jeudi 13 décembre 2018

Un tour au verger

La maison est bâtie sur une butte. Le verger se trouve derrière, légèrement en retrait et en contrebas. À côté, il y a le jardin, le champ, la cabane (pour l’âne et la jument), le hangar, le tracteur, la serre, l’appentis avec les cageots, les outils, les bouteilles. C’est là, dans un lieu calme, bordé de haies, que vit Thierry Le Pennec. Il cultive un hectare de pommes à couteaux dans les Côtes d’Armor.

« et grande journée d’épandage
des tourteaux de ricin tout autour des troncs
avec neveu venu
aider son vieux tonton
qui joue là son va-tout
« ça passe ou ça casse » disait Frère souvent
c’est le cas de le dire encore »

Il lui faut choyer ses arbres, les tailler, les traiter, parfois leur installer des tuteurs, faire respirer la terre qui les porte et les nourrit, l’aérer, la fumer. Il y durcit ses muscles, y attelle son corps. Travaille en espérant que le gel ne viendra pas griller les bourgeons et que la femelle du charançon ira déposer ses œufs ailleurs.

« Caisses, brouette, l’échelle et les mains. Atelier primitif. À la façon dont se détache la queue, on sait que c’est mûr. »

Tout cela, labeur, récolte, et d’autres choses encore, la vie tout entière, sa femme, ses enfants, la patience, la lenteur, l’érotisme, le désir des corps qui ont envie de se donner du plaisir et qui s’y emploient avec tendresse, Thierry Le Pennec l’écrit avec simplicité, sans emphase, en une poésie subtile et élémentaire, se demandant toutefois si ce qu’il note ainsi, par petites touches, chaque texte trouvant sa page « comme les pas le long des Reines des Reinettes qu’on prend le temps d’éclaircir », ne s’apparenterait pas plutôt à une sorte de journal qu’à un recueil de poèmes.

« Chaque jour son événement il est bon de le dire. Peu importe au fond ce que c’est s’il y a la manière, à deux mains adoptée, d’un écrit, d’un manche d’outil, s’il advient au cerveau comme un branle une cloche, une vibrée d’azur, de sombre météo. »

Humble, modeste, il avance à son rythme, à pas mesurés. Déroule sans élever la voix, mais avec un timbre très personnel, des poèmes brefs qui éclairent des moments familiers ou particuliers de sa vie et de celles de ses proches. Il se sait relié aux autres, le dit et s’en réjouit souvent. Il évoque ceux qui, comme lui, cultivent en solo leurs parcelles et qu’il rencontre lors d’un comice agricole ou d’une manifestation, ou pour un coup de main ou un coup de cidre. Il fouille dans les archives mémorielles des hameaux, y retrouve trace des hommes qui se sont échinés ici bien avant lui. Il y a longtemps que la terre a bu leur sueur mais elle se souvient toujours de leurs ombres. Ces faits infimes s’ajoutent à ceux qui naissent du présent. Certains déboulent d’’Inde ou d’Amérique. Tous alimentent les écrits d’un poète qui travaille au verger tout en restant attentif aux échos du monde qui l’entoure.

« chaque fois que je tourne
un poème au tracteur me revient
la pensée d’une ornière un arbre
que le vent coucha là sur le bord »

Thierry Le Pennec : Un tour au verger, éditions La Part Commune.


On peut également lire Thierry Le Pennec dans Jour de marché (Le Chat qui tousse) où il évoque les matins passés derrière l’étal à vendre ses pommes et dans Pré poèmes et pommes (éditions Potentille) où il dit, en une suite de poèmes courts, ce qu’est son quotidien de cultivateur et la force intérieure qu’il y puise.

mercredi 5 décembre 2018

L'Anxure


Guy Benoit, dont le premier ensemble, Interminable sang, a été publié en 1968 chez Millas-Martin est de ces poètes inclassables et irréguliers (où se retrouvent quelques uns de ses amis disparus tels Paul Valet, Théo Lésoualc’h, Serge Sautreau) qui suivent une route étroite, secrète, peu fréquentée, qu’ils ont âprement défrichée et balisée. Il œuvre à l’ombre et à l’écart. C’est là qu’il construit des livres rares et exigeants où la mort, imprévisible, tapie dans un terrier ou arpentant les bois et les terres, veille en se montrant étonnamment vivante. Il y a des années qu’il se prépare à l’accueillir.

