jeudi 10 mars 2011

Les Veuves de verre

Dix-sept récits, écrits entre 1992 et 1995, lors de voyages effectués au Canada et aux Etats-Unis, composent Les Veuves de verre, le récent livre d’Alexis Gloaguen. On y retrouve, dès les premiers paragraphes, ces îlots fébriles et en perpétuel mouvement que l’auteur de La Folie des saules (Calligrammes, 2004) sait si bien circonscrire et détailler. Sa façon de soustraire de courts moments d’intensité fulgurante au temps qui passe étonne et éclate avec sans doute encore un peu plus de force que de coutume. Cela tient en partie aux lieux dans lesquels il laisse vaquer son regard et ses émotions. Lui qui aime tant se fondre dans le secret des paysages silencieux (notamment en Bretagne, en Ecosse ou au pays de Galles) se pose cette fois au cœur même des villes, allant de Boston à Ottawa ou de New York à Atlanta ou San Diego.

« On doit aussi hasarder de nouveaux thèmes. Se précipitent alors les expériences de la vie : les plus petites en apparence, mais les plus révélatrices car celles qui nous trottent dans la tête, nous font sourire et dévoilent, en fin de compte, leur gémellité à notre esprit. »

Ces « expériences de la vie » qu’évoque Alexis Gloaguen s’avèrent étroitement liées à son parcours professionnel. Ses nombreux voyages en Amérique du Nord se font à partir de Saint-Pierre-et-Miquelon où il s’est établi en 1992 avec sa famille pour y diriger le nouvel institut de langue française. Son travail le mène à destination de ces villes qui peu à peu le fascinent et dont l’agitation intense lui permet, via un carnet et des notes jetées dessus, de contrebalancer avec bonheur la routine et l’ennui des réunions.

« J’ai assisté les égoïsmes des uns, supporté des autres toutes les complaisances envers eux-mêmes – parce que c’était mon travail ! A l’arrivée, je n’ai jamais autant porté de petits signes sur le papier. »

Tout ce qu’il voit et perçoit l’incite à sortir carnet et stylo et à noter ce qui s’offre en grand désordre. Cela débute souvent en cours de périple. Des fragments de paysage se donnent d’en haut. Ce sont ici les reflets lumineux d’une montagne de glace au-dessus du Groenland ou là les ailes horizontales du Hawker (ou du Boeing ou de l’ A.T.R. 42) qui effleurent le lac Ontario. Les avions glissent avec volupté entre brumes et nuages en s’inventant des liaisons avec escales entre les pages où des petits blocs de prose leur sont dédiés. A l’évidence, à l’image de ces oiseaux qu’il ne cesse d’observer, d’étudier et de célébrer, Gloaguen aime lui aussi voler et tester les lois de l’apesanteur en prenant place dans ces carlingues de verre et d’‘acier. Il se laisse porter, les yeux rivés au hublot. Plus tard, il apprécie tout autant les couloirs bleutés qui délimitent les pistes d’atterrissage. Puis se sent bien dans l’effervescence des aéroports. S’avère également à l’aise dans le flux des piétons qui longent, marchant à bon pas sur les trottoirs, « des rivières de voitures ». Très curieux, ouvert aux autres, imaginaire et mémoire constamment en alerte, il pressent, d’emblée, que ces mégapoles, que certains abhorrent, recèlent, pour peu que l’on désire mieux les connaître, un étrange pouvoir poétique.

« Le verso de la ville surgit dès que l’on quitte les vitrines du centre. Les tours ne sont plus qu’un horizon. Sur certaines, encore esquissées en armature, voltige la rigueur blanche de grues effilochant les vapeurs du matin. »

Ce qu’il cherche à saisir, puis à dire et à transmettre, au fil de ses immersions dans les réalités urbaines, c’est l’imprévu, l’instantané, la rencontre, la découverte d’une poésie qui frémit un peu partout et qui peut même émaner de certains édifices au sein desquels elle n’a, à priori, pas voix au chapitre. Ainsi Les Veuves de verre qui, à Toronto, sont trois tours (de la rue, elles prennent, à ses yeux, l’apparence de pierres noires) où siègent les plus hautes instances du commerce et de la finance. Leur beauté architecturale, rehaussée par les éclats de lumière et les piquetages de quartz qui les font scintiller et changer de couleurs jour et nuit, si elle ne fait pas oublier ce qui se trame à l’intérieur impose néanmoins une approche poétique qui n’exclue ni mélancolie ni désarroi.

