patti Smith à Dranouter (Belgique) avec en main un exemplaire du Howl de Ginsberg provenant de chez " City Lights" à San Francisco. Elle fait se télescoper des lieux et des auditeurs venus la rencontrer sur le marché du Blosne à Rennes ou près des murs de briques des anciennes filatures de Lille Fives. Elle suit le périple sinueux d’une tourterelle turque en train de fendre la couche d’ozone en se demandant si la mer de Marmara (où elle a ses attaches) existe encore. Elle court sur des chemins balayés par une brise chaude en saluant d’une main leste quelques adeptes de la grand route entraperçus dans des brumes lointaines.

« Je m’autorise la liberté. Je suis boderline sans frontière. De nouveau, je danse : je suis debout, je respire, j’essaie un costume. »

Pas de frontière non plus entre les anciens et les modernes. Tous pétrissent la même pâte. À chacun d’y graver ensuite sa différence. Suel y inscrit la sienne en jouant sur les leviers de la mémoire, du voyage, de l’imaginaire et du présent. Il multiplie, pour ce faire, les formes, sautant du sonnet aux vers justifiés en se réservant également des haltes du côté des calligrammes, des haïkus et de la prose poétique.

« Je capte les pensées fugitives, la prose bop spontanée, le cut-up des langues, sans hiérarchie ni sélection. »

De temps à autre, il bifurque, s’amuse. Se poste dans une cabine de photomaton. S’attarde sur les yeux globuleux de Paul Préboist. Aperçoit « l’ombre déhanchée » de Mauricette Beaussart passant à vélo sur une route départementale. Circule Chaussée Brunehaut avec un casier de Hommel Bier et un autre de Westmalle Tripel dans le coffre de sa voiture. Il a hâte de rentrer. L’envie de bière le force à appuyer sur le champignon. C’est en réalité la vie (son foisonnement, ses éparpillements plus ou moins conscients), la vie telle qu’il l’apprécie au quotidien, qu’il retranscrit de façon fragmentaire, en choisissant de s’émerveiller, par flashes, par à-coups, pour mieux résister.

Parallèlement, paraît aux éditions La Contre Allée un court roman qui fut préalablement publié (en 1998) en feuilleton dans la revue lilloise "Le Dépli amoureux" qu’animait alors Guy Ferdinande. Clin d’œil au Latin mystique de Remy de Gourmont, on y suit les péripéties d’un narrateur qui fuit le quotidien aux côtés de deux personnages féminins (une jeune femme et une nonne) avec en tête l’idée de goûter aux délices d’une décadence fin de siècle. Il se réfugie d’abord dans une chapelle en ruine avant de se perdre sous les lumières tamisées d’une discothèque (Mystic Rabbit) pour finir, presque aussi dépiauté que l’animal aux longues oreilles, allongé sur un chariot d’hôpital.

Le lapin facétieux (et majestueux, tout de fourrure soyeuse vêtu) qui entre subrepticement dans le livre va grignoter de plus en plus de place. Il ne débarque pas seul. Il est accompagné par un corbeau plus noir que la suie et par un kangourou qui subtilise tout ce qui se trouve à sa portée pour le glisser dans sa poche. Tous trois forment une intrigante trinité. Ils fomentent leurs coups en douce. Battent la campagne et maintiennent un tempo d’enfer tout au long d’un histoire qui risque, on en a bien peur, de s’achever derrière la grille d’un ancien garde-manger.

Le narrateur cavale dans un état second d’une fin de siècle à l’autre. Pas étonnant, dans ce contexte, entre monde crépusculaire et paradis artificiels, de voir Marianne Faithfull (en panne de voiture) venir lui rendre visite. Elle exécute quelques aller-retour très remarqués et finit par s’éclipser (sur la pointe de ses talons aiguilles) pour le laisser seul avec le mangeur de carottes.

« Mon éblouissement fut bref. Je vis, sur le sol, faisant face à Laure, un énorme lapin, assis sur son arrière-train, qui la dévorait de ses grands yeux roses et mouillés, tout en remuant le nez. »

La suite, vie et mort du Géant des Flandres en état de transe est à découvrir entre les pages de ce texte circulaire...

Lucien Suel : Je suis debout (La Table ronde) et Le Lapin mystique (La Contre Allée).


samedi 27 septembre 2014

Chasseur de primes

Il a toujours son sac à dos, sa musette, ses carnets vierges et son bâton de marche à portée de la main. Prêt à prendre la route, le train, l’avion pour aller rencontrer d’autres contemporains, d’autres paysages, d’autres personnalités. C’est un chasseur de primes d’un nouveau genre. Un type armé d’un stylo qui, s’étant porté candidat pour séjourner en qualité de résident dans tel ou tel lieu, en ville ou à la campagne, et ayant été retenu, s’en va gagner sa croûte en tentant de faire entrer (et parfois vibrer) la poésie çà et là. Ce peut-être à Montréal, à Sékou, à Vénissieux, à Rennes, dans le Jura, au Mont Noir (dans la villa Yourcenar) ou ailleurs. Partout, il a un contrat à remplir. Des classes à éveiller. Des ateliers d’écriture à animer. Des textes à lire. Et des nouveaux à écrire. Des bibliothécaires à côtoyer. Des liens à tisser. Des sentiments à moduler ou à refréner.

« Le chasseur de primes ne doit pas s’attacher à son employeur, ni au pays qui l’héberge, sous peine de troubles affectifs et de manques trop prégnants. Il risque de baisser sa garde et de ne plus prospecter l’univers en quête d’autres horizons. Alors, il jongle avec l’absence, ironise tendrement sur la précarité des sentiments. »

Il a auparavant exercé d’autres métiers. Ils furent pour la plupart manuels. Il connaît bien les usines et les zones industrielles. Ce n’est qu’en l’an 2000, après avoir été salarié pendant près de vingt-cinq ans, qu’il a décidé de se consacrer uniquement à cette activité qui ne cessait de le presser, au point de devenir de moins en moins partageuse.

« Écrivain au caractère ouvrier et sans statut particulier, je cherche toujours un salaire chaque mois, mais c’est plus difficile. »

C’est son parcours de résident itinérant qu’il donne ici à découvrir. Il s’attache aux bienfaits et aux aléas de sa mission. Sa sensibilité, sa générosité et son humilité traversent le livre. Ce choix de vie, qu’il sait ne pas pouvoir tenir sur du long terme, il l’assume et s’en explique. Il ne se plaint pas. N’ai pas du genre à pleurnicher. Préfère pousser un coup de gueule s’il le faut. Et faire valoir ses droits. C’est une façon d’être très saine qu’il nous fait partager. Il dit ses espoirs, ses angoisses, son envie de se nourrir au contact des autres et sa disponibilité parfois vacillante, sa difficulté à être là alors qu’il se sent ailleurs, ses envies de silence alors qu’il doit parler...

« Je cherche dans l’écriture le passage qui pourrait me libérer. J’ai déjà passé beaucoup de temps à cette entreprise. Rien en vue. Je ferais donc comme tout le monde, un tas de papiers pour l’esprit du vent ! »

Joël Bastard avance tel un compagnon du tour de France qui part ponctuellement, muni d’outils simples mais efficaces, fabriquer des passerelles immatérielles pour quelques uns, quelques unes, qui ne se seraient sans doute pas réunis, à telle heure, à tel endroit, si, invité par d’autres chasseurs de primes (ou plutôt de subventions), il n’avait pas fait le déplacement pour favoriser la rencontre.