« je m’attends au tournant
et à l’intense finitude
des gens sur terre

la seule chose

 confondue

 à nos sueurs froides »

Cette mort qu’il questionne lui est familière. Elle l’accompagne. Invisible, elle conquiert un territoire intérieur tout en se promenant en extérieur. Il arrive qu’elle se libère, qu’elle aille prendre l’air tout en restant présente en lui grâce aux ondes, aux connections et aux pensées qu’elle génère. Elle bouge et émiette un peu de cette matière du corps qui, bien que vivant, se désagrège, se transforme, devient poussière avant l’heure en se mêlant aux ronces, aux herbes et aux arbres. Elle peut même offrir, à défaut de cendres, les traits d’un visage en reflet aux eaux de l’Anxure, cette rivière qui coule en Mayenne et qui donne son titre au livre.

« J’anticipe

 autour d’un paysage

 faiblement lettré

comme le sang dans les veines
nous donnerait une bonne raison »

La mort (jamais macabre, plutôt conciliante) n’est pas la seule à rendre régulièrement visite à Guy Benoit. La nuit tape également au carreau et se fraie volontiers un chemin dans ses poèmes. Elle est claire, presque brumeuse, scintillante d’étoiles, porteuse de nouvelles du cosmos, habitée par le hululement de la chouette, glissant parfois ses feux follets sous les paupières lourdes du dormeur, devenant souvent le terrain de jeu favori de la camarde.

« nos sommeils
ne somnolent qu’à moitié

d’une proche parole

dans le plus pur style
d’une mort annoncée »

Il se tient constamment sur le qui-vive. Guette les sautes d’humeurs de celle qui rôde (« sous un ciel noyé / de reflets d’ardoises, ma mort / se prépare à mourir »). Capte ses avancées dans la pénombre. Ou dans des rais de lumière. Il sait qu’elle a des millénaires d’existence derrière elle et qu’il ne peut l’évoquer qu’à mots pesés, avec brièveté, en vers coupants, en ajustant sa pensée au monde végétal qui l’entoure et à la fragilité des vies éphémères qui participent à la « parade des planètes / de chaque côté du souffle ».

Guy Benoit : L’anxure suivi de Exercices de guerre lasse, Pas tout à la fin et La salle du bout, préface de Jean-Claude Leroy, gravures de Maya Mémin, éditionsLes Hauts-Fonds.

lundi 26 novembre 2018

Le Nord du monde

Elle fuit celui qui a mis fin à leur relation amoureuse et qui aimerait clore leur histoire en bénéficiant d’une rupture conventionnelle. Elle n’en veut pas. Ne souhaite plus le voir. Ne peut d’ailleurs plus le supporter. C’est pour cela qu’elle fuit l’homme chien.

« Il me renifle, m’a toujours reniflée. Mon fumet, il le connaît. Je sais qu’il peut me retrouver à l’odeur de mes chairs. L’aigre de ma peau. C’est un chien endurant, un chien qui ne lâche pas. Il avait ça, l’acharnement. Je n’en veux plus maintenant. Mauvais chien. Sale bête. »

Elle trotte comme un poulain. Pour se vider la tête et pour mettre de la distance entre son passé et son présent. Elle file vers le Nord. Son intuition lui sert de boussole. Là-haut, la vie sera plus simple et la peur moins prégnante. Elle va à pieds, en voiture, en train. Elle s’arrête à Lille. Traverse la Belgique. Stoppe sa marche pour réparer ses pieds. Repart. En chemin, elle rencontre des hommes. Fait l’amour mécanique avec eux. Assouvit ses désirs. Continue son périple et fait halte à Amsterdam où elle se lie avec trois frères Polonais qui l’invitent à partager leur logement.

