samedi 30 mars 2024

Avec mon stylo / sans son stylo

Deux textes présentés tête-bêche. Sans nom d’auteur sur la couverture. Deux fictions différentes qui ont pour point commun un stylo. En avoir un à soi ou pas. L’enjeu est crucial. Et a d’autant plus d’importance que celui qui s’exprime ici vit et écrit avec son stylo (le sien, unique, irremplaçable). Et n’est plus du tout lui-même quand il ne l’a plus.

Aux lecteurs / lectrices de choisir par quel texte débuter. Sans son stylo paraît une bonne option. L’écrivain n’a plus son outil de travail et se demande comment raconter la disparition du stylo sans l’utiliser. C’est compliqué. Quelques éléments sortis du théâtre de l’Absurde entrent en scène. Il doit jongler avec. Et se dédoubler. Être tantôt celui qui entame un récit avec décor familier et personnages inventés et tantôt l’autre, celui qui tâtonne faute de stylo, s’embarquant dans d’étranges situations. Le voilà, par exemple, en train de monter dans un arbre fantôme.

« Il a retrouvé l’arbre qui n’existe pas : il est dessus. Il est bien installé à califourchon sur une branche solide. »

Pas facile de vivre (et d’écrire) sans son stylo. C’est ce que démontre ici, avec l’esprit facétieux qui l’anime, Philippe Annocque dont on reconnaît aisément la patte, l’humour pince-sans-rire, le plaisir pris à créer des situations improbables et à pousser le bouchon toujours un peu plus loin.

Avec mon stylo, c’est une autre histoire. La magie opère. L’arme secrète vibre et rien ne peut résister à l’adversité. Le stylo est la clé qui ouvre toutes les portes. Finis les jours sans fin, passés à se lamenter, à courber l’échine, à travailler dur, à faire semblant.

« Je me sens dans une forme que personne d’autre que moi ne connaîtra jamais. Car pour connaître cette forme il faut posséder mon stylo, autrement dit il faut être moi, puisque c’est moi qui possède mon stylo. Comment en effet posséder mon stylo sans être moi ? »

Le stylo, objet usuel, pratique, quotidien, souvent relié à la main de l’homme et parfois même à son cerveau, est ici remarquablement mis à l’honneur, Philippe Annocque n’hésitant pas à le propulser en personnage central et déterminant d’un livre subtil et détonnant.

 Philippe Annocque : Avec mon stylo / Sans son stylo, Éditions Do

vendredi 22 mars 2024

Le Masque d'Anubis

Anubis veille sur les défunts mais n’hésite pas à s’inviter, quand bon lui semble, dans les pensées des êtres vivants. François Rannou a bien cru sentir sa présence à l’hôpital, lors d’une récente IRM. Tête enserrée dans une coquille, portant casque et masque de protection, il s’est demandé, ainsi attifé, si le facétieux maître des nécropoles ne se jouait pas de lui. Il n’en était rien, mais de cette séquence est né un poème auquel se sont greffés d’autres, liés à la fragilité de nos corps et à notre capacité à résister en allant chercher aide et harmonie là où elles se trouvent, dans les paysages, dans les gestes simples du quotidien, dans la remémoration de faits vécus avec intensité.

Ce sont ces moments, proches ou lointains, passés au chevet des autres (sa mère, son voisin Jean) ou tissés çà et là, au fil du temps, qui lui reviennent en mémoire et qu’il déroule posément, à chaque fois en un poème d’un seul tenant, discrètement narratif, ancré dans un lieu où apparaît une silhouette, puis un corps et enfin un visage qui porte, dans son expression même, bien des secrets.

« la lourde pierre qu’on pousse une fois pour toutes sur
ton corps est un nuage plus léger que le tulle sur
les seins de l’amie désirée ai-je dit en souriant il a
murmuré "dès que possible je retournerais voir la dame de Saint-Helen"
je l’ai vu pencher la tête sur sa tablette un bouquet de jonquilles »

Les soubresauts et les sautes d’humeur d’un corps qui, un beau jour, décide de ne pas répondre aux injonctions d’un cerveau peu habitué à ce genre de résistance, apparaissent dans les sinuosités d’un poème placé au centre du livre. Il est intitulé AVC ou l’irruption d’un autre alphabet.

« Du moins je crois c’était comme une huître et des
nuages qui se recouvraient j’ai senti qu’un ciel sur l’autre

retombait mollement jusqu’à ce premier geste tenté mouvement routinier
de la main quelle lenteur approximative l’esprit vaguement

délié n’a plus de prise sur rien s’essuyer les lèvres devient incompréhensible
des ondes courtes dans ma paume fourmillent de murmures »

Il y a de la douceur dans ce livre. Une quête d’apaisement pour conjurer tracas, tristesse et angoisse. L’une après l’autre, des fenêtres s’entrouvrent. Des tableaux habités apparaissent et se mettent en mouvement. Après les avoir extraits de sa mémoire, François Rannou les déroule avec lenteur, par fragments associés les uns aux autres, dans des paysages familiers, propices à l’évasion et à la réflexion, en une respiration bien posée. Il donne de la souplesse et une belle amplitude à ses poèmes. Il y ajoute une sensibilité discrète et maîtrisée.

François Rannou : Le Masque d'Anubis, peintures de Michèle Riesenmey, Éditions Des Sources et des Livres.

jeudi 14 mars 2024

Les labourables

Ce que Lou Raoul explore dans ce livre, c’est ce que fut pour elle la période de confinement mise en place pendant la pandémie de Covid 19. Ce repli imposé, elle l’a vécu à sa façon, en observant, en prenant des notes, en se promenant au bord d’un étang ou d’un canal, en longeant des champs qui se préparaient au repos hivernal. Le temps semblait figé tandis que sa pensée la portait vers le monde extérieur. Exprimer cela ne pouvait se faire sans le recours aux poèmes. Ceux-ci jalonnent les mois de novembre et de décembre 2020 et se succèdent en « un journal de terre », ce qui correspond en agriculture à la surface que l’on peut labourer en une journée.

« ou cinquante ares dans nos villages
cette mesure d’arpentage
autrement dit une journée de charruage
ou encore la surface labourable en un jour
avec un cheval puissant
de l’aube au crépuscule »

La feuille et le stylo remplacent ponctuellement la parcelle à labourer et la charrue. À chaque jour, son poème, en un temps suspendu où rien ne se passe et pendant lequel Lou Raoul se demande, chaque soir, si ce jour doit être conservé ou rayé du calendrier. Elle finira par en balafrer les dates, mentionnant quand même leur existence, certes tronquée mais bien réelle.

« un texte par jour
les dates n’auront probablement pas d’importance
qui seront balafrées »

Rester cloîtrée dans l’appartement (ou dans la yourte) où a lieu l’assignation à résidence, avec autorisation de sortie dûment signée dans un espace géographique limité, n’est pas dans sa nature. Elle a besoin du dehors, des oiseaux, du vent dans les arbres, besoin de s’évader et s’il lui est impossible d’y parvenir, il reste quelques échappatoires que personne ne peut lui enlever : la mémoire, le rêve, la lecture, la musique et l’écriture.

« tu cherches à écrire non pas ce qui plairait
tu cherches à écrire ce qui te tient debout
c’est différent
de l’autre côté des fenêtres
murs lumineux du jour
arbres aux branches dénudées
les voici à présent
tu lâches la bride »

Lou Raoul, en ces semaines où elle se sent en « cage », en manque d’espace (« tu ne sais pas vivre sans espace sans arbres et plantes ») cherche ce qui peut l’aider à entrouvrir des portes, à la mener vers les autres, à donner un peu de relief à son quotidien. Elle se saisit des instantanés et des images fugitives qui s’offrent à son regard. C’est un goéland qui tourne autour d’un quartier désert, ou une patrouille de CRS qui procèdent à des contrôles, ou un hélicoptère jaune qui se dirige vers le centre hospitalier ou simplement un coucher de soleil rougeoyant.

« en sortie du samedi pour des courses alimentaires
tu regardes au moment du passage à la caisse
les denrées des personnes alentour
il te semble un pays qui s’assoupit à l’alcool »

Tout est noté avec retenue, sans fracas, sans que l’émotion l’emporte, en une succession de poèmes qui expriment le désarroi mais aussi la nécessité de le dépasser en veillant à ce que ces jours (autrement promis à la monotonie) soient traversés par des éclats de vie simple, rageuse et revigorante.

Les photographies de Frédéric Billet (paysages de campagne, ciels tourmentés, cabane, balcon, arbres agités) qui accompagnent l’ensemble s’adaptent parfaitement aux poèmes et à l’univers de Lou Raoul.