 Joël Bastard : Chasseur de primes, éditions La Passe du vent.


jeudi 18 septembre 2014

La ligne des glaces

Samuel, le narrateur du troisième roman d’Emmanuel Ruben est un jeune diplomate qui a déjà beaucoup bourlingué. À la fin de l’été, il quitte le soleil et la chaleur d’Istanbul pour rejoindre le poste qu’il vient d’accepter, tout au nord de l’Europe, dans un pays qui lui est totalement inconnu et où il va devoir vivre durant plusieurs mois. À peine arrivé dans la capitale, située quelque part au bord de la Baltique, dans une contrée jamais nommée, qui pourrait bien être la Lettonie, l’Ambassade de France le charge de délimiter les frontières maritimes du pays. Il sait que celui-ci touche la Russie, s’étale sur la mer et apprend qu’il a, par ailleurs, la particularité de se trouver là où se termine (et où commence) la moitié du continent européen.

« Pour la première fois, je prends pleinement conscience de ceci : à savoir qu’il y a, vingt ans après la chute du Mur, encore deux Europe, équivalentes par leur superficie. La première Europe, c’est l’Union. La majeure partie de l’autre Europe se situe toujours en Russie. »

Il ne lui faudra que quelques jours de travail, quelques recherches sur de vieux atlas puis une série de déplacements sur place, pour comprendre que la mission qui lui a été confiée est irréalisable. Il s’y attelle donc mollement et finit par s’y désintéresser pour consacrer son temps à une exploration plus personnelle. Curieux et attentif, il a à cœur de découvrir le monde inconnu qui l’entoure. Accompagné d’un ami linguiste d’origine suisse, il passe des soirées animées au bar, y rencontre une jeune femme, débute une relation amoureuse, multiplie les virées alentour, se cogne au froid glacial, à l’interminable hiver local, à la non moins longue nuit qui enveloppe les terres et mers glacées de ce territoire aux frontières floues et indéfinies où la loi exige l’arrêt de toute activité dès que le thermomètre passe sous la barre fatidique des moins vingt-cinq degrés.

« Imaginez tout un pays qui ne travaille plus, ne se lève plus, ne prend plus sa bagnole, le taxi, le bus, le trolley, le tramway, n’entend plus de klaxons, ne connaît plus de bouchons ! Imaginez le rêve de tous les peuples, de toutes les nations, de toutes les sociétés, de toutes les civilisations : trêve générale ! »
L’étonnant, et inquiétant paradoxe, en ce bout de terre apparemment préservé, est de se rendre très vite compte qu’ici aussi, bien accrochés dans les mémoires, et réactivés en un éclair, sévissent nationalisme, querelles linguistiques, racisme, menaces et intrigues géopolitiques. Autant de réalités notées au jour le jour dans les carnets que Samuel ne cesse d’alimenter. Il y écrit en détails tout ce qui nourrit sa présence au cœur de la Baltique orientale. Le cercle fermé des diplomates (qui surestiment leur mission et ont tendance à prendre les locaux pour des demeurés) est griffé à coups de traits vifs et percutants, exemples et propos à l’appui. L’idée des frontières – et en particulier de celles qui s’érigent dans les têtes – est lentement démontée.

« Tu cherches une frontière extérieure, alors tu crois la trouver au bout de tes forces. Mais il n’y a pas de frontière extérieure. Crois-moi, la vraie frontière est à l’intérieur. Elle est infiniment plus proche que tu l’imagines. »

Elle s’ouvre, en l’occurrence, et Emmanuel Ruben, qui n’a d’autre passeport que son écriture pour la franchir, excelle à le démontrer, sur un imaginaire en verve, un monde en expansion où paysages et personnages se façonnent les uns les autres pour vivre avec intensité. La fin du livre est en ce sens superbe. Après le gel et le dégel survient l’été qui voit les corps sortir enfin de leur léthargie pour s’unir en quête de sensations extrêmes. L’auteur de Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu a patiemment préparé cette apothéose. En auscultant les lieux deux saisons durant. En brossant les portraits des différents protagonistes de son roman. En décrivant au mieux les décors glacés, enneigés ou simplement recouverts d’une pellicule de givre qui vont bientôt éclater en s’offrant à la lumière. En rappelant ici une anecdote, là un fragment extrait de l’histoire récente du pays, ailleurs un drame survenu durant l’occupation allemande ou une légende sortie des confins. En plaçant enfin, et constamment, son narrateur en position de témoin surpris, effaré, rassuré ou troublé par ce qu’il découvre au fil de son séjour. Le roman qu’il construit, courant sur plus de trois cents pages, se densifie de plus en plus et emporte le lecteur dans une aventure qui déborde de vitalité.

 Emmanuel Ruben : La ligne des glaces, éditions Rivages.


mardi 9 septembre 2014

L'échappée

On le surnommait l’Ange de la montagne. Roland Barthes, dans ses Mythologies, le voyait en "Rimbaud du Tour" . Il était frêle, taciturne, solitaire. Il appréciait tout particulièrement la pluie et parvenait, dès qu’une route en lacets atteignait des pourcentages respectables, à créer de grands écarts dans les étapes de montagne. Charly Gaul gagna ainsi le tour de France en 1958 et s’imposa dans le tour d’Italie en 1956 et en 1959.

« Quand il domine un Tour de France d’anthologie, en 1958, le champion luxembourgeois est déjà mon héros.
Je ne jure, ne respire que par lui, qui rougit, bredouille au micro lorsque l’un des reporters des actualités cinématographiques l’abreuve de compliments. »

Lionel Bourg n’a pas dix ans quand il reconnaît en ce coureur cycliste un être capable de donner, à distance, un peu plus de fierté, de couleurs et d’optimisme à son quotidien d’enfant vivant dans une famille en souffrance. Comme dans presque tous ses textes, la part autobiographique est ici la matière même du récit. La présence de Charly Gaul, et ses exploits, sa fougue, son panache, viennent opportunément rétablir l’équilibre dans un univers plombé par la tristesse, le mal être et les visites hebdomadaires au cimetière sur la tombe du frère aîné (mort noyé) en compagnie de la mère qui pleure, fond, psalmodie, se révolte.

« Maman, qui, jusqu’à l’effondrement dont elle allait mourir, ne sut qu’avec outrance et comme gonflée de colère porter un deuil infiniment destructeur. »

C’est dans ces moments de douleur, vécus au cœur d’une ville ouvrière où la plupart des hommes bossent à la mine ou aux aciéries, que la présence virevoltante du cycliste en démonstration dans les cols mythiques des Abruzzes, des Alpes, des Dolomites et des Pyrénées devient réconfortante. Le fabuleux grimpeur rétablit, sans le savoir, un point d’équilibre qui permet à celui qui en a fait son idole de supporter l’insupportable.

« Un soir, à l’étape, il me semble que tu parlas du ciel et des hérons, des grues occupées à cisailler les bancs de brume. J’écoutais. Engrangeais tes paroles ou celle que j’entendais en secret dans ma tête. L’enfance n’a de recours qu’en elle-même. »

Gaul était un rêveur. Il aimait vivre à l’écart, loin des convenances sociales et autres obligations d’usage. Sitôt sa carrière terminée, il se retira dans les bois et s’arrangea pour qu’on ne vienne pas le déranger. Il s’effaça, coupa les ponts, se réserva une vie intérieure et la préserva jusqu’à sa mort en 2005. C’est à cet homme taciturne et secret, grâce auquel il a pu s’échapper et vibrer, que Lionel Bourg rend hommage en le suivant tout particulièrement de la fin des années cinquante au début des années soixante.

Lionel Bourg : L’échappée, éditions L’escampette.
Logo : Charly Gaul en 1957.