« Les mains des Polonais, c’est pour rire. On le fait pour ça. L’amour en riant qui conjure. Ils le voient que j’aime. Je leur dis que j’aime. Et c’est efficace. Ils rient. Les mains recommencent. En ritournelle, ils rient. Chacun sa manière d’y venir, en me remerciant d’être là. »

Tout va basculer le jour où l’un des frères revient avec un enfant, un orphelin qui se prénomme Isaac, qu’il lui offre comme s’il s’agissait d’un cadeau. Elle rechigne, veut refuser et finit par s’en occuper. Elle s’en rapproche de plus en plus et reprend la route vers le Nord (Danemark, Norvège) avec lui. Plus elle vit à ses côtés, partageant tout, et plus elle l’aime au-delà de l’entendement, franchissant les limites en perdant, si l’on peut dire, ce Nord auquel elle croyait tant.

« J’essaie de maintenir ma lucidité mais il est difficile de ne pas me laisser entraîner par mon inclinaison. Le dépouillement, ici au Nord du Monde, et cette clarté permanente calcinent mon jugement et ne me permettent pas d’envisager autre chose que la faute. »

Elle sait que cela se terminera mal. En attendant, elle poursuit sa lente descente. Elle galère, n’a plus d’argent et se retrouve, en bout de course, à dormir sur les trottoirs gelés d’Oslo où elle parvient à sauver in-extremis l’enfant qui vient de tomber malade et qui grelotte de fièvre.

Nathalie Yot signe ici un premier roman très convaincant. Elle aligne les phrases courtes, taillées au cordeau, offrant à son texte un flux soutenu, alternant entre pauses et accélérations. Sa narration est efficace. Elle jalonne de haltes précises le périple qu’elle met en place. L’histoire est linéaire et semée d’embûches. On suit l’itinéraire de la narratrice en même temps que ses questionnements, ses craintes, ses pulsions et cette volonté – qui ne la quitte jamais – de laisser son passé derrière elle afin de devenir autre. Au final, ce sera ce présent (qu’elle est train de vivre) qui la rattrapera.

Nathalie Yot : Le Nord du Monde, éditions La Contre Allée.

lundi 19 novembre 2018

Seule la nuit tombe dans ses bras

Herbert est écrivain. Il est attaché à la fiction des mots. Il aime les coucher sur le papier. Il croit en leur pouvoir. Il lui arrive de penser que « dire c’est faire ». Et qu’écrire, décrire des scènes imaginaires équivaut parfois à les vivre. C’est d’ailleurs un peu ce qui se passe en ce moment dans sa vie. Et c’est ce qu’il raconte.

Tout a commencé par une rencontre banale, bien que fictive, entre lui, Herbert, 45 ans, écrivain et prof, et Coline, même âge, lectrice et prof aussi. Huit cents kilomètres les séparent mais grâce à Facebook, le monde parallèle où ils se sont « connus », on peut voyager en instantané ou presque. Un simple clic leur permet d’être présents l’un à l’autre.

« C’est comme ça que ça commence : on devient amis, et puis à l’occasion on échange deux ou trois mots, guère plus. »

Mais avec Coline, ça ne se déroule pas ainsi. Très vite, elle enlève le haut. Et bientôt le bas, l’incitant à faire de même. Il hésite et finit par s’exécuter. Leurs échanges sont de plus en plus suggestifs et sexuels. Les mots se libèrent. Et les courtes vidéos aussi, où chacun s’offre au regard de l’autre. L’écran est leur récréation. C’est là qu’ils vont jouer dès qu’ils quittent la vraie vie. Leurs doubles virtuels y prennent du bon temps. Y glanent plus qu’un supplément d’âme. Mariés, père et mère de famille, ils se cachent, retournent en pré-adolescence et deviennent, il faut bien l’avouer, un peu mabouls.

Le pouvoir des mots les rattrape forcément très vite. C’est celui-ci que Philippe Annocque ausculte une fois de plus. Il s’attache à la mécanique du dédoublement, à l’identité troublée et à la situation scabreuse de ses personnages. Il ne les ménage pas vraiment. Les montre peu stables. En train de perdre certains repères. Alternant le chaud et le froid. Devenant susceptibles. Se blessant mutuellement.

