jeudi 17 janvier 2013

Lire Lionel Bourg

Décider de suivre à la trace Lionel Bourg – pour accompagner l'homme et l'écrivain sur ses sinueux chemins de traverse – c'est à coup sûr s'embarquer dans une déambulation hors norme. Il faut tout d'abord ne pas hésiter à se perdre tout en prenant soin de jalonner sa route de points de repères. Précaution fort utile pour se situer, revenir sur ses pas si besoin est et repartir pour se retrouver peu à peu en pays de connaissance en compagnie d'un être qui va vite nous en apprendre tout autant sur nous-mêmes que sur lui.

Il ne ménage pas son lecteur. Il lui arrive même de le titiller, voire de le brusquer en débutant son texte à toute allure et en demandant à qui veut le suivre d'adopter d'emblée un rythme soutenu. C'est un passage obligé pour entrer de plain-pied dans son univers, dans ses livres, ses poèmes, ses récits, ses lettres, son journal, ses essais, ses carnets, ses humeurs, ses coups de gueule, ses périples (de Bucarest à Douala avec fréquents retours à Saint-Étienne – où il habite – ou à Saint-Chamond – où sont ses racines).

« Dehors la ville est morte. De jeunes désœuvrés s'agglutinent sur la place puis se séparent, les uns tripotant leur téléphone portatif, les autres, qui se dandinent, s'éloignant à l'intérieur du gel ou du défaut du monde qu'il leur faut accepter. »

On le voit vaquant dans l'humidité froide des rues. Certains soirs, c'est au plus secret des venelles, près des chats, dans des recoins, sous les gouttières, entre ronces et fossés qu'il préfère s'isoler, assemblant, au fil de la marche « des lieux, des journées en souffrance. Enfouis sous les gravats de l'habitude ou dont les échardes soudain déchirent la mémoire. »

Rythme lancinant, blues étiré, mélopée lente et précise... Ce sont d'autres points d'appui. Omniprésents d'un bout à l'autre de cette balade au long cours où l'on prend plaisir à marcher, à crapahuter, à trébucher dans les méandres du texte en repérant les multiples présences qui traversent l'imaginaire de Lionel Bourg. Il y a là, en vrac, des peintres, des poètes, des coureurs cyclistes, des musiciens, des chanteurs, tous acteurs d'une époque (1950-1965) à laquelle il se réfère souvent et qui reste pour lui fondatrice.

« Je suis né sur un sol charbonneux. Tout était noir dans la région minière. Les murs, la boue dans les squares, les arbres et les façades des immeubles, les eaux grumeleuses des rivières comme les fumées que crachaient les usines, l'humeur maussade des hommes rentrant chez eux le soir, la colère des femmes, les joies fiévreuses, la misère. »

Il vient de là. Ne peut s'empêcher d'y retourner en pensée, promenant son ombre entre les lignes et revoyant, plus vrai que nature, celui qu'il fut alors : ce môme atterré, hébété, oscillant entre la peur et le refus, vivant entre un père taiseux, ouvrier chez Creusot-Loire, qui à l'occasion défaisait son ceinturon pour cogner (j'vais t'dresser, moi) et une mère au verbe vert et haut perché, chargé de métaphores sexuelles, qui l'emmenait fréquemment au cimetière visiter la pierre tombale du frère mort, le héros vénéré, celui que personne (ni lui ni son autre frère) ne pourra jamais dépasser.

« Mon frère s'était noyé après avoir porté secours à l'un de ses amis dans l'eau trop froide du lac de Nantua. On vit mal dans l'aura d'un cadavre. »

Alors on cherche, on fouille, on capte ici ou là, dans l'immédiat, dans le réel ou le rêve, dans les livres, ceux de Villon, de Nerval, de Baudelaire, ce qui peut donner de l'éclat, du nerf, du sens à ce monde où l'on étouffe. Pour Lionel Bourg, ces lumières, multiples, blafardes ou aveuglantes mais, quoiqu'il arrive, toujours promptes à éclairer son chemin, jaillissent d'autant plus facilement qu'il s'avère toujours très sensible, très ouvert, disponible, en attente, prêt à vibrer et à recevoir.

Des éclats divers forment un puzzle hétéroclite et original. Où se cognent, pêle-mêle – via les flâneries, la radio, l'arrivée de la télé, un livre volé, une escapade au ciné ou une marche dans le Forez dans l'ombre de Rousseau – des morceaux d'anthracite, l'assassinat de Lumumba, le vacarme des forges, Charlie Gaul planant sur les hauteurs alpestres, le brouhaha du fond d'un bar, Stan Ockers retrouvé mort à la une de L'équipe, des trottoirs couverts de poudreuse, Marylin en « pin-up alcoolique », Dylan sur les traces de Woody Guthrie, Cochran se tuant sur la route, Gagarine parti au ciel, Mitchell chantant Be bop a lula, le cadavre d'Ernesto Guevara exposé, les yeux ouverts, sur une table en Bolivie...

Mille autres détails viennent et s'emboîtent dans des phrases aux méandres mouvants. Tous disent des êtres, des itinéraires, des fragments de vie d'abord isolés puis amenés à se frotter à la réalité ambiante. Tous sont sentis, entrevus, saisis, écrits, mixés, travaillés, recadrés livre après livre. On touche ici à l'un des aspects essentiels du travail de l'écrivain. Cette quête autobiographique, qui s'inscrit dans une vie vouée à l'écriture et à la réflexion, restitue une histoire directement reliée à celle des autres, tous ceux qui, de près ou de loin, apportent leur pierre à l'édifice. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si, de temps à autre, Cochise côtoie Rimbaud. Ou si, d'aventure, la proue du Kon Tiki se met à briller un soir dans la brume au-dessus du Mont Pilat. Rien n'est laissé au hasard. L’œuvre ne cesse d'explorer et de s'adjoindre de nouvelles ramifications. Elle est là, devant nous, grande ouverte. Branchée sur la mémoire – qui ramène en surface, parfois avec des décennies de retard, des séquences enfouies – et le présent, alimenté non seulement par un insatiable appétit de savoir et d'aimer s'entourer mais aussi par cette énergie, cette tension, cette force ramassée qui l'aide (par delà les pépins de santé, les drames, la mort des proches) à garder intacte sa capacité de révolte.

Lionel Bourg : récentes publications : Le Chemin des écluses (Folle Avoine, 2008), Comme sont nus les rêves (Apogée, 2009), L'Horizon partagé (Quidam, 2010), L'Irréductible (La Passe du vent, 2011), La Croisée des errances (La Fosse aux ours, 2012), A hauteur d'homme (La Passe du vent, 2012).

Logo : couverture de Contre-nuit (éditions Jacques Brémond, 1980).

2 commentaires:

  1. Bravo pour ce bel article qui donne envie de lire davantage Lionel Bourg. Vous m'avez permis de me souvenir de la mort de Stan Ochkers pendant les Six Jours d'Anvers.

    Lionel Bourg vient de publier un beau texte dans le numéro 11 de la revue "L'Oeuf sauvage" de Claude Roffat, à propos de Rebeyrolle.

    cordialement, A.P

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    Réponses
    1. Merci pour votre lecture. J'avais beaucoup aimé le livre de Lionel Bourg sur Rebeyrolle.("L’œuvre de chair" chez Urdla en 2006). Je vais me mettre en quête de "L’œuf sauvage". Merci encore et à bientôt. J.J.

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