Quand il décida, vers 1976, de quitter Rougeville, où il avait passé son
enfance et son adolescence, Patrick Varetz entendait ne plus jamais y
remettre les pieds. Les circonstances ont fait qu’il n’a pas pu tenir
sa promesse. La dernière fois qu’il s’y est rendu, c’était en 2010, lors
du décès de sa mère. Aujourd’hui, il y retourne à nouveau mais sans se
déplacer physiquement. C’est une promenade virtuelle qu’il s’offre, et
ce grâce à Google Street View. Il sillonne ainsi la ville à son aise,
posté derrière l’écran, faisant retour sur ces lieux et sur lui-même.
La vie qu’il a mené durant les années qui ont suivi son départ n’a
pas été à la hauteur de ses espérances. Ce fut, bien au contraire, une
période où il ne s’est jamais senti en règle avec lui-même. Il en a
nourri un sentiment d’imposture. Il se remémore, sans se ménager, son
parcours en dents de scie tout en arpentant les rues d’une cité qui
s’est inexorablement dépeuplée et appauvrit après la fermeture de la
mine. Les commerces de proximité ont disparu au profit des grandes
surfaces. Des écoles ont été rasées, des maisons détruites, des cafés
fermés. Le centre s’est vidé en même temps que les modestes comptes en
banque. La peur s’est installée dans les têtes, tout comme le repli sur
soi. Le rouge (des communistes qui étaient élus à la mairie depuis des
lustres) a dangereusement bruni.
« Les crises se succèdent, leurs effets s’additionnent, et la
contamination gagne. Comment pourrait-il sérieusement en être
autrement ? Dois-je vous rappeler les scores réalisés par l’extrême
droite lors des trois dernières élections ? Autrefois, on vous envoyait
au fond de la mine – parfois dès votre plus jeune âge – et le maigre
salaire que vous en rapportiez, tous les quinze jours, servait à
alimenter l’économie locale. Mais qu’en est-il à présent, quand il y a
de moins en moins de travail et aucune perspective ? »
Celle qui s’exprime ainsi, c’est la seconde voix du livre, celle de
la ville. Elle retrace, entre faits avérés et légendes, un passé qui
tranche avec sa décrépitude actuelle. Pendant ce temps, le narrateur
poursuit sa déambulation. Il retrouve ici l’église où eurent lieu les
obsèques de sa mère et où se trouverait la crypte de la famille de
Rougeville, là le cimetière où sont enterrés ses grands-parents,
ailleurs la rue où habite toujours ce père qu’il ne voit plus. Chaque
zoom le renvoie à une histoire (la sienne) qui a débuté ici et qui y est
indéfectiblement liée.
« Passé la quarantaine, je m’étais finalement mis à écrire de la
littérature avec les mots d’un autre. Chaque phrase que j’alignais à la
suite des précédentes, avec le sentiment d’avancer au jugé, venait
résonner étrangement à mon oreille (comme une langue inconnue). »
Au fil de sa promenade, ponctuée de fréquents retours en arrière, Patrick Varetz aborde également la matière même de ses romans - publiés chez P.O.L.
- (« je prenais un malin plaisir à retourner fouiller parmi les
ténèbres de mes origines »), revient sur son inclination à se sentir
étranger à lui-même en dévoilant tout (« la faiblesse de caractère de
mes parents, leur propension au renoncement et à la défaite, la violence
et la folie qui marquaient leur destin ») et rappelle ce qu’il
s’interdisait alors (« c’était de situer l’action à Rougeville, tant
j’étais convaincu que l’évocation de ma ville natale ferait figure de
lieu commun »).
Il se rattrape on ne peut mieux puisque Rougeville, territoire intime
qui, géographiquement, n’existe guère – mais qui ressemble sans doute
beaucoup à Marles-les-Mines, son vrai lieu de naissance – a bel et bien,
désormais, une existence littéraire.
Patrick Varetz : Rougeville, éditions La Contre Allée