« Je sais désormais que j’ai toujours été un étranger dans le pays où je vis, dont je parle la langue, et je crois qu’il me faut l’admettre et choisir l’émigration véritable. »
Ce journal, qui vient après Un autre (Actes Sud, 1999) et Journal de galère (Actes Sud, 2010) est le dernier publié en Hongrie de son vivant. Il retrace la décennie 1991-2001.
Le mur de Berlin est tombé. La Hongrie est devenue une démocratie
parlementaire et Kertész peut enfin voyager à l’étranger où ses livres
sont traduits, notamment en Allemagne où il se rend régulièrement. Mais
ce léger mieux reste fragile. Il sait que les leçons du passé n’ont pas
été retenues et que, partout, le nationalisme gagne du terrain, ce qui
ne présage rien de bon. Dans quelques mois, la guerre secouera à
nouveau les Balkans.
« Le monde retentit d’innombrables explications, on parle, on gesticule, on discourt – ne faudrait-il pas une fois, soudain, avec une innocence d’enfant, s’étonner de ce que l’homme extermine l’homme ; l’homme tue, massacre l’homme ; et en même temps il dit que tuer est interdit – pourquoi ? »
Pour ne pas se laisser submerger par une actualité qui s’autodétruit au fil des jours, Kertész se tient à distance. Son « hygiène mentale » lui commande de « se libérer de la politique, rester loin des informations, se détacher du temps ». Il lit, relit les écrivains qui lui sont chers : Kafka, Camus, Bernhard, Thomas Mann, Sandor Marai entre autres. Ce retrait volontaire l’aide à saisir les faits essentiels, ceux qui touchent à la création, à l’acuité du regard, à la connaissance de soi en pratiquant sa propre analyse. Il entend poursuivre son œuvre. Celle-ci capte toute son attention. Pour y parvenir, il lui faut de l’’énergie. Et elle est bien là, réelle, présente malgré la dépression qui rôde.
« Un conseil important de Sandor Marai : entre tous les jours en contact avec la grandeur, ne passe pas une seule journée sans lire quelques lignes de Tolstoï ou écouter quelque grande musique, regarder une peinture ou au moins une reproduction. »
Durant cette décennie, Kertész, qui souffre de la maladie de Parkinson, perd sa mère (en 1991) tandis qu’Albina, sa femme, meurt d’une tumeur au cerveau en octobre 1995. De nombreuses pages émouvantes lui sont consacrées. Il ne peut s’empêcher de se sentir coupable de rester en vie alors qu’elle n’est plus. À nouveau, son passé de rescapé le hante.
« L’une des conséquences particulières de la perte et du deuil est que je suis différent de moi-même ; comme si mon identité avait changé. »
Kertész note ici ses doutes, ses tourments, ses failles, ses inquiétudes, notamment face à la montée d’un antisémitisme de plus en plus ordinaire et décomplexé. Il n’est pas optimiste mais il garde en lui une force qui le fait avancer, sans jamais perdre le fil. Ses lectures et les réflexions qu’elles génèrent lui apportent beaucoup. La reconnaissance de son œuvre à l’étranger, même s’il l’appréhende avec une certaine réserve, lui montre que son long parcours d’écrivain en exil dans son propre pays n’aura peut-être pas été vain.
« A vrai dire, je n’ai jamais reçu autant d’affection qu’en Allemagne, ce pays où on avait voulu me tuer. »
Les dernières notes du journal sont, et c’est très rare chez lui, plutôt apaisantes. Il retrouve l’amour, se remarie, change d’appartement. Un bien-être toutefois amputé par la maladie mais avec en permanence cette ténacité qui lui permet de surmonter bien des épreuves. Un an plus tard, en 2002, le prix Nobel de littérature lui sera décerné. Il est loin de s’en douter. Ne peut même pas l’imaginer.
« Camus s’est senti mal, puis a été malade pendant des mois après avoir reçu le prix Nobel : c’est la seule réaction saine à une telle mésaventure. »
Imre Kertész : Le Spectateur, notes 1991-2001, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsai et Charles Zaremba, préface et note de Clara Royer, Actes Sud.
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