Il n’a plus rien et espère une seconde chance. Dans la chaleur poisseuse de l’été, il finit par trouver refuge dans un hôtel miteux aux chambres infestées de cafards. Ce n’est pas une cellule mais si ça y ressemble un peu. Il lui faut en sortir, dénicher un travail au plus vite. Son salut viendra de deux frères syriens, spécialisés dans les clés et serrures, qui l’embauchent. Le salaire est bas mais il n’a guère le choix et aucune expérience.
« Parmi les gens qui venaient sans rien acheter, il y en avait qui s’appelaient Bashir, Tariq, Fuad, Ayman. Ils remplissaient la boutique de leurs "Salaam", de leur après-rasage ordinaire, leurs cheveux et leurs yeux sombres. Leurs cartes de visite. »
Il apprend les rudiments du métier, observe, prend ses marques et retrouve un semblant de vie sociale au contact des clients qu’il reçoit ou qu’il va dépanner à domicile ou dans la rue (quand il s’agit d’une clé de voiture égarée ou oubliée à l’intérieur du véhicule). Leurs portraits, brossés avec tact par Eugene Marten, forme une impressionnante galerie. Tous cherchent la clé perdue. C’est également le cas du narrateur.
Marten déplie lentement son histoire. La personnalité de l’homme qu’il met en scène est complexe. Elle s’éclaire au fil des chapitres. Passé et présent s’entremêlent de façon volontairement elliptique, laissant toute latitude au lecteur pour reconstituer le puzzle. L’écrivain excelle dans l’éparpillement des pièces. Ici, la prison et sa rude réalité, là, la clinique où est maintenue en vie une femme inconsciente, là-bas, l’accident (dû à un excès d’alcool) sans lequel il n’y aurait eu ni prison ni hôpital. C’est avec ce passé douloureux, où il y eut perte de contrôle, choc violent et mort, que doit composer le narrateur. La métaphore de la clé s’avère d’autant plus symbolique qu’il est dans l’obligation d’en fabriquer une à sa mesure, s’il veut échapper à sa prison mentale.
« Rien qu’une fine tige de métal, pas plus longue que le doigt. »
En aveugle est un roman ample et savamment architecturé. Un
roman social où la violence, qui survient par à-coups, voit ceux qui
souffrent s’en prendre à leurs congénères. Le texte, dense et minutieux,
avec ses non-dits, ses descriptions brèves et ses dialogues qui
s’entrecroisent, ses salvatrices pointes d’humour, sa noirceur qui
parfois s’écaille, son ancrage dans l’urbanité, est porté par une
écriture d’une grande virtuosité. Eugene Marten est un orfèvre en la
matière. Pointilleux, il ne laisse rien au hasard. Pas même les
subtilités et le lexique inhérents à la serrurerie.
Le personnage qu’il façonne à sa main n’a nul besoin de posséder un nom
et un prénom pour exister. Il est bien présent. Le lecteur saisit sa
personnalité et le suit au quotidien en le regardant se mouvoir, s’en
vouloir, se colleter aux autres et se battre pour sortir de son
enfermement psychologique.
Eugene Marten : En aveugle, roman traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, Quidam éditeur.