 
Lou Raoul : Les labourables, photographies de Frédéric Billet, éditions Bruno Guattari.

mercredi 6 mars 2024

La reposée du solitaire

Tous les jours, vers quatre heures du matin, un homme se lève, boit son café, caresse et nourrit son chat, allume son ordinateur, ouvre son Memento, note ce qui lui vient ou ce qui ressort d’une nuit qui fut agitée, composée de périodes de sommeil entrecoupés de bruits intérieurs (ceux provoqués par les mots qui ne veulent pas dormir) et extérieurs, où les animaux, délivrés de la diurne, désagréable et parfois redoutable présence des hommes, fouinent, fouissent, hululent, aboient, grognent, mâchent, mastiquent, chassent et s’adonnent à bien d’autres activités dont certaines touchent l’oreille sensible de celui qui débute sa journée avec douceur et lenteur, "loin des "excès de vitesse du monde"..

Cet homme, c’est Jean-Pascal Dubost. Il vit en forêt de Brocéliande où il a choisi de s’installer et où il se sent bien. Quand il se lève, la lumière de son bureau est l’une des premières à émettre dans la contrée et nul doute que beaucoup d’animaux la repèrent, s’en approchent ou s’en éloignent, Cela n’est pas pour lui déplaire tant il se sent proche d’eux, appréciant de les savoir libres et sauvages, à proximité de ce "balcon en forêt" à partir duquel il les voit parfois.

Comme eux, il s’est aménagé une maison-tanière, un repaire, un abri qui fait office de "reposée du solitaire", (l’expression est de Maurice Genevoix).

« Grâce aux animaux sauvages, j’entends les palpitations du silence. Ça paraît pompeux, dit comme ça, mais en tendant tous mes sens vers eux dans le silence matinal de la forêt, j’entends battre à l’unisson leur cœur à travers le silence. Les animaux fusionnent avec le silence. C’est à ça, que je me concentre extrêmement chaque matin. »

Peu après, il explique que sa forêt, si vivante, abritant une faune épatante, soumise aux aléas du climat, aux assauts des chasseurs et des coupeurs d’arbres, est imaginaire et cosmique mais aussi bien réelle. Foisonnante, très étendue, observée de sa fenêtre en levant les yeux de son écran ou du livre qu’il est en train de consulter, il y pénètre également quand il en a envie, s’y perd, s’y retrouve, froisse les feuilles mortes, avance nez au vent dans une odeur d’humus ou de terre malaxée par les groins des arpenteurs nocturnes.

« Quand je marche en forêt (hors sentiers), j’ai le sentiment très net d’être observé par des animaux. Qu’ils titillent ma nature non pas enfouie ou disparue, mais inexistée. »

Ce livre – posé, apaisant, grand ouvert sur la forêt – est composé de notes écrites au fil du temps (entre mai 2020 et février 2022) et parsemé de citations dues à ses auteurs de prédilection, est idéal pour saisir la solitude (assumée, plutôt heureuse) de l’écrivain Jean-Pascal Dubost au travail et pour comprendre le lien étroit qu’il entretient avec son lieu de vie.

Il n’est pas pour autant homme vivant hors du monde et du temps. L’ordinateur à portée de main, il va visiter les sites d’informations, prend connaissance des faits-divers, des drames, des guerres, des chaos en cours et réintègre prestement son ermitage, bien situé et ô combien littéraire (les légendes arthuriennes s’y régénèrent toujours), autour duquel bruisse une forêt de mots qui requiert toute son attention.

« Je vis en forêt de Brocéliande depuis 2005, j’y voulais vivre, y vivre au plus près mes lectures arthuriennes, et peu à peu la forêt est entrée en moi, mes moindres recois y sont, même ceux encore inconnus de moi. »

 Jean-Pascal Dubost : La Reposée du solitaire, notes de carnets, éditions Rehauts

jeudi 29 février 2024

En aveugle

Revoici Eugene Marten. Après le très déstabilisant et non moins remarquable Ordure, En aveugle – qui fut le premier roman publié en 2003 aux U.S.A. par l’écrivain – s’intéresse à nouveau aux parcours des hommes et des femmes qu’une Amérique contemporaine mal en point a tendance à rendre invisibles. Là-bas, comme ailleurs, les déshérités enchaînent les galères. Difficile de trouver sa place, aussi précaire soit-elle, et plus encore quand l’on revient, à peine sorti de prison, après six ans d’absence, dans une ville que l’on ne reconnaît plus. C’est la situation que doit affronter l’anti-héros taciturne et solitaire dont on suit ici la lente (et zigzagante) reconstruction psychologique et sociale.

Il n’a plus rien et espère une seconde chance. Dans la chaleur poisseuse de l’été, il finit par trouver refuge dans un hôtel miteux aux chambres infestées de cafards. Ce n’est pas une cellule mais si ça y ressemble un peu. Il lui faut en sortir, dénicher un travail au plus vite. Son salut viendra de deux frères syriens, spécialisés dans les clés et serrures, qui l’embauchent. Le salaire est bas mais il n’a guère le choix et aucune expérience.

« Parmi les gens qui venaient sans rien acheter, il y en avait qui s’appelaient Bashir, Tariq, Fuad, Ayman. Ils remplissaient la boutique de leurs "Salaam", de leur après-rasage ordinaire, leurs cheveux et leurs yeux sombres. Leurs cartes de visite. »

Il apprend les rudiments du métier, observe, prend ses marques et retrouve un semblant de vie sociale au contact des clients qu’il reçoit ou qu’il va dépanner à domicile ou dans la rue (quand il s’agit d’une clé de voiture égarée ou oubliée à l’intérieur du véhicule). Leurs portraits, brossés avec tact par Eugene Marten, forme une impressionnante galerie. Tous cherchent la clé perdue. C’est également le cas du narrateur.

Marten déplie lentement son histoire. La personnalité de l’homme qu’il met en scène est complexe. Elle s’éclaire au fil des chapitres. Passé et présent s’entremêlent de façon volontairement elliptique, laissant toute latitude au lecteur pour reconstituer le puzzle. L’écrivain excelle dans l’éparpillement des pièces. Ici, la prison et sa rude réalité, là, la clinique où est maintenue en vie une femme inconsciente, là-bas, l’accident (dû à un excès d’alcool) sans lequel il n’y aurait eu ni prison ni hôpital. C’est avec ce passé douloureux, où il y eut perte de contrôle, choc violent et mort, que doit composer le narrateur. La métaphore de la clé s’avère d’autant plus symbolique qu’il est dans l’obligation d’en fabriquer une à sa mesure, s’il veut échapper à sa prison mentale.

« Rien qu’une fine tige de métal, pas plus longue que le doigt. »

En aveugle est un roman ample et savamment architecturé. Un roman social où la violence, qui survient par à-coups, voit ceux qui souffrent s’en prendre à leurs congénères. Le texte, dense et minutieux, avec ses non-dits, ses descriptions brèves et ses dialogues qui s’entrecroisent, ses salvatrices pointes d’humour, sa noirceur qui parfois s’écaille, son ancrage dans l’urbanité, est porté par une écriture d’une grande virtuosité. Eugene Marten est un orfèvre en la matière. Pointilleux, il ne laisse rien au hasard. Pas même les subtilités et le lexique inhérents à la serrurerie.
Le personnage qu’il façonne à sa main n’a nul besoin de posséder un nom et un prénom pour exister. Il est bien présent. Le lecteur saisit sa personnalité et le suit au quotidien en le regardant se mouvoir, s’en vouloir, se colleter aux autres et se battre pour sortir de son enfermement psychologique.

 Eugene Marten : En aveugle, roman traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, Quidam éditeur.

 

lundi 19 février 2024

Le Spectateur

Pour Imre Kertész, le journal intime fut le compagnon de toute une vie. C’est à travers les notes qu’il rédige de façon régulière qu’il s’interroge sur son parcours hanté par la déportation à Auschwitz et à Buchenwald à l’âge de 14 ans. À son retour, il apprend que son père est mort en déportation. Rescapé, il le sera constamment et n’aura de cesse d’observer, d’étudier, de chercher à comprendre et d’exprimer ses réflexions en se montrant tout aussi rigoureux avec lui-même qu’avec les autres. Il y a chez lui une exigence qui exclut les approximations. Vu de la sorte, Le Spectateur s’avère parfois redoutable. Le spectacle qui lui est donné de voir a lieu dans un pays, La Hongrie, sous domination soviétique de 1948 à 1989, où son œuvre est pratiquement ignorée.

« Je sais désormais que j’ai toujours été un étranger dans le pays où je vis, dont je parle la langue, et je crois qu’il me faut l’admettre et choisir l’émigration véritable. »

Ce journal, qui vient après Un autre (Actes Sud, 1999) et Journal de galère (Actes Sud, 2010) est le dernier publié en Hongrie de son vivant. Il retrace la décennie 1991-2001.
Le mur de Berlin est tombé. La Hongrie est devenue une démocratie parlementaire et Kertész peut enfin voyager à l’étranger où ses livres sont traduits, notamment en Allemagne où il se rend régulièrement. Mais ce léger mieux reste fragile. Il sait que les leçons du passé n’ont pas été retenues et que, partout, le nationalisme gagne du terrain, ce qui ne présage rien de bon. Dans quelques mois, la guerre secouera à nouveau les Balkans.