* Lionel Bourg publie parallèlement Ce serait du moins quelque chose, récit où l'on retrouve ces balises autobiographiques qu'il pose, comme autant  de passerelles sensibles, entre l'enfant qu'il fut et l'écrivain qu'il est devenu. Elles  jalonnent une œuvre de plus en plus dense. Le livre, superbe, est l'un de ceux que concoctent les belles éditions Le Réalgar, avec des dessins de Christine Guinamand.

mardi 2 septembre 2014

Tant de larmes ont coulé depuis

Chez Alfons Cervera, la mémoire se conjugue au présent. Celui qui s’y réfère doit la réactiver en permanence en la frottant à la réalité en cours. Elle se rattache à des lieux précis, en l’occurrence, ici, à Los Yesares, en Espagne, où le narrateur, installé à Orange depuis longtemps, se rend pour assister aux obsèques de Teresa. Il est lui-même originaire de cette localité et y revient en tant qu’ami de la famille. La vieille femme qui est décédée était, par ailleurs, la figure centrale de Ces Vies-là, le précédent livre du romancier.

« Je suis de ceux qui sont restés en France, bien que de temps en temps, comme c’est le cas aujourd’hui même, je revienne à Los Yesares, et c’est comme si je n’avais jamais quitté cet endroit, comme si une étrange sensation de permanence s’inscrivait dans tous les retours. »

En arrière-plan se dessine l’histoire d’une ville marqué par l’exil des nombreux habitants qui ont dû fuir d’abord la guerre civile et l’instauration du Franquisme et ensuite la crise économique des années soixante. Tous ceux qui se réunissent pour la cérémonie ont vécu ce déracinement. Certains ont réussi à rentrer au pays. D’autres n’y reviennent que ponctuellement. Tous ont néanmoins en commun une mémoire collective qui se revivifie dès qu’ils se retrouvent ensemble. Celle-ci bouge en eux. Elle travaille. Elle s’ouvre à la fiction. Elle se nourrit d’événements précis, d’itinéraires cabossés, de disparitions tragiques, d’absences inexpliquées, de personnages attachants, d’anecdotes revenant à la surface ou de scènes de la vie quotidienne survenues tant à Orange qu’à Los Yesares.

« Le souvenir n’est pas ce qui s’est passé vraiment mais ce que nous inventons pour ne pas rester vides au-dedans de nous-mêmes. »

Alfons Cervera, en de brefs chapitres, très ciselés, très vifs, fait en sorte que d’autres voix viennent se mêler à celle du narrateur. Cela lui permet de multiplier les points de vue et de mieux cerner différentes personnalités. On saisit d’emblée de belles complicités. La figure de l’écrivain y est convoquée. Il sort subrepticement de l’ombre. Puis y retourne. Un autre prend sa place. Chacun apporte sa voix (et son regard) à un roman polyphonique dans lequel le temps ne s’arrête pas. Il pose simplement des jalons. Qu’il est bon de revisiter de temps à autre. Si la défunte est à peine évoquée, c’est parce que son parcours est déjà en train de s’inscrire dans leur propre mémoire.

« A pas lents, nous portons sur les épaules le cercueil avec le corps de Teresa. Un enterrement a quelque chose d’une inquiète temporisation, d’un deuil élémentaire, d’un équilibre calculé dans cette effervescence d’oiseaux muets qu’est la mort. »

Procédant de façon presque cinématographique, à coups de plans-séquences bien ciblés, restituant un à un plusieurs fragments de l’existence des hommes et des femmes réunis pour les funérailles, Alfons Cervera offre une chronique sensible et vivante d’une petite communauté consciente que la route qui s’ouvre devant tous, avec ses virages, ses guet-apens, ses coups du sort, ne peut s’envisager sans qu’ils soient, infiniment, humainement, et toujours, reliés  les uns aux autres.

 Alfons Cervera : Tant de larmes ont coulé depuis, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, éditions La Contre Allée.

lundi 25 août 2014

Sur les pas de Georges Le Bayon

Tout se passe en rupture de rêve. Nous sommes à Lorient. Georges Le Bayon s'écarte un peu de ceux qui l'entourent pour aller se poster devant l'une de ses toiles. Il a les yeux fixés sur une balafre bleue qui simule un sentier sous la mer. Cela tient de la faille, de la fente. Une anfractuosité qui attire le regard et qui permet de pénétrer à l'intérieur des vagues, au cœur des éléments, dans un flux incessant qui gicle sur les parois rocheuses en suggérant des formes féminines à même la pierre. Personne n'ose, à cet instant, le déranger. Ce retrait momentané (capté en une seconde) me sert aujourd'hui d'appui pour évoquer le peintre que j'avais rencontré grâce à Alain Jégou quelques années auparavant et que je n'ai, depuis, jamais perdu de vue, l'amitié s'arrangeant par ailleurs pour venir tisser à son rythme des liens indéfectibles entre nous.

Il présentait ce soir-là quelques fragments d'un itinéraire presque sauvage, tout entier voué aux murmures du vent et aux roulements des paquets d'écume. L'intimité de la petite salle des Beaux-Arts se laminait sous la pupille lactée des projecteurs. Le rouge montait aux joues des murs. Il y avait là, saisis dans une tension précise, des brins d'eau, des embruns, des rocs roses ou roux, des rouleaux retournés, du sable en fusion, des bris de soleil couchant à fleur de ressac et dix ou vingt nuances de bleu en train de dialoguer entre elles en se glissant entre les verres des convives et les bruissements de voix.

La mer était (et est toujours) omniprésente. Elle est essentielle dans son parcours, dès l'origine. Elle affleure d'abord dans des pastels chiffonnés par le flux des lames en transe. Ose le contact avec les crocs des roches noires. Le Bayon tangue, s'en approche, tourne autour et, brusquement, lâche la bride, libérant du même coup une force, une énergie très communicative. Il sait répondre du tac au tac à l'urgence. Son geste est bref, sûr, incisif. Il lacère, étire, griffe, retient. Il y a entre lui et l'océan une lutte physique. Les morceaux d'un Atlantique clairsemé, piqué au vif dans une crique à Belle-Ile voisinent avec des flaques éparses, travaillées au point de croix à marée basse. L'ondulation de la houle l'attire irrémédiablement vers le large. Il s'y rend en solitude. Aime se débattre dans un décor d'irréalité sublime et dangereuse. Ses surfaces recèlent une profondeur inattendue. Et le vide, l'absence, l'envie de disparaître ne proviennent pas seulement d'une illusion d'optique. L'attirance vers le bas provoque des réflexes de survie.

Je me souviens d'une autre rencontre qui eut lieu dans son appartement d'alors, rue de Merville, à Lorient, en février 1989. Il nous faisait découvrir ses récentes réalisations. Assis près de Georges, Alain fumait et se taisait, surpris lui aussi par les zones rouges, noires et cuivrées qui servaient de buttoir à la danse incessante de l'eau. D'étranges ballets se touchaient, avec en miroir la lune ou le soleil. Les crevasses happaient les ultimes rendez-vous de la douceur et de la sérénité. On n'éprouvait pas le besoin de parler. On devinait le lien qui reliait la mer et le corps féminin. Celui-ci glissait, à peine dissimulé, sous un manteau de débris caillouteux au bas des falaises. La pierre ne se faisait évidemment pas chair mais la main du peintre, en se posant sur elle, disait l'ardeur qui pouvait se cacher derrière l'apparente rugosité.

