Décider de suivre à la
trace Lionel Bourg – pour accompagner l'homme et l'écrivain sur
ses sinueux chemins de traverse – c'est à coup sûr s'embarquer
dans une déambulation hors norme. Il faut tout d'abord ne pas
hésiter à se perdre tout en prenant soin de jalonner sa route de
points de repères. Précaution fort utile pour se situer, revenir
sur ses pas si besoin est et repartir pour se retrouver peu à peu en
pays de connaissance en compagnie d'un être qui va vite nous en
apprendre tout autant sur nous-mêmes que sur lui.
Il ne ménage pas son
lecteur. Il lui arrive même de le titiller, voire de le brusquer en
débutant son texte à toute allure et en demandant à qui veut le
suivre d'adopter d'emblée un rythme soutenu. C'est un passage obligé
pour entrer de plain-pied dans son univers, dans ses livres, ses
poèmes, ses récits, ses lettres, son journal, ses essais, ses
carnets, ses humeurs, ses coups de gueule, ses périples (de Bucarest
à Douala avec fréquents retours à Saint-Étienne – où il habite
– ou à Saint-Chamond – où sont ses racines).
« Dehors la ville
est morte. De jeunes désœuvrés s'agglutinent sur la place puis se
séparent, les uns tripotant leur téléphone portatif, les autres,
qui se dandinent, s'éloignant à l'intérieur du gel ou du défaut
du monde qu'il leur faut accepter. »
On le voit vaquant dans
l'humidité froide des rues. Certains soirs, c'est au plus secret des
venelles, près des chats, dans des recoins, sous les gouttières,
entre ronces et fossés qu'il préfère s'isoler, assemblant, au fil
de la marche « des lieux, des journées en souffrance. Enfouis
sous les gravats de l'habitude ou dont les échardes soudain
déchirent la mémoire. »
Rythme lancinant, blues
étiré, mélopée lente et précise... Ce sont d'autres points
d'appui. Omniprésents d'un bout à l'autre de cette balade au long
cours où l'on prend plaisir à marcher, à crapahuter, à trébucher
dans les méandres du texte en repérant les multiples présences qui
traversent l'imaginaire de Lionel Bourg. Il y a là, en vrac, des
peintres, des poètes, des coureurs cyclistes, des musiciens, des
chanteurs, tous acteurs d'une époque (1950-1965) à laquelle il se
réfère souvent et qui reste pour lui fondatrice.
« Je suis né sur
un sol charbonneux. Tout était noir dans la région minière. Les
murs, la boue dans les squares, les arbres et les façades des
immeubles, les eaux grumeleuses des rivières comme les fumées que
crachaient les usines, l'humeur maussade des hommes rentrant chez eux
le soir, la colère des femmes, les joies fiévreuses, la misère. »
Il vient de là. Ne peut
s'empêcher d'y retourner en pensée, promenant son ombre entre les
lignes et revoyant, plus vrai que nature, celui qu'il fut alors :
ce môme atterré, hébété, oscillant entre la peur et le refus,
vivant entre un père taiseux, ouvrier chez Creusot-Loire, qui à
l'occasion défaisait son ceinturon pour cogner (j'vais t'dresser,
moi) et une mère au verbe vert et haut perché, chargé de
métaphores sexuelles, qui l'emmenait fréquemment au cimetière
visiter la pierre tombale du frère mort, le héros vénéré, celui
que personne (ni lui ni son autre frère) ne pourra jamais dépasser.
« Mon frère
s'était noyé après avoir porté secours à l'un de ses amis dans
l'eau trop froide du lac de Nantua. On vit mal dans l'aura d'un
cadavre. »
Alors on cherche, on
fouille, on capte ici ou là, dans l'immédiat, dans le réel ou le
rêve, dans les livres, ceux de Villon, de Nerval, de Baudelaire, ce
qui peut donner de l'éclat, du nerf, du sens à ce monde où l'on
étouffe. Pour
Lionel Bourg, ces lumières, multiples, blafardes ou
aveuglantes mais, quoiqu'il arrive, toujours promptes à éclairer
son chemin, jaillissent d'autant plus facilement qu'il s'avère
toujours très sensible, très ouvert, disponible, en attente, prêt
à vibrer et à recevoir.
Des éclats divers
forment un puzzle hétéroclite et original. Où se cognent,
pêle-mêle – via les flâneries, la radio, l'arrivée de la télé,
un livre volé, une escapade au ciné ou une marche dans le Forez
dans l'ombre de Rousseau – des morceaux d'anthracite, l'assassinat
de Lumumba, le vacarme des forges, Charlie Gaul planant sur les
hauteurs alpestres, le brouhaha du fond d'un bar, Stan Ockers
retrouvé mort à la une de L'équipe, des trottoirs couverts
de poudreuse, Marylin en « pin-up alcoolique »,
Dylan sur les traces de Woody Guthrie, Cochran se tuant sur la route,
Gagarine parti au ciel, Mitchell chantant Be bop a lula, le
cadavre d'Ernesto Guevara exposé, les yeux ouverts, sur une table en
Bolivie...
Mille autres détails
viennent et s'emboîtent dans des phrases aux méandres mouvants.
Tous disent des êtres, des itinéraires, des fragments de vie
d'abord isolés puis amenés à se frotter à la réalité ambiante.
Tous sont sentis, entrevus, saisis, écrits, mixés, travaillés,
recadrés livre après livre. On touche ici à l'un des aspects
essentiels du travail de l'écrivain. Cette quête autobiographique,
qui s'inscrit dans une vie vouée à l'écriture et à la réflexion,
restitue une histoire directement reliée à celle des autres, tous
ceux qui, de près ou de loin, apportent leur pierre à l'édifice.
Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si, de temps à autre, Cochise
côtoie Rimbaud. Ou si, d'aventure, la proue du Kon Tiki se
met à briller un soir dans la brume au-dessus du Mont Pilat. Rien
n'est laissé au hasard. L’œuvre ne cesse d'explorer et de
s'adjoindre de nouvelles ramifications. Elle est là, devant nous,
grande ouverte. Branchée sur la mémoire – qui ramène en surface,
parfois avec des décennies de retard, des séquences enfouies – et
le présent, alimenté non seulement par un insatiable appétit de
savoir et d'aimer s'entourer mais aussi par cette énergie, cette
tension, cette force ramassée qui l'aide (par delà les pépins de
santé, les drames, la mort des proches) à garder intacte sa
capacité de révolte.
Lionel Bourg :
récentes publications :
Le Chemin des écluses (Folle
Avoine, 2008),
Comme sont nus les rêves (Apogée, 2009),
L'Horizon partagé (Quidam, 2010),
L'Irréductible (La
Passe du vent, 2011),
La Croisée des errances (La Fosse aux
ours, 2012),
A hauteur d'homme (La Passe du vent, 2012).