« Le monde retentit d’innombrables explications, on parle, on gesticule, on discourt – ne faudrait-il pas une fois, soudain, avec une innocence d’enfant, s’étonner de ce que l’homme extermine l’homme ; l’homme tue, massacre l’homme ; et en même temps il dit que tuer est interdit – pourquoi ? »

Pour ne pas se laisser submerger par une actualité qui s’autodétruit au fil des jours, Kertész se tient à distance. Son « hygiène mentale » lui commande de « se libérer de la politique, rester loin des informations, se détacher du temps ». Il lit, relit les écrivains qui lui sont chers : Kafka, Camus, Bernhard, Thomas Mann, Sandor Marai entre autres. Ce retrait volontaire l’aide à saisir les faits essentiels, ceux qui touchent à la création, à l’acuité du regard, à la connaissance de soi en pratiquant sa propre analyse. Il entend poursuivre son œuvre. Celle-ci capte toute son attention. Pour y parvenir, il lui faut de l’’énergie. Et elle est bien là, réelle, présente malgré la dépression qui rôde.

« Un conseil important de Sandor Marai : entre tous les jours en contact avec la grandeur, ne passe pas une seule journée sans lire quelques lignes de Tolstoï ou écouter quelque grande musique, regarder une peinture ou au moins une reproduction. »

Durant cette décennie, Kertész, qui souffre de la maladie de Parkinson, perd sa mère (en 1991) tandis qu’Albina, sa femme, meurt d’une tumeur au cerveau en octobre 1995. De nombreuses pages émouvantes lui sont consacrées. Il ne peut s’empêcher de se sentir coupable de rester en vie alors qu’elle n’est plus. À nouveau, son passé de rescapé le hante.

« L’une des conséquences particulières de la perte et du deuil est que je suis différent de moi-même ; comme si mon identité avait changé. »

Kertész note ici ses doutes, ses tourments, ses failles, ses inquiétudes, notamment face à la montée d’un antisémitisme de plus en plus ordinaire et décomplexé. Il n’est pas optimiste mais il garde en lui une force qui le fait avancer, sans jamais perdre le fil. Ses lectures et les réflexions qu’elles génèrent lui apportent beaucoup. La reconnaissance de son œuvre à l’étranger, même s’il l’appréhende avec une certaine réserve, lui montre que son long parcours d’écrivain en exil dans son propre pays n’aura peut-être pas été vain.

« A vrai dire, je n’ai jamais reçu autant d’affection qu’en Allemagne, ce pays où on avait voulu me tuer. »

Les dernières notes du journal sont, et c’est très rare chez lui, plutôt apaisantes. Il retrouve l’amour, se remarie, change d’appartement. Un bien-être toutefois amputé par la maladie mais avec en permanence cette ténacité qui lui permet de surmonter bien des épreuves. Un an plus tard, en 2002, le prix Nobel de littérature lui sera décerné. Il est loin de s’en douter. Ne peut même pas l’imaginer.

« Camus s’est senti mal, puis a été malade pendant des mois après avoir reçu le prix Nobel : c’est la seule réaction saine à une telle mésaventure. »

Imre Kertész : Le Spectateur, notes 1991-2001, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsai et Charles Zaremba, préface et note de Clara Royer, Actes Sud.

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samedi 10 février 2024

Nikos Kavvadias n'est jamais loin

 "J'ai pris mon quart depuis deux heures à peine et je tombe    désespérément de sommeil. Mon coéquipier dort assis à côté de moi, il se réveille chaque fois qu'il perd l'équilibre et se rendort aussitôt..."

 Nikos Kavvadias : Journal d'un timonier et autres récits, traduit du grec  par Françoise Bienfait, éditions Signes et Balises, 2018                                                         

De retour à son poste de travail, debout derrière l'étal, à la halle aux poissons, il parle (à celui qui n'a pas assisté aux obsèques) du vent léger qui soufflait sur Athènes le 13 février 1975 en fin d'après-midi.

Il revoit, réunis dans un café près du stade Apostolos, les dockers du port du Pirée qui buvaient à la santé de celui qu'ils avaient portés en terre.

Pour eux, Nikos Kavvadias, l'officier radio de la marine marchande, enroulé dans les draps chauds de l'océan, naviguerait longtemps encore en mer de Chine.

Ce soir, disaient-ils, il faisait route vers Shan Tou, les entendait rire ou pleurer et les remerciait d'avoir aspergé son cercueil à l''eau de mer.

 

 Nikos  Kavvadias sur ce blog, c'est ici


jeudi 1 février 2024

Le visage du mot : fils

 Auteur d’une douzaine de recueil de poèmes, Thierry Le Pennec écrit toujours au plus près de ce qu’il vit. Habitant dans un village des Côtes d’Armor, il est arboriculteur et passe la plupart de ses journées au verger, où il y a en permanence beaucoup à faire. Habituellement, il y travaille seul mais il arrive que son fils lui apporte son aide. Celle-ci s’avère alors aussi précieuse que sa présence au domicile familial. Et ça tombe bien puisque le voilà qui revient tout juste d’Allemagne en stop avec l’intention de rester deux semaines et demi sur place.

« Quand le fils est là le temps s’accélère »

C’est autour de lui que s’articule le livre. Par fragments, en une sorte de journal. Qui débute par sa naissance, vingt ans jour pour jour après la mort de Jimmy Hendrix (« il crie / sur ton ventre et déjà / semble interroger le monde ») pour se terminer au moment où le fils s’apprête à devenir père à son tour. Ce sont les années récentes qui sont ici évoquées. Celles où il revient périodiquement à la ferme, aidant son père à couper des branches fines, à clôturer le verger, à charrier du bois, à défricher ou à ramasser les premières « Reines des Reinettes » et celles aussi où il va prendre son envol.

« Aujourd’hui c’est un grand jour
pour le fils et sa compagne ils partent
en roulotte à cheval de la ferme
du Baden-Würtemberg où ils vivent
depuis deux ans ils
attellent pour l’Orient de l’Europe, ne savent
quand reviendront pas avant
d’avoir fait le tour d’eux-mêmes comme
à leur âge je fis. »

Bientôt, c’est en Autriche qu’ils cheminent et c’est là-bas aussi que père et mère vont les rejoindre, leur donner un peu de présence et de réconfort suite un accident qui vit les chevaux s’emballer après qu’un camion les eut doublé, les faisant tomber dans la rivière et blessant la Belle-Fille.
S’en suit un carnet de route où l’on lit le cheminement de l’équipage, les étapes, les faits quotidiens, les paysages traversés, les rencontres inopinées, les réflexions d’un père qui apprécie pleinement la simplicité et les subtilités d’une vie itinérante menée au rythme des chevaux.

« petit trot sur la route de Tulln – grande vallée mystérieuse, châteaux perchés, treilles, oiseaux – et maïs passé l’affluent à Traismauer – peintures naïves et pieuses sur maisons vigneronnes – à la grappe dédiée – bulbes en plein ciel découpées, comme déjà l’Orient – Byzance, l’influence – autos à toute vitesse – ab ! Ab ! Allez les enfants – le fils dirige les rênes, le fouet – l’arrivée des autres siècles en le nôtre – fou et fascinant »

Thierry Le Pennec décrit minutieusement ce qui s’offre à son regard et ce que cela lui rappelle. Son présent bouge tout autant que sa mémoire. Il s’ouvre naturellement, comme dans ses livres précédents, au monde et aux autres.
Quand il rentre en Bretagne, ses pensées suivent toujours la route du fils qui entre en Hongrie, poursuit son périple et ne reviendra que dans quelques mois. Pour aider à nouveau son père, continuer à tisser les liens qui les unissent, avant de repartir pour se poser enfin dans un lieu à lui.

« Cette fois ils partent
attellent pour la toute
dernière étape il y a
de l’émotion pour le fils qui quitte
symboliquement la maison de ses affaires
mises dans la roulotte nous sommes
désormais voisins à deux journées de cheval. »

Si la relation père-fils est parfois difficile et cause de tracas et de déconvenues, ce n’est pas le cas, bien au contraire, dans ce livre construit autour de la personnalité attachante d’un fils vu par un père qui revit, à travers lui, quelques-unes des aventures fondatrices de son ancienne jeunesse.