L'approche sensuelle de la matière reste chez lui très vive. La hanche d'un récif ou les cuisses d'un îlot léché par l'écume s'offre ponctuellement à nos regards. L'univers palpable qui apparaît permet de repérer çà et là les éléments qui fondent l'unité de son parcours. On reconnaît les reflets verts des algues sous les vagues, la boule orange d'un feu enveloppé de brume, les nuages cotonneux d'un ciel qui se renverse, touchant, sans le vouloir, des hauts-fonds escarpés. Sans oublier les bleus. Le bleu blanchi par le sel, le bleu presque noir passé à la bouse des prairies de varech, le bleu qui rouille à cause de la ferraille provenant des épaves, le bleu transparent de la nuit, le bleu lavé au fond des puits creusés à hauteur de Port-Coton, le bleu torride des voyages sur le dos d'un béluga, d'un narval, le bleu tuméfié des lèvres en mal de mots... Dix, vingt, cent bleus entrelacés qui ont aujourd'hui tendance à s'estomper un peu. Ils laissent place à des teintes plus contrastées que tourmente la vivacité des liquides en fusion. La lande pelée, rabotée, expose ses pans d'herbe rase sur les hauteurs. La falaise, abrupte, affronte les incessants coups de boutoir de celle, qui, insatiable, se creuse en dedans pour mieux mordre ces pics déchiquetés qui ne lui résistent pas. Le décor date de quelques millénaires mais chaque instant et chaque scène de cet immense théâtre perpétuel deviennent uniques, saisis par un même regard : celui d'un peintre qui sait sortir de sa propre intériorité pour se propulser au cœur du grand tumulte élémentaire.

Le Bayon nous donne, avec ses marelles en mouvement, ses fragments tourmentés sous le ciel, les esquisses fureteuses d'une œuvre de plus en plus imposante dans laquelle rien n'est jamais figé. Il faut le voir en plein travail, y mettant son corps, ses nerfs, son souffle, dans l'atelier qu'il s'est aménagé à Belle-Ile, pour comprendre combien ce lieu isolé, qui reçoit la force des courants marins et des vents contraires, lui importe. Il lui offre, outre une mer âpre, ruisselante et lumineuse qu'il ne cesse de sonder, strate après strate, ces fractures géologiques qui l'aident à toucher de près des vallons, sédiments, crevasses, éboulis où se répercute le flux incessant des vagues en train de rouler au loin.

Georges Le Bayon expose au Centre Culturel Passe Ouest à Ploemeur (56) du 26 août au 17 septembre.




jeudi 14 août 2014

Rien (qu'une affaire de regard)

Si l’introspection aboutit souvent à un mélange de silence, de peur et de paralysie chez celui qui la porte, tel n’est pas le cas pour Herbert, le personnage central du roman de Philippe Annocque. Le jeune homme est plein d’entrain. Il écrit une fiction, tâte également du théâtre, multiplie les approches amoureuses. Il navigue entre bien-être et tristesse, s’écharpe volontiers quand tout va bien et relative dès qu’il perd pied. Il se regarde en intérieur ou de biais, observe son comportement, semble vivre à côté de lui-même, analyse ses paroles, ses faits, ses gestes, des plus anodins aux plus intimes. Choisir reste pour lui une chose très délicate. Il peut se tromper ou pas, être à la hauteur ou à côté de la plaque. D’où le pare-feu, imparable, qu’il s’invente et qui consiste à équilibrer, en toutes occasions, et par la réflexion, la balance entre ce qui est à priori bien et ce qui paraît de prime abord mal. Cet entre-deux lui convient et lui permet de passer de nombreux obstacles (ramassant tout de même çà et là quelques claques, qu’il juge d’ailleurs salvatrices) sans perdre en cours de route cet allant naturel qui ne le fait reculer devant rien.

« Après tout, il faut bien se mouiller un peu, si on veut avoir une chance de faire quelque chose ; même s’il s’illusionne sur la qualité de sa pièce, c’est qu’au moins elle aura existé. »

Vu ainsi, la vie roule et réserve peu de mauvaises surprises (d’autant qu’il repère en une seconde les aspects positifs de ces dernières). Même au lit, en compagnie, quand son inexpérience le place dans des situations scabreuses, Herbert ne désespère pas. Fidèle à son principe, il se regarde. Et parfois se regarde se regardant, s’étonnant d’être cet homme (à première vue semblable aux autres) qui embrasse, caresse, s’allonge sur le corps d’une femme. "Je" est bien "un autre", en l’occurrence celui qui prend l’eau sous ses yeux, autrement dit l’ombre de lui-même, une part infime de son être tout entier.

« Il modifie sa position sur le lit. L’autre lui-même, qui le regarde, ressent comme une démangeaison désagréable, se dit-il. Pourquoi la pensée ne suit-elle pas le cours prévu par le programme. »

Plutôt que de se laisser porter par les événements, il préfère les précipiter. S’il arrive qu’une rencontre tourne mal, ou qu’un projet ne se réalise pas, il a instantanément recours à ce petit parachute mental qui ne le quitte jamais. Herbert s’aime bien. Il est assez optimiste. Il s’est construit un être intérieur. Il le trimballe en secret, au hasard de ses déambulations, de stations de métro en gares de banlieue avec arrêt au café ou dans tel ou tel appartement où cet apprenti en rodage espère enfin vivre sa première vraie relation sexuelle.

Philippe Annocque tient le fil du roman avec dextérité. Il avance à coups de phrases nerveuses et de paragraphes courts. Il jette un regard espiègle sur celui qui, hésitant entre humilité et fierté, est montré en train de s’extraire, tout ébouriffé, un rien désemparé, gaffeur et maladroit, d’une longue adolescence.

Philippe Annocque : Rien (qu’une affaire de regard), Quidam éditeur.


lundi 4 août 2014

L'arrachoir

Il ne faut que deux ou trois pages à Françoise Favretto pour isoler un décor et y caler une séquence qu’elle extrait de sa mémoire ou qu’elle crée à partir des éléments que celle-ci a sauvegardés. Les pièces qu’elle arrache ainsi au passé, et qu’elle reconstitue sous forme de nouvelles, de récits ou de chroniques sont brèves et percutantes. Beaucoup d’entre elles tournent autour de l’ambivalence des sentiments et des émotions. Le regard y est omniprésent. C’est par lui (qui détecte, surprend, découvre) que la scène de vie observée ou retrouvée entre dans l’imagination de celle qui s’en empare. Elle oscille dès lors entre fiction et biographie. Tout ce qui revient (mort précoce d’un cousin complice, départ du père, souvenir d’un rendez-vous raté, cohue dans une gare, poupée éventrée) est source de questionnements chez celle qui assiste, tout à la fois étonnée, médusée, ironique, affectée ou désemparée, à ce qui se trame, presque par inadvertance, en elle ou sous ses yeux. En s’emparant, comme elle le fait, de courts moments de l’histoire des autres, dont certains lui sont totalement inconnus, elle sait qu’elle peut, elle aussi, à ses dépends, un jour servir de personnage à un anonyme qui aura porté, un instant, son attention sur elle.

« je veux bien aider mon auteur en lui racontant ma vie. Il doit me prendre du dedans – même si cette expression est très érotique, je vous assure qu’il n’y aura rien entre nous. je dois me glisser au fond de son imaginaire, m’arracher du virtuel. je suis l’imaginaire de quelqu’un. je dois me faire à cette idée. après il s’en servira pour me créer et faire du deuxième degré. »

Françoise Favretto ne néglige jamais l’envers du décor. Ni l’intériorité des uns et des autres. Cela l’aide à tisser des relations infimes mais très sensibles entre elle et ceux qu’elle évoque dans ses textes. Elle peut assez aisément prendre leur place et se dédoubler en chahutant subtilement la raison sur de très courts laps de temps avant de retrouver ces livres qu’elle ne quitte jamais très longtemps.