Ce qui touche, dans ce livre où le lecteur est invité à se déplacer en calant son pas sur celui de l’auteur, c’est l’apparente tranquillité (en fait la force d’une langue précise) avec laquelle Alexis Gloaguen réactive en permanence ce bel étonnement qui le porte à découvrir toujours un peu plus le monde dans lequel il aime se mouvoir. Il y a en lui une profonde humanité, une empathie, une générosité qui l’incitent à aller, constamment, à la rencontre des autres, au contact des vivants, debout dans un Coffee Shop de la 51ième rue à New York ou assis à une des tables du Vieux loup de mer à Halifax.

Alexis Gloaguen : Les Veuves de verre, éditions Maurice Nadeau.

jeudi 3 mars 2011

Le murmure du monde

Grand lecteur, Lambert Schlechter l’est à coup sûr, et tout particulièrement des journaux, essais, pensées ou carnets tenus au long cours par Montaigne, Pascal, Kafka, Pavèse, Borges et tant d’autres...
« Ce sont autant de sentiers mais sans balises, des réseaux vibratiles, traboules et chemins de traverse. »
C’est vers eux qu’il se tourne pour saisir leurs murmures, fragments et citations. Ce qu’ils disent, peu importe le lieu ou l’époque où cela fut écrit, touche inévitablement à ses propres interrogations. Y répondre - ou tout au moins en faire écho - lui est nécessaire. Par le texte mais aussi par le corps. En étant vivant et résolument ancré dans le présent. En voyageant, en écoutant, en lisant, en notant, en flânant. En assumant un bel appétit de vivre en gourmet heureux de l’être et de le devenir toujours un peu plus. Ceci sans s’empêcher de toucher de près certaines plaies ouvertes en lui.

Dans Le murmure du monde, la matière autobiographique - qui s’affirme en filigrane - ne verse jamais du côté des larmes. Les pépites imprévues (la découverte en Allemagne de l’écrivain W.G. Sebald au moment même de sa mort accidentelle ou la lecture, face à la mer, dans un restaurant de La Panne, de La vie secrète de Quignard) comme celles glanées ici et là - chez les poètes chinois, dans les microgrammes de Robert Walser ou dans le Richelet, le Furetière, le Littré, tous ces dictionnaires qui l’accompagnent - procurent assez de lumière à Lambert Schlechter pour qu’il choisisse de se caler sur le versant chaleureux de l’existence. Sa quête de sagesse et d’exigence passe par là. Son livre, véritable puzzle littéraire, érotique et érudit, en constitue l’une des étapes obligées.

« La pièce où j’écris, du désordre et beaucoup de livres - et quelques portraits épinglés sur la paroi blanche, Montaigne, Pessoa et Thomas Bernhard - et quelques dessins, le pêcheur somnolent de Ma Yuan (1190-1230), une femme couchée jambes ouvertes, par Rodin, Raphaël affalé devant son modèle, braguette dégrafée, bandant fort, par Picasso, une fleur de Giotto, détail d’une fresque d’Assise. »

Le discret (attentif et étonné) Lambert Schlechter, né à Luxembourg en 1941, vit au Grand-Duché, au bord de la Sûre. C’est de là qu’il nous envoie, à intervalles irréguliers, ses récits, ses chroniques, ses nouvelles, ses poèmes. Ce grand explorateur de L’Angle mort (éditions Phi, 1988) nous avait surpris il y a trois ans en publiant, coup sur coup, Partances (éditions L’Escampette) et Smoky (Le Temps qu’il fait). Il récidive  avec Le murmure du monde (Le Castor Astral) qui, pour peu qu’on le suive, l’écoute et le lise avec la lenteur requise, entrouvre de nombreuses portes, donnant toutes sur d’autres livres, d’autres musiques, d’autres émotions, d’autres langues...

« On n’échappe pas au murmure du monde, il est partout, tu pars, tu cours ailleurs pour trouver le silence, quel silence, quel silence, et quelle province, quel continent, le murmure du monde est déjà là avant que tu viennes et il était là d’où tu partais. »

Quatre ans après la publication de ce livre, un second volume de fragments, tout aussi vif, épris de curiosité et brûlant du désir de vivre, écrit en Italie, au Luxembourg, en France, en Belgique ou en Allemagne, par delà les drames et les disparitions,  intitulé La Trame des jours, et sous-titré Le murmure du monde 2, vient de paraître aux Éditions des Vanneaux.


Lambert Schlechter : Le murmure du monde, Le Castor Astral, La trame des jours, éditions des Vanneaux.

mardi 22 février 2011

Montevideo, Henri Calet et moi

Le 23 août 1930, aux environs de midi, Henri Calet décida de jeter sa première vie aux orties. Ce jour-là, veille de son départ en vacances, celui qui s’appelait encore Raymond Barthelmess vida le coffre de la société pour laquelle il travaillait (au service comptabilité), s’empara au passage de 250 000 F. et fit, on s’en doute, illico ses valises.