« C’était drôle et triste, ce père de famille quadragénaire qui courait sous la pluie parce qu’une femme qu’il n’avait jamais vue ne voulait plus lui écrire. Il n’aurait jamais cru ça de lui. Comme si un autre que lui courait. »

Seule la nuit tombe dans ses bras est un livre étrange et inquiétant. C’est évidemment voulu. Philippe Annocque, pour y parvenir, met en place un dispositif particulièrement malin. On le sent rusé, prompt à manier l’ironie, à parodier le roman d’amour, à percer l’identité bancale de cet homme et de cette femme apparemment heureux mais qui n’en restent pas moins accrochés, dans la grande nuit numérique, à cet écran bleuté dont ils ne peuvent plus se séparer et qui s’agite frénétiquement en se zébrant de mots bien réels.

Philippe Annocque : Seule la nuit tombe dans ses bras, Quidam éditeur.

samedi 10 novembre 2018

Écrire pour t’aimer ; à S.B.

Subtile et concrète, adoptant volontiers une sorte d’hésitation naturelle qui invite le lecteur à déambuler, la poésie de James Sacré est reconnaissable entre toutes. Elle l’était déjà dès la parution de Cœur élégie rouge (Le Seuil, 1972) et n’a, depuis, cessé d’affirmer sa singularité. On la retrouve avec plaisir dans Écrire pour t’aimer ; à S.B., livre publié une première fois en 1984 (aux éditions Ryôan-ji / André Dimanche) et récemment réédité.

Il déplie une période de son histoire, visualise les scènes où S.B. apparaît et choisit d’écrire pour l’aimer. Il doit pour cela le rendre présent, ramener à la surface des moments de vie partagée. Ce peut être une sortie au bal en fin de semaine, une photo retrouvée d’une excursion au Mont Saint-Michel ou un voyage en camion dans une campagne toute imprégnée d’odeurs qui, elles aussi, reviennent.

« Ce voyage en camion j’en voulais parler à cause de raisons
Toutes simples, les mêmes que tout le monde aurait
De raconter comment c’est quelqu’un qu’on aime bien, d’être avec. »

Il cherche le bon angle, fouille dans ses émotions, revoit des couleurs (le bleu est omniprésent), des lieux paisibles, des instants chaleureux et dresse un portrait sommaire de l’énigmatique S.B. Peu à peu, une silhouette se dessine. On devine un sourire, une force paisible, un visage capté de profil offrant l’éclat d’une joue attirante.

« Il y a c’est sûr des mots pas faciles à mettre dans cette histoire.
Des mots qui sont comme du linge et des affaires intimes,
On les devine à travers les banalités qui sont dites
comme d’autres plus excessifs clichés. »

C’est à une approche de l’intime – avec ses tâtonnements, son tremblé léger – que James Sacré s’attelle. Il avance par paliers, avec douceur et tendresse – désir aussi – pour dire ce que recèle une telle amitié amoureuse.

« T’en souviens-tu comme je t’emporte à jamais dans mon cœur avec ton beau prénom presque rien,
La rengaine d’un amour impossible un dimanche et l’odeur de la brillantine.
J’aimerais faire comprendre à travers la qualité et machine souple
Des mots mis ensemble,
L’effet que produit dans mon corps
La moindre complicité (roublarde ou naïve) que ton sourire accroche
à du temps qui passe entre nous. »

Poème après poème, il reconstitue les gestes souples et précis d’un être vers lequel il se sentait attiré. Il essaie de restituer la tension que cela éveillait en lui.

« C’est d’une drôle de façon qu’on traverse la vie, le bonheur
A comme un goût de solitude. Écrire pour aimer
Donne à la fin l’impression d’un grand silence »

L’ensemble se termine par une série de poèmes inédits. Écrits après la mort de S.B., ils disent la perte, l’absence, la solitude et permettent à James Sacré de faire retour sur le livre initial.

 « Ce livre d’émoi et de tourment mal pensés
Je l’entendais dans mon seul sentiment. »

James Sacré : Écrire pour t’aimer ; à S.B., suivi de S.B. hors du temps, éditions Faï fioc.

 De tous temps, James Sacré a écrit en proximité (et complicité) avec les peintres. Deux livres récents viennent le rappeler de très belle manière : Et parier que dedans se donne aussi la beauté, en compagnie de Guy Calamusa (Aencrages & Co) et Une main seconde avec des dessins de Jacques Clauzel (éditions Fario).