« Quand je n’ai pas pu me plonger dans un livre depuis quelque temps, c’est comme si j’avais faim, quelque chose me manque. »

Et les livres, Françoise Favretto vit avec depuis des décennies. Comme lectrice bien sûr, mais aussi, et avant tout, comme éditrice au sein de l’Atelier de l’agneau et des différentes revues qu’elle a initiées et animées.

 Françoise Favretto : L’arrachoir, Atelier de l’agneau.


mercredi 23 juillet 2014

Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu

C’est à travers une longue lettre sinueuse, adressée à un grand-père qu’il n’a pas connu, que le narrateur qui s’exprime ici souhaite poser les jalons d’une histoire familiale qui lui échappe en partie. Pour cela, il lui faut remonter aux sources, se rappeler les rares confidences de la grand-mère et tenter de remettre en ordre les pièces d’un puzzle qui a volé en éclats par temps de guerre, en l’occurrence celle sévissant en Algérie, durant cette année 1957 que ne termina pas l’homme autour duquel est conçu le roman. Il est le matelot inconnu du titre, l’orphelin célèbre étant Albert Camus. Tous deux sont « frères de bled et de tourment », nés à la même époque dans un pays qui n’était pas tout à fait le leur mais où ils avaient leurs racines, leur maison, leur famille. L’un s’est suicidé par balle à Guelma le 3 juillet 1957 et l’autre est mort dans un accident de la route début janvier 1960.

« Le seul qui me parlait de ton pays, le seul dont j’avais lu les livres, c’était Camus ; mais l’Algérie qu’il évoquait dans ses romans, ses nouvelles, était une contrée mythique, allégorique, c’était une Algérie vague, insituée, sans contours, parfois même innommée, qui se retrouvait parachutée dans un Septentrion de l’esprit. »

L’Algérie que recherche le narrateur (et l’auteur), c’est celle où a vécu et où est mort (et a été enterré) le grand-père. Il la reconstitue en suivant le fil rouge de la grande histoire, en y intercalant des bribes de mémoire transmises par ses proches, en questionnant photos, papiers divers, coupures de journaux et en s’inventant, lui qui n’y a jamais mis les pieds, un pays avec contrastes, odeurs, couleurs, arbres, espace. Il y ajoute la Méditerranée et ses portes qui s’ouvrent au monde. Revient sur le passé récent, sur la guerre, sur l’exode. Promet d’entreprendre un jour le voyage. De fouler la terre où repose celui qui, par bien des côtés, joue pour lui, des décennies après sa mort, un rôle fondateur.

« Aujourd’hui je suis fier de savoir que cette guerre t’a laissé en paix outre-mer ; fier de savoir que tu as déserté la énième armée de honte l’arme au poing, que tu as fichu le camp, rompu le rang, mis la clef sous le paillasson sali de l’Europe. »

C’est en remontant la généalogie familiale, dans des contrées de plus en plus hostiles, qu’il parvient à toucher de près la réalité de l’homme qui devait devenir son grand-père. Il retrace son parcours, ses 45 années de vie sur terre, sa reconversion d’ancien matelot-télégraphiste en agent comptable. Il lui parle, lui demande quelles étaient ses lectures et ce qui se cachaient derrière ses longues insomnies. Il bute naturellement sur les raisons de sa mort volontaire.

« À quoi pensais-tu, dans les derniers instants ? Le doigt crispé sur l’échappatoire glacée, te disais-tu “maintenant je suis à moi !” tel Caton d’Utique ayant caressé le tranchant du glaive qu’il reçut des mains d’un enfant ? »

La langue employée par Emmanuel Ruben dans sa prière aux morts est lyrique, rageuse et tourmentée. Il procède par incises brèves, impulsant nervosité et densité à son texte. Les vingt chapitres qui composent l’ensemble permettent un va-et-vient permanent entre les deux rives de la Méditerranée, non seulement en mêlant passé et présent mais aussi en décrivant, discrètement, la place que Camus a pu occupée au sein d’une famille dans laquelle sa présence rassurante et durable de mort donnant toujours de ses nouvelles a souvent permis de pallier (et de comprendre) l’absence du disparu de Guelma.


 Emmanuel Ruben : Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu, les éditions du sonneur.


mardi 15 juillet 2014

Rien seul

Rarement titre n’aura été si laconique, si explicite. Cédric, le personnage central du premier roman de Jean-Claude Leroy n’a rien, ne dit rien, existe à peine socialement, ou alors par intermittences, le temps de quelques petits boulots ou stages, et glisse (inexorablement seul) sur une pente où son esprit rebelle ne s’avère d’aucun secours. Il fait partie – et cela se perpétue dans sa famille de père en fils depuis quelques générations – des pauvres, des laissés pour compte, errant sur les bas-côtés d’un monde dans lequel sa timidité naturelle et son relatif manque d’entrain sont perçus comme des obstacles majeurs à son intégration. Il galère, s’accroche, décroche, construit un semblant de famille et quête des morceaux de bien-être qui ne durent jamais bien longtemps.

Plus il tente de ressembler aux autres et plus il s’en démarque. Il essaie pourtant « de faire vivant ». Rencontre une femme puis une seconde. Se retrouve père d’une petite fille qu’il ne verra bientôt plus. Tout semble lui répéter (lui-même se le martèle) qu’il est né pour perdre. Et il est vrai que la descente, qui va s’accélérer dès qu’il aura testé l’efficacité de l’alcool pour anesthésier sa souffrance, semble amorcée depuis son plus jeune âge.

« De par son isolement, tout lui devient difficile : ses tremblements, sa malléabilité, son angoisse. »

L’alcool, il s’y adonne sans compter. Et chute de façon radicale, vertigineuse, vivant désormais dans la rue, logeant dans des cabanes de fortune ou dans des wagons désaffectés et côtoyant des compagnons de trottoirs aussi désemparés que lui.

« Cédric a honte de sa faiblesse, il voudrait s’extraire de cette nasse, et c’est beaucoup de combats à mener en même temps. Trop pour lui. L’angoisse le tenaille, si bien qu’avant le premier verre avalé il n’ose pas sortir dans la rue, reste prostré. »

Derrière l’itinéraire effrayant que suit pas à pas, d’une manière presque clinique, Jean-Claude Leroy, avec une fluidité d’écriture qui ne se relâche jamais, pointe une réalité sociale aux effets dévastateurs. Ce n’est pas la misère elle-même, ou l’éviction d’un homme n’ayant pas emmagasiné assez d’énergie pour s’affirmer, qu’il explore mais le lent, l’implacable processus qui rejette et anéantit avec froideur celui qui tente de se démarquer pour se construire seul, à partir de ses manques, en ne nourrissant pas d’autres projets que celui d’une vie menée au jour le jour, loin de sa famille, et tout aussi loin des règles dictées par la collectivité.

Ce sont des solitaires de cet acabit que l’on croise également dans les récits et nouvelles que l’auteur a précédemment publiés chez le même éditeur. Il en dresse à chaque fois des portraits sensibles et psychologiques subtilement nuancés, s’attachant d’abord à leur discrétion et à leur humanité dans un monde qui ne tourne pas rond et où leur (indocile) singularité n’a pas droit de cité.

 Jean-Claude Leroy : Rien seul, éditions Cénomane.

vendredi 4 juillet 2014

L'Ange au gilet rouge

Il fallait peu d’espace à Pierre Autin-Grenier (un quart de page tout au plus) pour envisager un décor, un climat, un personnage, une énigme. Ainsi l’ange du titre... Il existe bien sûr. Il a même dû, un temps, voler, planer, s’amuser à passer en rase-mottes au-dessus des ronces avant de faire entendre ses cris (“une sorte de hurlement hybride”) dans le silence d’un soir.