Quelques semaines plus tard, il se retrouve, muni d’un passeport de citoyen nicaraguayen, en voyage d’affaires au volant d’une Chrysler haut de gamme dans les rues encombrées de Montevideo.

C’est cet épisode peu connu de la vie de Calet - devenu ensuite l’écrivain que l’on sait, épris « des petits matins gris, des vies indécises et râpées, des mauvais comptes de l’âme » - que Christophe Fourvel a sondé il y a quelques années.

« Je suis allé en Uruguay tenter d’apercevoir l’ombre improbable de l’écrivain. Voir si possible ce que ses yeux avaient vu et chercher les traces éventuelles laissées par ceux qui servirent de modèles pour son roman Un grand voyage. »

Sur place, plus de soixante-dix ans après, seule Perlita est encore de ce monde. Elle habite près de la plage de Positos, là même où elle fut un jour prise en photo en compagnie de son père, d’une amie et d’Henri Calet. De lui, elle garde un souvenir vague et mitigé. Son aide s’avère néanmoins précieuse. Elle fut en effet très proche de Luis Eduardo Pombo et celui-ci, qui était à la fois critique d’art et modèle, de plus fervent francophile, compta beaucoup dans la vie de l’homme en cavale en Uruguay. Christophe Fourvel ne s’y trompe pas. Il la rencontre. L’écoute. Sa voix devient de plus en plus faible. Pour lui, elle défait la liasse des lettres que Pombo lui a naguère adressées. Elle dit leur colère à tous deux en découvrant comment Calet avait décrit Montevideo et les gens qui l’avaient protégé, feignant d’oublier qu’Un grand voyage, même largement autobiographique, est avant tout un roman.

« Perlita se souvient d’avoir eu le livre entre les mains et de l’avoir jeté après avoir lu les scènes où l’homme qui ressemblait à son père frétillait entre les jambes de Léone et de Mado, les deux prostituées françaises de la calle Brecha. »

Circulant de l’Avenida 18 de Julio à la gare centrale ou de la Plazza Libertad à la calle San José, faisant halte au café El Cuididadano ou repartant en direction des plages (Pocitos, Malvin, Carrasco), Fourvel dont on connait, depuis Le Journal de la première année (La Dragonne, 2001) et Des hommes (La Fosse aux ours, 2003), la précision du regard et l’attrait pour les déambulations, donne un texte enrichi de notes rapides et télescopées, entrecoupé de fragments poétiques et urbains. Son livre flirte tour à tour avec le récit et le documentaire (cette écriture vive, en plans serrés et en extérieur, y est pour beaucoup), sans jamais dévier vers la stricte biographie. Le parcours de Calet (1904-1956) dans cette ville - où vécurent également Lautréamont, Supervielle et Laforgue - recèle trop de secrets pour ne s'en tenir qu'à ce seul versant. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a dépensé sa fortune en quelques mois, y a goûté à la cocaïne et trouvé là-bas un ami intime (Pombo) à qui il écrira jusqu’à sa mort. Le dernier mot de la dernière lettre (il lui reste alors  trente-trois jours à vivre) évoque d’ailleurs Perlita :

« Nous en avons fini avec les plus intéressants chapitres. C’est autre chose qui commence : une histoire précaire, incertaine, un peu triste. On n’apprend pas à devenir vieux (...). Je pense souvent à nos adieux furtifs, un certain soir d’hiver, près d’une palissade, à l’insu de Perlita. »

Les lettres à Luis Eduardo Pombo, 1931 - 1956, ont été réunies par Jean-Pierre Baril. En attendant de pouvoir les découvrir dans leur intégralité, il est bon, parallèlement à ce livre-ci, de reprendre Un grand voyage (éditions Le Dilettante) et de retrouver Calet dans le très documenté n° que la revue Europe lui avait consacré en 2002.

Christophe Fourvel : Montevideo, Henri Calet et moi, éditions La Dragonne.

mardi 15 février 2011

CruciFiction

Après la parution de Aucune fiction, (Wigwam,1992) Alain Le Saux s'était fait très discret. Le  silence de ce poète qui aime tant l'ombre, l'écart et la patience, a néanmoins fini  par se rompre, et c'est heureux, avec la sortie, au cours de l'été 2008, de CruciFiction, premier titre des éditions Les Hauts-Fonds. L'ensemble court sur plusieurs années (de 1989 à 2002). Il est construit par séquences,  en suivant différents lieux de résidence, entre Brest et Paris avec détours plus brefs mais tout aussi décisifs  en des ailleurs non précisés mais suggérés.