Thierry Le Pennec, Le visage du mot : fils, quatrième de couverture de Roger Lahu, éditions La Part commune.

mercredi 24 janvier 2024

Tombeau pour un excentrique

Après le décès de son grand-père Wilfrid, le narrateur part, avec son oncle Raphaël, vider la maison familiale qui va bientôt être vendue. Elle est pour lui chargée de souvenirs vivaces et plus il ouvre de tiroirs, de placards, d’armoires, de commodes, plus il circule de pièce en pièce et plus les scènes de la vie passée affluent. Wilfrid surgit à tout bout de champ. Il faut dire que l’homme ne laissait personne indifférent. Très actif et volubile, il s’enflammait au quart de tour, avait la parole fluide, s’avérait curieux de tout, s’adonnait à de multiples passions, lisait beaucoup, possédait une bibliothèque fournie, consultait régulièrement le Kama-Sutra, marchait avec des chaussures appartenant à deux paires différentes, collectionnait des tas d’objets, cuisinait en inventant des recettes parfumées d’épices, était féru d’histoire locale, traversé de rêves et de visions, aussi à l’aise en souffleur de verre qu’en archéologue amateur sondant de nuit une sépulture au cimetière.

« Quand je sortis du ventre de ma mère, tout barbouillé de sang, humecté de salive et de sel, les tempes perforées des pinces du forceps qui se brisa entre les mains de l’accoucheur, mon grand-père, à cent lieues ce soir-là sur une départementale en lisière de Chauny, perdit de joie le contrôle de sa voiture à l’idée d’une filiation nouvelle. Deux agriculteurs le découvrirent le lendemain matin, dans le lait tiède d’un jour d’hiver,. »

Wilfrid est un excentrique de haute volée. Impossible de l’oublier quand on a côtoyé, enfant, un tel énergumène. Impossible également de le croire tout à fait mort. Il erre dans la maison et n’a rien d’un fantôme. Il assiste à l’inventaire et met un point d’honneur à apparaître là où on ne l’attend pas.

« Il s’est photographié devant la cheminée hermétique du salon, égyptien, hiératique, crevant de son pinceau la toile blanche, un pied en retrait, le buste décidé, ému en traversant l’écran de rosée qui le vitrifie. Portrait, autoportrait (au dos de la photo, il a écrit : Soi-même).

C’est un portrait littéraire, conçu par petites touches, et dans le désordre, au fil de ses souvenirs, que s’attache à construire Erik Bullot. Les facéties, les humeurs changeantes, les rêves éveillés et les contradictions assumées du grand-père traversent son roman. Il leur redonne vie en les déployant grâce à une écriture dense, fouillée et visuelle.

Ce grand-père picard, auquel le petit-fils offre un tombeau hors-normes, ne dort, ne meurt que d’un œil. L’autre, vif et attentionné, l’aide à regarder par dessus l’épaule de l’écrivain-narrateur (qu’il appelle "cadet") pour s’assurer de l’exactitude des faits relatés.

Plus la maison se vide et plus Wifrid, personnage attachant, y retrouve sa place. C’est lui qui mène la danse, lui qui bondit sur scène, lui qui demande à son petit-fils de ne surtout pas le portraiturer en vieux bonhomme.. Ses vœux, ce livre en atteste, ont été exaucés de la plus belle des manières.

Erik Bullot : Tombeau pour un excentrique, Quidam éditeur.

jeudi 11 janvier 2024

Mon corps de ferme

Ce n’est pas à une balade bucolique à la campagne avec en fond sonore des chants d’oiseaux et le bruissement léger des feuilles frissonnant sous la brise que nous convie Aurélie Olivier mais à une exploration profonde et soutenue d’un corps de ferme qui peut aisément et par ricochets devenir le sien. Les 18 ans passés dans l’exploitation familiale où elle est née ne s’effacent si facilement.

« s’éloigner d’une ferme d’élevage
s’éloigner d’une ferme laitière
même très loin
n’est pas y échapper »

Quand elle voit le jour, en 1986, tout est déjà en place. Le remembrement a fait son œuvre, supprimé les talus, coupé les haies, les arbres, agrandi les champs. Les tracteurs, de vrais mastodontes qui coûtent plus cher qu’un grand appartement en ville et leurs attelages rutilants vrombissent dans la campagne en mordant le bord des routes. Les pulvérisateurs arrosent de pesticides les parcelles cultivées. L’élevage intensif (dont celui du cochon roi) bat son plein. Le lisier caché sous terre roule aux rivières. Les poules ne sortent plus mais pondent deux œufs par jour. Les vaches laitières doivent produire selon les normes en vigueur et être nourries en conséquence.

« Après six vélages, le vache disparaît
l’abattoir assure sa traçabilité »

C’est au plus près de cette réalité, celle de l’agriculture intensive dans une région (la Bretagne) où l’agro-alimentaire s’est beaucoup développé, qu’Aurélie Olivier ancre ses poèmes. Tous sont reliés au travail, à la vie sociale, au quotidien, à ses à-cotés, festifs ou déprimants, à ses drames, ses dos courbés, ses corps abîmés. Le Christ en croix n’est jamais loin. Il veille au carrefour ou en miniature dans de nombreux foyers.

« Le privé fournit aux parents démunis
le cadrage de leur descendance
ils mettent le prix pour honorer
le catéchisme des générations

Dans la chapelle et la salle de classe
prêtres et directeurs se succèdent
les commandements commandos
propagent la parabole béate bébête »

C’est aux conséquences simples, souvent tues et acceptées à force de résignation, aux répercutions morales et physiques de ce modèle agricole imposé de force aux paysans d’après-guerre qu’elle se frotte. Beaucoup d’agriculteurs n’ont pu s’y faire. Certains ont dû vendre, D’autres se sont suicidés. D’autres encore sont morts prématurément, victimes des produits toxiques qu’ils répandaient sur leur terre. La plupart vivent à crédit.

Ce monde, pas facile et déconsidéré, ou magnifié par ceux qui n’y vivent pas, Aurélie Olivier le saisit avec ses mots, l’empoigne presque, en une suite de poèmes simples et efficaces qui frappent par leur concision et leur justesse. Parfois le corps se rebiffe, à la ferme ou ailleurs. Lui aussi se souvient et le fait savoir à sa manière.

« Malheureusement les résultats d’analyse sont formels,
j’ai surestimé ma stratégie : c’est un mélanome. On va
devoir faire une seconde opération à l’hôpital du cancer. »

Ce livre porte en lui une nécessité de dire, de décrire, de témoigner.

 Aurélie Olivier : Mon corps de ferme, éditions du commun.

mardi 2 janvier 2024

La Reverdie

Olivier Domerg poursuit inlassablement ses marches et ses observations, en quête de paysages vivants et rassurants, la couleur verte s’avérant être, la plupart du temps, un signe de bonne santé. Cette fois, c’est la réapparition de cette couleur qu’il guette, la retrouvant, jeune et tendre au printemps ou fragile, perçant à peine la terre brûlée par le cagnard estival, en début d’automne, quand un peu de l’eau aspirée par l’air brûlant décide enfin de renouer avec son attraction terrestre.

« Pluie, soleil, cela suffit ! L’herbe repousse, la campagne reverdit. Le sol, humide et meuble, paraît plus noir, comme couvert d’humus. »

Ce sont ces très perceptibles changements qu’il débusque et transmet, par notes ou poèmes brefs. Il est de ceux (ils ne sont pas si nombreux) qui écrivent sur le motif en pénétrant dans le paysage et en s’emparant de tout ce qui s’offre à leur regard (herbes, plantes, arbres, feuilles, fleurs, fruits), tout ce qui les aide à trouver un accord,, une harmonie, un équilibre intérieur.

« La question du poème est indissociable de celle du regard. Voir traverse le poème. Voir transperce le poème pour saisir sa langue ».

Il faut être sur le qui-vive. Le poète l’est constamment et son lecteur se doit de ne pas être en reste. Les détails fourmillent, saisis délicatement, amenés à vivre ensemble, au fil des pages, de façon à offrir une lecture concrète du paysage. Cela ne peut se faire sans obstination, il le sait, s’en explique et dit la force que constitue pour lui la répétition. Elle est essentielle dans sa démarche. Il faut fouiller, tourner autour, creuser, repérer ce qui bouge, ce qui change, selon la météo, la lumière, les saisons, l’angle de vue, l’acuité du regard.

« La répétition est la première discipline. Face aux choses, à leur permanence. Y revenir encore et encore. Pour provoquer leur expression. Pour pousser plus avant l’écriture. Pour poser sur elles un œil neuf. »

Cet arpentage minutieux des lieux, vastes ou plus restreints, Olivier Domerg l’enrichit, de livre en livre, dans une grande exigence, qui peut parfois déboucher sur une saine colère vis à vis de ceux qui s’en prennent au paysage en le défigurant, en le malmenant. Quand son regard est blessé, il le dit, s’y arrête un instant avant et poursuit sa route. Il note, cherche, précise, trouve et assemble les mots justes (usuels, ceux de tout un chacun) pour exprimer au mieux ce qu’il voit, surprend et ressent, en une succession de fragments, de séquences presque visuelles,

"Mais il ne s’agit pas de descriptions, plutôt d’inscriptions !"