« Ce soir-là, voyant rentrer notre rouquin encore plus blême que de coutume, son brûle-gueule tel un brasier en travers la mâchoire et l’œil égaré, on avait vite saisi que la situation n’était pas nette. Il gagna cependant son banc sans mot dire. Tendit son écuelle, fit chabrot et la vida d’un trait. Levant le nez pour s’essuyer la moustache d’un revers de manche et découvrant nos regards inquisiteurs, c’est alors qu’il lâcha, terrorisé : on écorche quelque chose du côté des collines ! »

Le cri, première des huit nouvelles qui composent cet ensemble (publié une première fois aux éditions Syros en 1990) s’attache à déceler, à renfort de lanternes, d’affûts, de marches dans les broussailles et de peur au ventre ce qui réellement se cache derrière ce “quelque chose” qu’on “écorche” dans la nuit.

L’auteur, qui aimait s'assoir à sa table de mémoire, au fin fond de la Friterie-Bar Brunetti, reprend ici des chemins qui lui sont familiers et que l’on sillonnait déjà dans ses premiers livres, notamment dans Jours anciens (Éd. L’Arbre, 2003) et Histoires secrètes (La Dragonne, 2000). Ces chemins se transforment volontiers en sentiers puis en rigoles ou travées qui mènent aux frontières de l’étrange et du fantastique, pas loin parfois d’un univers que n’aurait pas désavoué l’un de ses ex-voisins du Vaucluse, André de Richaud, au creux d’un monde obscur et primitif où Autin-Grenier s’était aménagé un secret et très personnel pied-à-terre. Il pouvait, retour du Grand Café où il avait ses habitudes, y donner rendez-vous à des barbares ou à des banlieusards, y croiser des fantômes ou des déménageurs, y porter des valises chargées d’air pur ou y cacher une moto volée...

« Rien de mieux qu’une moto ! Albert Londres avait une moto, Hemingway aussi, Blaise Cendrars et Henry Miller, même Bernanos avait une moto, on m’a dit ! »

Il pouvait surtout, dans ces lieux où le temps semble s’être arrêté un jour de drame familial ou de mort bancale, donner libre cours à ses penchants sombres en les ponctuant d’une dérision salutaire, prompte à relativer ces débuts de blues en perçant d’une simple pointe d’épingle (et d’humour) les encombrantes baudruches du désespoir.

« J’ai tué mon père en cinquante-deux. Eu égard à mon jeune âge, cela ne tira pas à conséquence pour moi. La flèche serait partie seule en somme, c’est le ressort de l’arbalète qui, par hasard, aurait lâché... C’est ce qu’on dit. Tout le monde, au village, s’accorda pour penser que nous ne sortions pas du fait-divers, certes tragique mais, somme toute, ordinaire. L’enterrement fut de haute tenue, notre famille fit preuve d’un esprit de corps peu commun... »

L’Ange au gilet rouge, surpris en train de battre la campagne, nous permet de suivre  quelques unes des histoires peu communes d’un clown triste qui attend - huit fois de suite - le dernier moment (et la dernière phrase) pour chausser ce fameux nez écarlate en plastique qui  fera toujours - quoiqu’il lui en coûte - préférer la pirouette aux larmes.

Pierre Autin-Grenier : L'Ange au gilet rouge, L'Arpenteur / Gallimard.

Un bel hommage est rendu à Pierre Autin-Grenier dans le n° 162 de la revue Décharge. Casimir Prat, Louis Dubost, Colette Andriot, Jean-Louis Massot (qui vient de rééditer Chroniques des faits aux Carnets du Dessert de Lune), Thomas Vinau, Georges Cathalo, Claude Vercey et Jacques Morin évoquent l'homme, l'ami, le chroniqueur, l'écrivain qui  a faussé compagnie à tout son monde en avril dernier.

vendredi 27 juin 2014

Un truc très beau qui contient tout

Pour Jack Kerouac, qui le rencontre pour la première fois en décembre 1946, Neal Cassady est d’abord ce jeune type venu du Colorado (où il est « né sur la route, dans une bagnole ») qui écrivait à leur ami commun, Hal Chase, étudiant à l’université Columbia de New York, des lettres qui passaient de main en main. Tous découvraient avec surprise une écriture originale. Celui qui les rédigeait, « jonglant jusqu’à épuisement avec le langage », débarquait dans leur vie auréolé d’une réputation particulière. Il avait, disait-on, déjà volé cinq cents voitures et séduit autant de femmes. C’était, depuis ses quinze ans, un as du billard, un parfait tricheur aux cartes, un footballeur multipliant les passes en pleine course, un gigolo à ses heures perdues et un conducteur adepte des virages les plus serrés. Orphelin de mère, il vivait dans la rue avec son père, un clochard alcoolique. C’était également un grand lecteur, familier des bibliothèques. Il désirait devenir écrivain, tout comme ceux qui le lisaient. Ce que tous cherchaient confusément, la fougue, la spontanéité, la révolte contre l’Amérique consumériste et l’utopie, le rêve, l’envie des grands espaces, ils le trouvaient réunis de façon magistrale dans ces lettres fulgurantes. Celui qui donnait de ses nouvelles en conduisant son texte à cent à l’heure vivait bien plus intensément qu’eux.

« Je ne fais qu’obéir à ce qui me gouverne, à savoir l’émotion pure. »

En 1944, Neal Cassady a dix-huit ans. Il est incarcéré à la maison de correction de Buena Vista, Colorado, suite à un énième vol de voiture. Il travaille à la laiterie, ce qui lui permet de bénéficier d’une remise de peine (de cinq jours par mois), et écrit régulièrement à Justin Brierly, un avocat et professeur d’anglais de Denver qui a aidé de jeunes adolescents délinquants à aller étudier à Columbia. Il lui décrit son quotidien, s’arrête sur les livres lus, parle de ses projets et passe déjà d’un sujet l’autre avec une virtuosité qui ne fera que s’affirmer et qui va bientôt impressionner Kerouac. Celui-ci est fasciné par cette écriture concise et rapide, par le flux très prenant qui s’en dégage, par la rareté de la ponctuation et la vie impulsée phrase après phrase par celui qui, curieusement, semble toujours minimiser l’impact de ses lettres. Il veut encore améliorer la percussion de son texte, coller à la réalité, accorder ses mots à sa pensée en gagnant toujours un peu plus en cadence. Ses considérations sur l’écriture amènent Kerouac (qui essaie justement de tendre vers un monologue plus soutenu) à revoir sa manière. Ce que lui révèle le futur héros (le Dean Moriarty) de Sur la route est inestimable. Pendant des mois, il s’entraîne à augmenter son débit de parole et à tenir son imagination en alerte pour que naissent en son être profond des sensations jamais encore détectées. Il parvient ainsi à ce « parlé phrasé » qui lui sera propre, avec adéquation parfaite entre respiration du texte et tempo syncopé du be-bop (tous deux vénèrent le jazz).