« Des os on fait
des flûtes musicales -

On y est pour quelqu'un
quand le rêve pétrit
à distance ses moraines

On sonne sa langue On défraye le vent
On dort près des urnes chaudes
proches des joues du borderline. »

Alain Le Saux emprunte des itinéraires chauds et sinueux. Des chemins de traverse pour aller de la mer à la ville mais également de soi à soi en passant par les autres, leurs paysages intimes, leurs façons si particulières de les donner (souvent sans s'en rendre compte) à celui (lui) qui sait les prendre, les filtrer et les recycler en leur transmettant la dose d'énergie qui leur manquait.

« Sur ce cliché ils sourient

La lune crisse ses dentelles Eux rêvent
un sang tellurique

Avant de s'évanouir dans la gelée des parcs. »

Livre vif, aux aguets, en bel équilibre sur un fil tendu au-dessus de la ville et de ses rues animées où vaquent flâneurs, agités et curieux portant, tous, cet invisible fardeau qui leur fait baisser la tête.

Alain Le Saux : CruciFiction, éditions Les Hauts-Fonds, 22 rue Kérivin – 29200 Brest.

mercredi 9 février 2011

Fatrassier

« "Fatrassier" est un mot disparu ; il désignait celui qui aime le fatras (l’hétéroclite) ; on peut l’entendre ici comme une invention sémantique de recueil. »

On peut même aller plus loin et admettre que celui qui s’active aux manettes du dit recueil, celui qui en assemble les différentes pièces, en l’occurrence Jean-Pascal Dubost, peut lui aussi se prévaloir du titre de fatrassier.
On le retrouve en plein chantier, aux prises avec les animaux (d’abord les corbeaux, les sangliers) qui s’invitent fréquemment dans ses textes, y poussant leurs cris ou leurs grognements, laissant planer leurs ombres à ras de terre. Un peu plus tard, on le retrouve à table, prêt pour des "mangeries" grandioses et raffinées, assis sur un banc entre le fantôme rieur d’un Rabelais aux anges et celui d’un Marcel Rouff occupé à servir continûment le gourmet Dodin-Bouffant sur un plateau.

« N’est pas gourmand nécessairement celui qui est fourni d’un pourpoint conséquent et d’un nez court et d’un visage rond et de lèvres charnues, qui sachant se nourrir avec délectation des plats succulents et boire les boissons les plus délicieuses (entendons-nous bien : celles distribuées par Bacchus), qui excellant dans la préparation d’une bonne chère, qui ayant religion dans la science gastronomique ; car je considère qu’il peut se classer dans cette catégorie d’hommes, n’en déplaise, tel, cacographe, d’éthique constitution, simple cuiseur d’aliments, fouille-au-pot, qui, bien qu’il puisse se nourrir d’une soupe déshydratée knorr (de préférence au cresson ou aux cèpes et bolets) trempée de pain et arrosée d’un vin guinguet et adoucie de crème fraîche, peut se réjouir à l’extrême d’une accumulation de fricatives... »

Dubost, avec son écriture rugueuse, son utilisation si précise de la virgule, sa syntaxe ramassée, ses textes qui forment bloc et tiennent souvent d’un seul tenant, ouvre sa table à tous ceux qui veulent bien le suivre et saliver avec lui sur la façon de bien cuire, accommoder, servir les viandes de ces animaux que, par ailleurs, il vénère et salue avec joie. Des yeux aux mains puis des mains aux lèvres et du gosier au ventre, il les honore, hache, mélange, rôtit, farcit, goûte, fricasse et procède de même avec les mots, les verbes et le riche lexique qui accompagne chacune de ses suggestions.

« C’est à la caroncule, au camail, à la patte, au bréchet, à l’ergot, sanguine, gonflé, brillante, flexible, long, qu’il faut choisir parmi les membres avifaunes de la cour et, au détail près, à sa taille, pour l’exercice ardu de les farcir en abyme comme je le propose. »

L’ironie n’est jamais loin. La dérision non plus. L’une et l’autre avancent de concert, sur la pointe des pieds, dans les sections intitulées Le Belluaire satirique (voir, entre autres, l’auto-portrait de l’auteur en crocodile) et Morric, Morruc, heureuses rêveries lexicales (Ah, céphalophore, Tréhorenteuc, cucurbite et prosimetrum !) qui redisent combien Jean-Pascal Dubost apprécie, vénère et associe avec une même fougue, un même bonheur, les mets et les mots.

Jean-Pascal Dubost : Fatrassier, éditions Tarabuste (Rue du Fort - 36170 Saint-Benoît-du-Sault).