Olivier Domerg : La Reverdie, Atelier rue du soleil.

vendredi 22 décembre 2023

Dieu leur dit

Retour en Épire, du côté grec, tout près de la frontière albanaise, là où Sotiris Dimitriou situait déjà Heureux soit son nom, son précédent livre, publié aux éditions Quidam en 2022. L’histoire compliquée et douloureuse de cette région montagneuse, dont une partie fut annexée par l’Albanie, a façonné l’existence des maçons et des ouvriers qui partagent ici leurs secrets et leurs tourments, chacun dévoilant une part de lui-même, au cours d’une seule journée, au début des années 2000. Ils sont une douzaine, grecs, albanais, grecs d’Albanie, embauchés pour construire la maison de « l’émigré », « un coucou solitaire » qui rentre d’Allemagne après des années d’exil.

« Au bout de cinq mois pas sûr qu’il ait ouvert la bouche pour parler d’autre chose que de ciment, de briques et de fers à béton. Quand il ne faisait pas ses comptes sur un calepin il regardait par terre plongé dans ses pensées. À Povla son village il ne mettait jamais les pieds. »

Le décor est austère. Une route précaire, ouverte au bulldozer, permet d’accéder au chantier. Ils y sont depuis cinq mois mais ce jour-là, la pluie, qui tombe sans discontinuer, les oblige à faire relâche. Et à parler, à dialoguer, à s’exprimer enfin, à raconter ce que tous (à commencer par les plus anciens) ont dû subir (prison, travaux forcés, immigration, etc) du fait de leur appartenance à la minorité hellénophone d’Albanie, sous le régime du dictateur Hodja.

« En 75 ils m’envoient à Spaç dans les mines de pyrite et de cuivre qu’y a pas plus profond, jusqu’en 85 à la mort de Hodja. Là-bas j’étais wagonnier. Je devais faire mes sept wagons par jour. Je rentrais sous terre le matin et je ressortais la nuit. Là-bas je l’ai vue dans les yeux la malemort. Je trimais dans la zone mortelle, ça faisait que de s’ébouler. »

L’un après l’autre, ils se racontent, utilisent le seul dialecte qu’ils connaissent, celui, imagé, direct et inventif, que les générations précédentes leur ont transmis et que Dimitriou maîtrise à la perfection. La traductrice n’est pas en reste, qui parvient à lui rendre sa tonalité et sa spécificité. Cette langue se prête à l’oralité. Les ouvriers l’affectionnent. Rocailleuse, subtile, populaire, émaillée de dictons, elle constitue leur bien commun et donne une résonance particulière à leurs propos.

Tous ont derrière eux une vie pas facile. De lourds fardeaux qu’ils portent comme ils peuvent, s’en allégeant ponctuellement en les partageant avec les autres. Parfois, la parole laisse place aux chants. Les non-dits se colorent alors d’un peu de douceur. Ils entonnent quelques strophes, s’accordent des pauses, sortent les verres et l’alcool, accueillent des gens de passage, des bergers, des musiciens gitans qui reviennent d’une noce. Les langues se délient de plus en plus. Des choses trop longtemps tues sortent enfin. L’émigré taciturne va, lui aussi, s’ouvrir comme il ne l’avait jamais fait auparavant. Il se dit coupable de la mort d’un homme.

Au fil des heures, au bout du compte (des contes), les récits s’assemblent, se recoupent et donnent corps à un roman polyphonique extrêmement vivant, dynamique, chargé de terribles souvenirs mais également ponctué d’anecdotes plus légères et de traits d’humour bien sentis. Ce sont les humbles, les invisibles, les travailleurs manuels, les laissés pour compte, ceux qui n’ont (ordinairement) pas droit au chapitre qui s’expriment dans la montagne. Ils détachent des pans de leur rude histoire en la frottant à l’autre, la grande, la faucheuse, l’avaleuse des langues et des cultures minoritaires qui n’aura pas réussi à les faire taire.

Sotiris Dimitriou : Dieu leur dit, traduit du grec par Marie-Cécile Fauvin, Quidam éditeur.

mercredi 13 décembre 2023

Lumières sur Maldoror

Sa vie fut brève (avril 1846 - novembre 1870), son œuvre ne comporte que deux titres : Les Chants de Maldoror, publié à compte d’auteur sous le pseudonyme de Comte de Lautréamont en 1869 et le second, Poésies I et Poésies II, (deux fascicules – avril et juin 1870 – qui seront ensuite rassemblés), signé de son vrai nom, Isidore Ducasse. De lui, ne subsiste qu’une photo, découverte plus d’un siècle après sa mort. Il est né à Montevideo et mort à Paris Son corps est enterré dans une fosse commune du cimetière Montmartre. De son vivant, il n’eut que de rares lecteurs et a laissé peu de traces hormis ses textes. Tous ces éléments, mis bout à bout, réduisaient ses chances d’accéder un jour à la postérité, d’autant que les exemplaires des Chants de Maldoror, imprimés en Belgique, ne furent mis à la vente, de façon confidentielle, (dans une librairie Bruxelloise) qu’en 1874 avant d’être réédités à Paris en 1890.

Et pourtant, un siècle et demi après la disparition du poète, l’œuvre de Lautréamont /Ducasse est toujours bien vivante. Présente, déconcertante, fascinante, iconoclaste, elle interroge des générations de lecteurs. Elle est étudiée, analysée, commentée, recommandée. De nombreux ouvrages lui sont consacrés. Des historiens et des chercheurs s’en emparent, qui ne peuvent s’en séparer, y trouvant sans cesse de nouvelles pistes à explorer. Henri Béhar est l’un d’entre eux. Son parcours (il a édité les œuvres complètes de Roger Vitrac, de Tristan Tzara et d’Alfred Jarry), sa connaissance des avant-gardes, en particulier le surréalisme et Dada, qu’il étudie depuis des décennies, ainsi que son regard vif et pertinent s’avèrent précieux pour nous guider, avec méthode et efficacité, dans les méandres créatifs d’un alchimiste du verbe qui n’appartint à aucune école.

Rien ne lui échappe de l’étonnant parcours des Chants de Maldoror qui ne seraient jamais parvenus jusqu’à nous si quelques poètes, et non des moindres (Jarry, Soupault, Breton, Aragon, Tzara), ne les avaient repérés, les sortant de l’oubli, y puisant de quoi alimenter leur propre cheminement poétique et se relayant pour qu’ils perdurent. Auparavant, en 1885, les poètes de "La Jeune Belgique", faisant la même découverte, avaient alerté leurs amis symbolistes français et Remy de Gourmont fut d’emblée séduit par ces Chants qui détonnaient et donnaient un sacré coup de fouet à la poésie qui, jusqu’alors, n’avait jamais encore vibré de la sorte.

Henri Béhar a lu les nombreux essais, études et préfaces consacrés aux Chants de Maldoror et aux Poésies. Il entreprend ici une analyse fouillée (soulignant ses accords ou ses réserves, y ajoutant ses convictions) des différentes approches d’une œuvre qui a toujours suscité débats et passions. Il avance chronologiquement, débute par la vie et le cheminement du poète, (grand lecteur, au courant de tout ce qui s’écrit, ne supportant pas plus le romantisme que le lyrisme souffreteux), s’arrête sur l’édition de ses textes, poursuit avec leur réception critique et passe ensuite à leur découverte par ceux qui vont la faire connaître et, souvent s’en inspirer, en particulier Philippe Soupault, qui a vraiment sorti Lautréamont de son long purgatoire, en 1917.

« J’ai rencontré Philippe Soupault à la fin de l’année 1962. Je venais de soutenir un mémoire sur "l’Esprit Dada", le premier du genre à l’université, et lui-même achevait le chapitre "Les pas dans les pas" pour le recueil Profils perdus, qui devait paraître aux éditions du Mercure de France en mars suivant. Il me dit alors quel effort cela avait représenté, pour lui, de retrouver l’état d’esprit exact qui l’animait, avec ses amis, une quarantaine d’années auparavant. »

Aragon, a, lui aussi trouvé en Lautréamont un précurseur littéraire qui l’accompagnera tout au long de sa vie.

« Philippe Soupault fut le premier d’entre nous à posséder un exemplaire des Chants. Il nous le prêta et c’est dans un décor invraisemblablement maldororien que nous le lisions, Breton et moi, l’un à l’autre, à tour de rôle, à haute voix. »

Nombreux sont ceux qui furent bousculés par ces Chants (comme le souhaitait d’ailleurs leur auteur) et qui, surtout, ne se contentant pas du simple plaisir de la lecture, voulurent la prolonger en s’intéressant de près aux effets que ces proses produisaient sur eux. Il est impossible de les mentionner de façon exhaustive mais Henri Béhar, au fil de son ouvrage, précis et remarquablement documenté, prend le temps de s’arrêter sur chacun d’entre eux, d’entre elles (de Guy Debord à Marcellin Pleynet en passant par Julia Kristeva, Sollers, Le Clézio et beaucoup d’autres)) en démontrant, exemples et citations à l’appui, combien l’écriture d’Isidore Ducasse peut agir comme un aimant, capter l’attention (voire même l’imaginaire) de qui décide de s’immerger dans ses proses.