« Il faut, je crois, écrire quasiment comme si on était le premier au monde à dire humblement et sincèrement ce qu’on a vu et vécu, aimé et perdu ; nos pensées du moment et nos chagrins et nos désirs ; et tout ça en évitant soigneusement les lieux communs, l’utilisation vulgaire de mots rebattus et trucs de même acabit. »

Les lettres de Neal Cassady publiées par les éditions Finitude sont adressées tant à ses amis écrivains (Jack Kerouac, Allen Ginsberg, John Clellon Holmes) qu’à ses femmes (il se marie trois fois durant les six années ici évoquées). Elles dressent un véritable autoportrait du personnage le plus mythique de la Beat Generation. Son charisme, son hyperactivité, son constant besoin de transgresser les bonnes manières, sa révolte, sa soif de liberté, son appétit sexuel quasi insatiable, son feu intérieur, son besoin de bouger, de voyager, son addiction aux drogues, ses galères, son travail de serre-frein aux chemins de fer, ses séjours au Mexique, ses haltes vitaminées chez les Burroughs, sa sensibilité et ses moments dépressifs sont autant de lignes de force développées avec fougue et réalisme.

 Neal Cassady (1926-1968) se montre tel qu’il est. Pas de faux semblant, pas de triche, pas de tabou. Le livre (qui n’est que le premier volume de son œuvre épistolaire) offre une vision assez précise de l’époque. On croise tous les protagonistes d’un mouvement littéraire qui en était alors à ses prémices. C’est un document indispensable pour suivre enfin, et longuement, cet autodidacte qui se voulait écrivain et qui l’est assurément, par fragments, au fil de sa correspondance, approchant des sommets dès qu’il se met à reconstituer point par point, introduisant dialogues et personnages, des scènes de vie intenses. C’est ce vécu immédiat, transcrit avec fracas, sans aucune manigance littéraire, qui emporte.

« J’ai eu l’idée du style spontané de Sur la route en voyant comment ce bon vieux Neal écrivait ses lettres : toujours à la première personne, une écriture rapide, folle et pleine de détails, comme une confession. » (Jack Kerouac)

Neal Cassady : Un truc très beau qui contient tout, lettres 1944-1950, traduit et présenté par Fanny Wallendorf, éditions Finitude.

vendredi 20 juin 2014

Histoire d'un éléphant fougueux

La biographie que Jonathan Coe a consacré à B.S. Johnson, l’auteur d’Albert Angelo et des Malchanceux, a été publiée par les éditions  Quidam il y a quelques années. Le livre, aussi imposant que pouvait l’être, physiquement, Johnson lui-même, est une mine pour qui veut découvrir cet écrivain hors normes.

En quelques 500 pages, Jonathan Coe va à la rencontre d’une œuvre qui l’interroge et qui le fascine tout en cherchant à comprendre et à suivre le parcours de celui qui l’a conçue. Il procède de façon méthodique et scrupuleuse, revenant d’abord sur chacun des sept romans de l’auteur et montrant, lettres et extraits du journal tenu par Johnson à l’appui, que le refrain obsessionnel de celui-ci, « raconter des histoires, c’est raconter des mensonges », va guider toute sa vie. Se méfiant de la fiction, il veut que son texte colle à la réalité et y puise sa force.

Cette vision très stricte du travail littéraire n’exclut pas les innovations formelles. Johnson, fervent lecteur de Joyce et de Beckett (qui présenta d’ailleurs, en 4ième de couverture, l’édition de poche anglaise de Christie Malry règle ses comptes), pourfend le roman traditionnel et n’hésite pas à le désacraliser en trouant par exemple quelques pages d’Albert Angelo (pour que le lecteur impatient puisse découvrir, à travers ces trous, ce qui va se passer un peu plus loin) ou en concevant Les Malchanceux en chapitres volants et interchangeables.

Jonathan Coe souligne également, avec justesse, ce qu’il y a de restrictif dans la démarche de Johnson. Celui-ci regorge d’énergie. Il a le cerveau en grande ébullition. Il a, en lui, des chevaux qui ne demandent qu’à se libérer. La fiction qu’il refuse pourrait peut-être ouvrir ces vannes qu’il s’évertue à maintenir fermées. Et qui causent de sérieux dégâts psychologiques. Cet homme qui se limite ainsi pour faire valoir un parti pris intransigeant mais sincère se brûle et tombe périodiquement en dépression.

Outre ce côté restrictif, Coe évoque les contradictions qui traversent l’homme. Epris de vérité, il se trouve parfois confronté à des expériences irrationnelles et mystiques, trouvant sur sa route livres et personnages qui deviennent peu à peu ses démons.

La force du livre que propose Jonathan Coe tient au tissage minutieux qu’il crée en reconstituant le puzzle d’une vie en 160 fragments très documentés. Pour ce faire, il s’est déplacé, a refait, trente ans plus tard, certains des trajets empruntés jadis par l’auteur de Chalut ou de R.A.S. Infirmière-Chef. Il est allé à la rencontre de ses proches. Il a interrogé des écrivains (entre autres John Berger). Il a croisé leurs regards et témoignages pour percer les mystères d’un écrivain secret et terriblement attachant. Tout cela, Coe le fait avec empathie et lucidité.

Il redonne ainsi vie à un être fougueux, perpétuellement en colère (souvent contre lui-même), souffrant de son image physique (108 kilos et un constant besoin de sucreries), proche de la classe ouvrière, n’ayant jamais oublié son évacuation de Londres – se trouvant très jeune séparé de ses parents – durant la Seconde Guerre mondiale, se rappelant sans cesse ses premiers échecs amoureux, travaillant comme un forcené (romans, poèmes, critiques, correspondances, journal, textes pour la télévision et le théâtre), ne faisant relâche que quelques heures par semaine pour supporter l’équipe de football de Chelsea et se rendre au pub.

Les dernières pages de cette biographie intense et réussie s’intéressent au destin de B.S. Johnson. On se doute, dès le début, que cela finira mal. Que cette fougue trop intériorisée ne peut qu’anéantir un être profondément humain et qui n’aspirait sans doute pas à autre chose qu’à vivre une vie familiale paisible doublée d’une vraie reconnaissance littéraire.

Le 13 novembre 1973, à quarante ans, à bout de force, incapable de retravailler un texte en cours, supportant mal le décès de sa mère, seul dans sa maison désertée depuis quelques jours par sa femme et ses enfants qui, craignant les effets violents dictés par la dépression et l’alcool, ont préféré trouver refuge chez des amis, B.S. Johnson met fin à ses jours. Il se fait couler un bain, s’enfonce dans la baignoire, reproduit les gestes tranchants de Pétrone et laisse près de lui une bouteille de cognac et une carte où il note : « Ceci est mon dernier mot. »


 Jonathan Coe : B.S. Johnson, histoire d’un éléphant fougueux, (traduit de l’anglais par Vanessa Guignery) Éditions Quidam.


jeudi 12 juin 2014

Animales

L’étonnement qui semble animer en permanence Pierre Drogi est déroutant et stimulant. Il le renouvelle de page en page avec subtilité, offrant à la poésie ce qu’on est parfois en droit d’en attendre : du souffle, des fulgurances, des impulsions qui piègent la conscience et des émotions qui traversent le corps fébrile du promeneur aux aguets. Il se frotte au monde extérieur. Touche des yeux la martre et le renard. Se sent démuni face à l’oiseau. Un peu décontenancé par le regard de la hulotte mais heureux de pouvoir néanmoins l’imiter en privé. C’est un adepte du contre-pied. Un virtuose du coq à l’âne assumé.


« joué à l’homme
- à la cervelle de bois -
toute une année
tout un an
loin du but. »

Tout ce qui respire, bouge, s’anime (un arbre, un animal, une rivière ou un être, une conscience, une parole, etc) noue une relation avec son double, son contraire ou son semblable mais ceci ne s’érige pas pour autant en vérité immuable. L’imaginaire apprécie la surprise et aime la provoquer. L’imprévu guette au carrefour. Il peut ainsi arriver qu’un distrait en virée dans un chemin de terre enfile des digitales en guise de gants, ou qu’un soir d’orage un chien fidèle rapporte une boule de feu à son maître, ou que des « oisifs en partance dans un ciel déserté » surprennent et rejoignent dans les vallons « des rouleaux de lièvres » en liesse. Il peut tout aussi bien advenir qu’un mot en appelant un autre puis un autre voit rappliquer sur la page celui qu’il n’attendait pas. Cet heureux contretemps va, incidemment, faire bifurquer le poème en le propulsant dans un monde onirique où fleurs, lumière, sauterelles et bottes du pêcheur égaré (par exemple) scelleront l’instant en apportant chacun sa part de rêve et de réalité. Le matériau reste très friable. Drogi le manipule en conséquence.

« les mots ne sont que les petits captifs d’autre chose (sourcement) qui coule cache et délivre une moisson d’étranges bulles ? »

Les suites et séquences qui composent Animales s’entrelacent et réservent de multiples surprises. Il y a là un souffle, un ton, une légèreté qui tiennent tout à la fois de l’aérien et du terre-à-terre. Ce que Pierre Drogi détecte niche souvent dans l’infiniment petit ou dans l’infiniment grand. Ce sont goutte de rosée ou forêt, libellule ou gros gibier. Il considère, à juste titre, que tout ceci (et mille autres signes précis, visibles ou pas) participe au foisonnement des vies en cours, simultanément, dans des lieux proches, et que les uns, les unes, les autres ne cessent de se frôler, de se toucher, voire de s’interpénétrer sans s’en douter. Il cherche (et trouve et rassemble) des traces de connivence. Il en saisit les contours flous, devine leur fantaisie et les cale dans son livre à ciel ouvert.

« le roi est un corps / il est nu. sur la prairie rase rouge / de belettes / avec bouleaux et saules / encagés. »

 Pierre Drogi : Animales suivi de Suite azyme & Porte-lune, Le clou dans le fer.


mardi 3 juin 2014

Passerelle

Chaque page de ce carnet de mer débute par de brèves informations qui ont à voir avec la météo marine en cours, le lieu où se trouve le bateau et la façon dont il se comporte face aux intempéries.
« Temps couvert et à grains-mer forts, roulis modéré. Vent fraîchissant de S. à S.S.E. Tangage accentué. L’état de mer nous contraint à renoncer à l’accostage. Pris route de sécurité. ».
Ces notes, prises sur le vif, ouvrent le texte. Ce sont des avant-goûts, des mises en situation. L’auteur s’y adosse pour dire ensuite ce qu’il vit, ressent, imagine à bord. L’isolement sur la passerelle reste propice à la réflexion. Il ne se laisse cependant pas submerger par l’immensité qui l’entoure. On le sent, au contraire, guidé par une sorte de ressac intérieur stimulé par la force des éléments auxquels il se frotte.

« La mer ne nous égare pas, nous ne sommes jamais perdus par ses mensonges, qu’elle nous affronte ou bien nous frôle, nous esquive, nous piège, nous enlace et nous déchire, elle nous révèle chaque fois davantage, non pas un secret, mais la présence d’un secret. »

Il s’interroge, cherche à saisir une sensation, un silence, un moment à ne pas oublier. Il sait pourtant que noircir ce carnet qu’il garde à portée de la main ne suffira pas. Il lui faut adapter sa langue, la travailler, la modifier, lui offrir des mots, un lexique, une palette et un timbre adéquats. La dureté des vagues venant cogner les pontons d’un port et le glissement de l’eau roulant sur la pierre ne s’énoncent pas de la même manière. « L’écriture est liée au corps » et celui-ci cherche en permanence à être disponible pour sentir toutes les vibrations qui émanent de l’extérieur.

« Écrire est un travail physique. Perpétuelle recherche. Comment dire aujourd’hui ? La faille au monde n’a aucune langue. »

Attentif aux turbulences de l’océan et en proie à une mélancolie qui parfois le visite à l’improviste, Erwann Rougé s’invente également, tout au long de ses trajets maritimes, des haltes en un lieu sûr, territoire intime qu’il nomme Loc Meven et qui devient refuge mental. Dès que ses pensées le lui demandent, il s’y projette, s’adressant à celle qui l’attend à terre et qui vit, à son image, entourée de livres.

« J’ai le désir panique de revenir à la beauté de l’autre ou de faire n’importe quoi pour éviter le gouffre, les trouilles. » 

Il y a dans ce livre une densité d’être (avec blessures, heurts et tremblements) qui réussit à dépasser une réalité fascinante (une vie au large, mouvementée, frappée d’écume) pour découvrir des rivages plus secrets, au cœur d’une intériorité et d’une profondeur qu’Erwann Rougé parvient à rendre avec subtilité.

 Erwann Rougé : Passerelle, carnet de mer, L’Amourier.

lundi 26 mai 2014

Souvenir de Jean-Claude Pirotte

 
Il arrive qu'un voyageur égaré, l'un de ceux que l'on n'attendait plus, un qui file aussi vite que son ombre, un qui franchit villes et frontières sans compter, il arrive que l'un de ceux-là, que l'on a jadis croisé ou accompagné en bordée légère, soudain rapplique et nous étonne par sa présence vive et spontanée. On le pensait en exil définitif, occupé à boucler son périple à De Panne ou au Nicaragua et voilà qu'il joue au fantôme en réapparaissant sans avoir pris la moindre ride. Il crève l'opacité des brumes. Il sort d'on ne sait où, souvent d'un havre paisible, baigné par des reflets de lumières provenant du scintillement vif, coloré, nuancé, d'une multitude de verres et de bouteilles alignées ou suspendues derrière un zinc aguicheur. 

C'est ainsi que vint un soir Jean-Claude Pirotte, en visite rapide et impromptue, heureux de sortir prendre l'air en étant sûr de retrouver le bar ouvert au rez-de-chaussée de l'hôtel Garden où il descendait, savourant, par avance, ce qu'il pourrait y déguster en cours de nuit si, par hasard, l'insomnie le gagnait. Il débarqua et s'éclipsa avant l'aube, laissant sa haute silhouette, celle d'un homme à l'imperméable chiffonné, s'appuyant sur une canne et marchant à grand pas, se fondre dans des pluies serrées qui le tiraient vers le Nord. 

C'est ainsi, également, que revint un autre soir, virevoltant en tous sens sous mes paupières, oiseau agité heurtant après vingt ans d'absence les parois d'une tête bien encombrée, Shane MacGowan. Lui, il cognait à coups répétés des pintes de bière noire, lourde, tourbée, contre celles des autres musiciens du groupe Les Pogues, accoudés au bar Le Désossé (rebaptisé depuis L'artiste assoiffé), avant de s'en aller humer le vent d'ouest qui s'engouffrait avec force dans l'entonnoir du haut de la rue Saint Louis où je le vis s'évanouir à son tour.. 

Tous deux, comme tant de leurs semblables, viennent, à tour de rôle, rappeler que l'oubli est une petite pièce mentale et peut-être même psychique que la mémoire mène à la baguette et active ou désactive quand bon lui semble. C'est elle qui les convoque. Elle qui leur demande de se rendre illico rue de Saint Malo devant La Trinquette, Le Phoenicien, La Bernique hurlante, La mouette rieuse, Le King créole, La Nouvelle Orléans ou Le Bistrot de la plage. C'est elle qui poinçonne plannings et trajets. Elle qui les fait cavaler dans les quartiers avec passage obligé sous les vieilles portes et salut furtif aux derniers octrois.

Extraits de Terminus Rennes, éditions Apogée.

En souvenir de Jean-Claude Pirotte, qui  est décédé samedi 24 mai.