« Pour nous, il n’y eut d’emblée pas de génie qui tint devant celui de Lautréamont. » (André Breton)

Henri Béhar : Lumières sur Maldoror,Classiques Garnier,, bibliothèque de littérature du XX ième siècle.

dimanche 3 décembre 2023

Le canevas sans visage

Léona, 66 ans, infirmière-auxiliaire en retraite, veuve, mère et grand-mère a la dent et le cuir plutôt durs. La tendresse n’a jamais été son fort et ce n’est pas la vieillesse, dans laquelle elle glisse inexorablement, qui va l’inciter à mollir. Après avoir manié la seringue pendant des décennies et piqué la peau rude des mineurs des puits de Marles et de ses environs, la voici reconvertie dans la broderie, en train de couvrir de laine un canevas qui lui donne du fil à retordre.

« Qu’est-ce qui lui a pris aussi de se mettre à broder ce portrait, comme pour défier le temps et amoindrir le poids de la solitude ? Cela lui ressemble si peu cette occupation de bonne femme. »

Ce qui la caractérisait, au temps de sa splendeur, quand elle entrait chez un patient, torse bombé et seins en avant, c’était sa froideur, sa brutalité, son manque d’empathie, son instinct de femme autoritaire et déterminée et une certaine animalité à laquelle elle donnait libre cours lors de ses ébats furtifs, et vite expédiés, avec le gros et libidineux docteur Caudron.

« Quel beau salaud, quand on y songe. Leur histoire, si on peut appeler cela une histoire, avait duré jusqu’au début de l’année 1953. Léona avait alors quarante-cinq ans et son tour de poitrine ne suffisait plus à faire oublier son tour de taille. »

Ses doigts brodent un portrait de mineur mais ses pensées sont ailleurs, tournées vers les hommes de sa vie, à commencer par François, son mari, « un doux, une sorte d’intellectuel, qui se révélait plus à l’aise le nez plongé dans les livres que l’œil pendu dans le décolleté des femmes », François, mort en février 1968, puis Caudron, l’ultra rapide, puis Monsieur Alphonse, l’amant précautionneux. Dans son entourage immédiat, il y a également Daniel, son fils (qu’elle n’apprécie guère et qu’elle tient toujours plus ou moins sous sa coupe) et Pascal, son petit-fils (qui, selon elle, marche dangereusement sur les traces de son père). Tous ces hommes qui s’enchevêtrent dans son présent et dans sa mémoire l’accompagnent et la perturbent. Seul François, sans doute parce qu’il est le seul à ne plus être de ce monde, semble sortir du lot en éveillant en elle de tardifs regrets. Peut-être aurait-elle pu le sauver de sa septicémie si elle avait été un peu plus attentive ? Ou peut-être pas. Elle préfère pencher pour la seconde option.

Si Patrick Varetz brosse le portrait d’une femme rêche et revêche qui n’aime pas ses proches mais peut néanmoins se montrer généreuse, son récit va plus loin en s’ancrant au plus profond de cette région minière qu’il connaît parfaitement et dont il restitue des fragments d’histoire, s’attachant aux hommes, à la dureté de leur travail, aux maladies, aux accidents, aux répercussions que cela produit au sein même des familles et au lent déclin puis à la fermeture définitive des puits.

Léona (placé ici sous le regard d’un narrateur qui n’est autre que son petit-fils) ne parvient pas à finir son canevas, butant sur le visage du mineur qui y est représenté. Peut-être parce qu’elle n’a jamais pris le temps de s’attarder (ne perçant que leur peau, leurs fesses) sur les visages pourtant très expressifs de ces dizaines de milliers d’hommes (les gueules noires) qui ont passé une grande partie de leur (souvent courte) vie sous terre.

Les lecteurs des textes de Patrick Varetz retrouveront dans ce court roman plusieurs des personnages présents dans ses précédents livres. La grande fresque familiale, avec ses heurts, ses déflagrations, ses éclats coupant,s qu’il manie avec dextérité afin de les rassembler en un puzzle intime, littéraire et salvateur, se poursuit ici de belle manière.

Patrick Varetz : Le canevas sans visage, éditions Cours toujours

mardi 21 novembre 2023

Le Pair

Elle porte, depuis ses dix-huit ans, un lourd secret dont il lui faut se défaire avant qu’il ne soit trop tard mais elle n’a plus personne, ou presque, à qui se confier. Elle, c’est Jeanne, une vieille dame originaire des Vosges qui retrace les principales étapes de son existence en s’arrêtant sur ce jour de 1943 où tout à basculé, quand Paul, son frère jumeau, a été arrêté par les allemands avant d’être déporté au camp de concentration du Struthof d’où il n’est jamais revenu. Un pacte les unissait : tous deux s’étaient promis de ne rien se cacher. Promesse qui ne peut être tenue quand on entre dans la résistance et qu’on s’éclipse discrètement la nuit pour aller combattre l’armée d’occupation.

« Nous devions tout nous dire, les mots nous ont manqué. Notre serment envolé dans le bois. Quel sens aussi la promesse candide de nos sept ans ? Nos vies en grandissant ont noué leurs secrets. Nous nous sommes perdus, un peu, ce n’est pas anormal. »

L’ombre de Paul, telle qu’elle se l’imagine, et si elle existe, ne peut se trouver qu’au camp du Struthof où elle se rend une dernière fois pour lui parler, lui délivrer cette vérité qu’elle lui doit, en une longue confession où elle avoue enfin ce qu’elle n’a jamais divulgué, à savoir sa relation intime avec un jeune soldat allemand et les répercutions terribles que cela a provoqué.

« J’ai eu le pouvoir terrifiant de dire ou de me taire. Par lâcheté sans doute je me suis maintenue dans l’entre-deux le moins inconfortable : j’ai attendu. Ce n’était pas vraiment un choix. J’ai laissé à la vie le soin de décider quand et à qui je devais raconter. Il a toujours été trop tard. »

Quelques années auparavant, Jeanne avait noirci les pages d’un cahier pour tenter d’y voir plus clair mais en pure perte puisqu’elle avait fini par le déchirer avant de jeter ses mots dans l’eau du ruisseau Le Pair, celui que les jumeaux fréquentaient durant leur enfance.

Son secret, elle l’a gardé tout en menant une vie apparemment normale, celle d’une sœur, d’une épouse, d’une veuve, d’une mère, d’une grand-mère. C’est ce qu’elle explique en revenant sur son passé, juste avant de prendre congé, avant de dire adieu à ce frère auquel elle s’adresse, saluant sa mémoire en le faisant revivre dans l’enceinte même du camp où il est mort.

La force de ce livre réside dans sa concision et dans sa belle et impeccable architecture. C’est un poing fermé qui s’ouvre lentement, libérant ce qu’il cachait. Le texte est sûr, prenant, incisif, empreint d’une certaine douceur. Moins de cent pages suffisent à Catherine Litique pour bâtir un roman sensible où la vérité, humainement douloureuse, ne se dévoile qu’avec délicatesse, en un lancinant murmure, en une succession de séquences courtes et efficaces portées par un fil narratif tenu avec grande maîtrise.

Catherine Litique : Le Pair, éditions Le Réalgar.

samedi 11 novembre 2023

Nina Simone

Ce n’est pas une biographie de Nina Simone (1933-2003) que proposent Valérie Rouzeau et Florent Chopin dans ce livre publié dans la belle collection Supersoniques mais une évocation sensible de l’œuvre et du parcours de vie de l’une des plus grandes chanteuses de jazz.

Valérie Rouzeau débute son texte en partant de l’enfance de celle qui est née Eunice Waymon en Caroline du Nord, dans une famille de révérends méthodistes. Possédant l’oreille absolue, elle savait jouer à l’harmonium, dès ses trois ans, le gospel préféré de sa mère. Deux ans plus tard, « elle subjugue les fidèles dans toutes les églises où sa mère l’assoit, coussin sur la chaise de paille, devant l’orgue ».

Son rêve, et elle travaille dur pour le réaliser, est de devenir pianiste-concertiste. Mais la pauvreté et le racisme vont l’en empêchée. Passionnée par Chopin, Mozart, Beethoven, donnant son premier concert classique à huit ans, l’entrée au prestigieux Curtis Institude de Philadelphie lui sera refusée et cela bouleversera sa vie.

Elle va alors faire entendre la magie de sa voix et c’est par elle, unique et envoûtante, « dont on a pu dire que c’était tantôt du gravier, tantôt du café crème », que la reconnaissance viendra. Elle passe du classique (ne l’abandonnant pas pour autant) au jazz sans jamais se détourner de son piano. Elle joue, compose, écrit, adapte des morceaux anciens, met en musique des textes (notamment ceux de Langston Hughes et James Baldwin), reprend (en y ajoutant sa griffe) des titres connus tels Just Like a Woman de Bob Dylan ou My Sweet Lord de George Harrison et étoffe peu à peu son répertoire. Elle n’oublie pas ses racines. Le gospel, dit-elle, lui a enseigné l’art de l’improvisation et si le Sud profond, d’où elle vient, est celui des ségrégationnistes et des esclavagistes blancs, il demeure également le lieu où est apparu le blues à la fin du dix-neuvième siècle. Cela, la Little Girl Blue (titre de son premier album) le sait et l’exprime.

« Et l’aria peu à peu varia
De plus en plus noire se fit la voix »

C’est pour ne pas être reconnue par ses proches, qu’elle prend en 1954, alors qu’elle se produit dans un bouge d’Atlantic City, le pseudonyme de Nina Simone. C’est le prélude à la carrière qu’on lui connaît, le succès arrivant dès la fin des années cinquante à Greenwich Village puis à travers tout le pays et bientôt dans le monde entier.

Cela, Valérie Rouzeau l’écrit en choisissant de s’arrêter sur des moments-clés, la présentant telle qu’elle était, en femme libre, militante des droits civiques, défendant les droits des femmes, à commencer par les noires, s’engageant dès qu’il le fallait, luttant avec sa voix, son chant, ses textes, se battant également avec une maladie (sa bipolarité) qui lui rendra la vie difficile.

« C’est le monde que tu t’es créé, Nina, et maintenant tu dois accepter d’y vivre », Nina Simone se répétait les paroles de son ami James Baldwin dans les moments difficiles ».

Florent Chopin, par ses collages, son travail sur le papier, y compris le papier peint, et sur les objets, raconte Nina Simone en empruntant les chemins qu’il affectionne. Il déplie ses cartes marines ou terrestres, zèbre ses toiles de notes de musique, crée d’intenses mouvements, dessine ou peint, perçoit le timbre de la voix jusque dans son corps et impulse de la profondeur (et des envies de voyages) aux murs. Les reproductions, pleine page, du peintre (et poète) dont l’antre, "l’atelier des brousses", se trouve dans un ancien garage à Saint-Ouen, attirent, aiguisent et font du bien au regard et à l’imagination.

Tous deux, par des voies différentes mais complémentaires, s’associent pour rendre un bel hommage à Nina Simone, décédée dans le Sud de la France, à son domicile de Carry-le-Rouet, en 2003, dix ans après la parution de son dernier album, Single Woman.

Valérie Rouzeau et Florent Chopin : Nina Simone, éditions Philharmonie de Paris, collection Supersoniques



 

jeudi 2 novembre 2023

MURmur

MURmur est composé de deux récits, tout aussi percutants l’un que l’autre. Le premier est le témoignage d’une femme qui s’exprime de derrière les barreaux, emprisonnée parce que vivant dans un pays où toute interruption de grossesse, volontaire ou pas, est sévèrement réprimée. Elle, c’est une fausse couche qui lui a fait perdre sa liberté en même temps que l’enfant qu’elle désirait. Double peine qui décuple sa rage, sa révolte, sa résolution à tout mettre en œuvre pour que les choses changent dans un monde où se succèdent des générations d’hommes qui décident du rôle et de la place des femmes dans la société.

« j’écris d’une époque et d’un pays délirants qui entérinent des lois punissant de prison toute femme dont la grossesse a été interrompue. D’un endroit où une moitié de la population accepte de n’être bonne qu’à porter les générations suivantes et sanctionnée pour y faillir. Moi, je sais, je connais l’histoire effacée et l’effacement de l’histoire.

je sais. À une certaine époque, il n’y a pas si longtemps en vérité, on a dépossédé les femmes de leur corps. »

La révolte gronde, enfle derrière les murs où certaines des détenues s’organisent et entendent bien fissurer les briques de leurs cellules pour que leurs voix portent, parviennent à sortir et soient relayer par d’autres, au dehors.

Le second récit, plus long, est également porté par des femmes qui s’organisent quand la plus jeune d’entre elles (GrandeEnfant, 16 ans), abusée par Garçon, un jeune type du quartier, se retrouve enceinte. Les faits sont exposés de façon factuelle, par paliers, à coups de phrases nerveuses, avec minutie et efficacité.
Après la stupeur et le désarroi, place à l’action. GrandeEnfant ne veut pas de cet enfant. Mère, sa mère (seule au foyer avec deux autres gamines à charge) prend les choses en main. Elle contacte Collègue, puis Secrétaire, puis Intermédiaire, puis Faiseuse, les différents maillons d’une grande chaîne de femmes solidaires qui ont toutes souffert dans leur chair, leur tête, leur quotidien.

« Secrétaire accepte de devenir momentanément Faiseuse. Accepte, elle en temps habituel si craintive et obéissante, de défier la loi. Et tant pis pour les cauchemars qui s’ensuivent, paniques de la dénonciation et des complications. C’est un risque à prendre pour guérir les enfances désastreuses, passées ou futures. »

Toutes seront dénoncées (par Garçon qui, pactisant avec les flics après un vol de voiture, monnaie ainsi son impunité), poursuivies, jugées, défendues par MaîtreAvocate (on pense inévitablement à Gisèle Halimi) lors d’un procès retentissant (en réalité celui de Bobigny en automne 1972) qui fera date dans la lutte pour le droit à l’avortement.
Caroline Deyns ne cite aucun nom. Ce n’est pas l’identité d’une telle ou d’une autre qu’il faut retenir mais l’action collective qu’elles ont initié. Elle retrace avec précision le long combat de ces femmes anonymes. Son écriture incandescente, concise, haletante, nous plonge au cœur de la lutte. Celle-ci, âpre et prenante, reste d’actualité. Partout des êtres redoutables, mus par des idéologies qui le sont autant, s’activent, peaufinent des projets de loi, préparent de terribles retours en arrière en se trouvant souvent des allié(e)s de circonstance.

« - N’oublie pas, jeune fille, que nous veillons. Et rappelle bien aux autres salopes qui te ressemblent, que toute loi est réversible. »

 Caroline Deyns : MURmur ,Quidam éditeur

Trencadis , le précédent, très remarqué (et remarquable) roman de Caroline Deyns (autour de la vie, du parcours et de l’œuvre de Niki de Saint Phalle) ressort dans la collection Les Nomades (Quidam éditeur)

dimanche 22 octobre 2023

10 x 10 Anthologie de la poésie allemande contemporaine

10 poètes (six femmes et quatre hommes), tous nés après 1960, 10 poèmes pour chaque auteur, une édition bilingue et la volonté de privilégier la diversité culturelle et la polyphonie contemporaine de la poésie allemande au vingt-et-unième siècle : tel est le pari audacieux proposé (et tenu) par José F.A. Oliver qui a choisi les voix présentes, les traductions étant signées Gérard Tessier et Tim Trzaskalik.

Né(e)s en Roumanie, en Turquie, en Pologne, en Bulgarie ou en Allemagne, ils/elles ont leur propre histoire tout en ayant en commun une expérience de la migration. Cela les façonne et l’on repère dans leurs textes des points sensibles dus à leurs origines, à leur enfance, à leurs déplacements, à leur manière de s’approprier et de faire bouger une langue avec laquelle ils se sont peu à peu familiarisés.

Ils se nomment Alexandru Bulucz, Safiye Can, Zehra Çırak, Özlem Özgül Dündar, Dinçer Güçyeter, Lütfiye Güzel, Dagmara Kraus, Martin Piekar, Tzveta Sofronieva et Mikael Vogel, sont parfois traducteurs, animent des ateliers d’écriture, travaillent avec d’autres artistes et vivent pleinement leur poésie. L’avantage d’une telle anthologie, comparée à celles qui, bénéficiant d’un inestimable recul, s’organisent autour d’œuvres déjà closes, ou sur le point de l’être, est de donner un état des lieux d’une poésie en train de s’écrire, conçue par des poètes et des poétesses qui cherchent, expérimentent diverses formes, creusent certains thèmes (parmi ceux qui traversent les sociétés occidentales), s’inscrivent dans leur époque, se montrent solidaires, sont rarement auto-centrés, ont lus leurs prédécesseurs,

Il y a là des voix prenantes, des découvertes étonnantes, des poèmes qui frappent par leur instantanéité ou leur profondeur. Ainsi Alexandru Bulucz, né à Alba Iulia, en Roumanie, où il a vécu jusqu’à ses treize ans :

« Il s’agissait
d’avoir assez à manger à la fin de la journée
de rester en vie, donc de rester auprès de la vie pratique,
de ne pas se laisser décontenancer
par ce qui se passait en dehors de la ferme,
ils ne la quittaient que pour faire quelques provisions élémentaires.
La grande routine était plongée dans un silence étrange,
le langage du corps se substituait aux paroles,
les travaux tiraient leur signification de la richesse des signes,
des changements de couleurs de la nature,
des bruits des animaux
du gonflement du pis des vaches sur lequel les veines ondulaient. »

Ainsi Safiye Can, née en 1977 à Offenbach, dans une famille Tcherkesse :

« Ce soir tu n’es pas venu
ni cette semaine
ni ce mois
ni cette saison.

Même cette année tu n’es pas revenu
et tu n’es pas non plus revenu
les années précédentes.

Une petite partie de moi attend toujours
une partie de moi est une petite fille
assise sur une chaise en bois
elle regarde vers la porte. »

ainsi Mikael Vogel, né en 1975 à Bad Säckingen :

« Le castor, écrit Dante, dans Inferno
Se préparerait pour sa guerre : contre les poissons.

Depuis la rive, selon la zoologie médiévale
Il laisserait pendiller dans l’eau sa queue qui sé-

Crèterait une substance graisseuse laquelle attirerait
Irrésistiblement les poissons – puis
Le castor se retournerait pour attraper son repas avec sa bouche. »

Ces 10 voix aident à saisir la diversité de la poésie qui s’écrit outre-Rhin. Dynamiques, elles s’ajoutent à beaucoup d’autres, se donnent à lire telles qu’elles sont, certaines en devenir, d’autres déjà bien posées, participant toutes à un vaste mouvement d’ensemble.


10 X 10 Anthologie de la poésie allemande contemporaine, choix et présentation de José F. A. Oliver, traductions de Gérard Tessier et Tim Trzaskalik, Les Hauts-Fonds.

Chez le même éditeur, et dans la même collection, paraît une autre anthologie, tout aussi passionnante : 9 poètes d’Écosse – 1920-2000 – avec des traductions de Camille Manfredi et Paol Keineg. S’y côtoient, entre autres, Hugh MacDiarmid, Edwin Muir et Muriel Spark.

jeudi 12 octobre 2023

La troisième voix

Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut entretiennent depuis de nombreuses années une correspondance assidue. Celle-ci leur a déjà permis d’écrire un livre, dans lequel le second intervenait à partir des photographies de la première. Cette fois, leur démarche est différente. Ils ont pris l’habitude de glisser, chacun leur tour et quand ils en éprouvaient l’envie, un poème dans l’enveloppe, se répondant, ou plutôt dialoguant ainsi, à partir d’un mot (le mot « neige » par exemple), d’un choix de voyelles, de consonnes ou d’initiales, du lieu où ils habitent, des couleurs du ciel au bord de la Seine ou à proximité du littoral, du climat, des mois, des saisons, du paysage (faune, flore, terre, craie, rocaille, etc) et de cet étrange (attendu et recherché) « état de poésie », si cher à Georges Haldas, qui les surprend à certains moments du jour. Ce sont les poèmes issus de ces allers-retours par voie postale qui sont ici rassemblés

« Nous savons que les heures s’effacent,
nous seuls pouvons disperser
les lettres des noms.

La craie sur le tableau du jour
couvre blanc l’horizon, novembre
approche ses légions pâles.

À Dunkerque, tu avances
les signes d’un pays
silencieux.

Ici, d’un bord à l’autre,
dès que s’ouvre le poème,
l’adverbe réduit le mot distance. »

Il leur faut beaucoup de complicité et une belle amitié pour parvenir à accorder leurs voix afin d’en créer une troisième. Le lecteur, porté par la teneur, la densité, la délicatesse et la générosité des correspondances, oublie peu à peu qui écrit quoi. Les poèmes viennent, se répondent, se nourrissent les uns les autres et la magie opère, générant un dialogue fécond.

« Souvent nous retournons le livre
sans avoir atteint le bas d’une page,
nous nous cachons la face avec les paumes
et nous fixons l’écran intime, peu à peu,
translucide, et nous continuons de lire.
C’est ainsi que la vue se régénère
dans un ciel rayonnant d’étoiles. »

Pour finir,, tous deux reviennent sur l’échange des poèmes et sur ce lent cheminement qui leur a permis de donner sa tonalité à La troisième voix.

« La contingence temporelle, devenue notre alliée, nous a offert un nouveau territoire, une nuit peut-être pour que les mots l’habitent » (Isabelle Lévesque)

« Comprendre, c’est se surprendre, ce n’est pas se contenter de faire écho, c’est accroître. » (Pierre Dhainaut)

 Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut : La troisième voix, peinture de Fabrice Rebeyrolle, éditions L'herbe qui tremble.

lundi 2 octobre 2023

Une fin d'après-midi continuée

Belle initiative des éditions Tarabuste qui réunissent en un seul volume trois livres « marocains » de James Sacré. Tous ont été publiés auparavant par André Dimanche : Une fin d’après-midi à Marrakech (1988), Viens, dit quelqu’un (1996) et Un paradis de poussières (2007). Ces trois livres sont écrits dans la compagnie d’une même personne, son ami Jillali Echarradi, peintre avec lequel il a souvent collaboré. Beaucoup de ces poèmes lui sont adressés.

« J’aimerais écrire des poèmes très figuratifs
Qu’on verrait dedans sans pouvoir se tromper
La couleur de Marrakech par exemple avec au loin la Koutoubia
Elle permet qu’on s’oriente en parcourant la ville et la campagne environnante.
À une terrasse de café on aperçoit, fugitivement, mais de façon précise
Ton visage inquiet qui va sourire
Après justement qu’on aura marché, beaucoup de silence et des paroles qui préparent à des gestes vrais,
La légèreté du soir et du monde à Marrakech. »

Au Maroc, à Marrakech mais aussi à Sidi Slimane, à Kénifra ou dans de plus petites bourgades, près des étals des marchands de menthe, de figues, d’escargots, ou au café, dans des campagnes à vocation agricole ou sur les routes où circulent les camions qui sillonnent le Magreb, James Sacré va à la rencontre, note, écrit dans la proximité des autres, amis peintres, écrivains ou anonymes, dans un décor changeant au gré des nuances et des variations de couleurs, guettant les gestes les plus infimes de ceux, de celles qui l’entourent. Il ressent une sorte de bonheur à se trouver là, au milieu de gens si naturellement vivants, découvrant leurs lieux, leurs rites, leurs méthodes de travail tout en se découvrant parfois lui-même, surpris de retrouver dans ce pays des façons de vivre (de peu) qui ressemblent à celles qu’il a connu durant son enfance et sa jeunesse en Vendée.

« Je retrouvais dans ce pays des chemins
qu’on a détruit dans le mien 
Bientôt personne qui s’en souvient. »

Rien ne paraît pouvoir lui échapper (des détails, par dizaines, qui s’offrent à lui) tant on le sent curieux, attentif, disponible, prêt à s’abandonner. Son poème débute dans la présence des autres, qui le font vibrer et dont il ressent les soubresauts du corps jusque dans le sien. Il avance en donnant à son texte – dont on a l’impression, agréable, qu’il s’écrit sous nos yeux – un rythme posé, une continuité qui privilégie les sinuosités, un peu comme s’il avait besoin de bifurquer, de corriger un brouillon ou de revenir sur ses pas pour préciser sa pensée, pour ajouter des éléments à la séquence qu’il est en train de construire.

« Poème qui s’en va, de passage,
Entre le monde et le bruit des mots.
On s’invente un désert en parlant parce qu’on oublie
Qu’on est au paradis.
Je suis là que de passage, un pied
Dans le vivant, l’autre pris
dans le bruit du vivant. »

Il voit, surprend telle attitude, tel geste, tel sourire ou regard, sort parfois son appareil photo pour mémoriser un instant, pour le faire bouger ensuite dans son poème. Toute la vie simple, habituelle, silencieuse ou tumultueuse qui bruisse autour de lui l’attire.

« Je voudrais m’en aller dans un poème
Pour être comme à côté du corps
De quelqu’un d’autre, un corps
Où la parole ne trahit pas le silence.
Mais le poème est trop de ruse et rien
Qu’on pourrait caresser. »

Ce volume (de 360 pages) est plein de paysages, de mouvements, de haltes, de moments de vie, de partages, d’amitié, de recueillement dans certains cimetières, de gestes, de visites, de dons, d’offrandes, de retenue, de découvertes et c’est son auteur qui en parle le mieux :

« Ces livres sont des gestes d’écriture, qui ne veulent rien expliquer, qui veulent seulement rencontrer, et continuer de s’étonner (heureusement ou pas), de découvrir et de se découvrir dans la compagnie de l’autre, qui est l’hôte, ce mot qui met superbement ensemble l’autre et le même. »

James Sacré : Une fin d'après-midi continuée, postface de Serge Martin, éditions Tarabuste.