mercredi 25 janvier 2017

Témoin

De septembre 2013 à janvier 2014, Sophie G. Lucas a suivi des procès en correctionnelle au Tribunal de Grande Instance de Nantes. De là est né Témoin, un ensemble de textes brefs, taillés au scalpel, qui disent avec force ce que sont les vies en morceaux de la plupart de ceux et de celles qui défilent à la barre. Ce qui la happe, et qu’elle restitue avec précision, c’est leur parcours, leur sensibilité émoussée, leurs mots maladroits, leur façon de s’apitoyer sur eux-mêmes, leur absence de compassion vis à vis des victimes, leur impossibilité à justifier leurs actes et leur envie, à tous ou presque, de briser enfin le cercle infernal qui les broie et les porte constamment à la récidive. Ils sont là parce qu’il y a eu vol, attaque à main armée, violences conjugales, conduite en état d’ivresse, viol, exhibitionnisme, falsification de chèques bancaire, etc.

« Il revient d’une rave party. Il conduit sans permis. Il a pris des stupéfiants. Il force le contrôle routier. Course-poursuite sur vingt kilomètres. Il percute une voiture de policiers. S’enfuit à pied. Et rentre chez lui. Je savais que ça allait mal se passer. Mon casier. J’ai paniqué. Je voulais voir mon chien et ma femme une dernière fois. Il a dix-sept condamnations à son casier. Il est libre depuis dix ans. Il est sans emploi. Il vit avec sa compagne étudiante en Master 1 de Psychologie criminelle. Ma vie avait changé. »

De nombreux prévenus se présentent à la barre. Tous paraissent marqués. En rupture. Chargés d’un passé lourd. Livrés à eux-mêmes. De plus en plus fragiles et précaires. Sophie G. Lucas fixe leur portrait en une seconde. Chaque texte est construit à coups de phrases courtes. Ce qui lui insuffle un rythme vif, saccadé. Elle trouve l’angle juste pour toucher de près l’être déboussolé et perturbé qui se cache derrière l’accusé. La forme qu’elle parvient à donner à cet ensemble est imparable. Elle juxtapose les propos des uns et des autres (prévenus, juges, témoins) en un maillage subtil. Les voix s’entrecroisent. Les scènes décrites deviennent très visuelles. Sans qu’il y ait le moindre élan de voyeurisme dans l’air. Elle reste au contraire discrète, toujours à sa place, allant à l’essentiel.

« Arrêt du tramway. Il jette une bouteille par terre. Éclats. Un passant lui fait une remarque. Que ça ne se fait pas. Que c’est dangereux. Il sort une lame. Il le menace. Le passant se protège avec son parapluie. Il manque d’être touché. S’enfuit en courant. Mais l’homme ivre lui court après. Le passant se réfugie dans un magasin. L’homme finit par être interpellé. Il avait deux grammes d’alcool dans le sang. Condamné sept fois en dix ans. Violences. Et il a fait onze ans de prison. Pour meurtre. »

La ronde des petits et gros bras qui fréquentent le box semble sans fin. Attentive, Sophie G. Lucas les regarde défiler. Ils ont tous de nombreux points communs. Des sorties de route prévisibles. Que les peines successives ne parviennent pas à stopper. Elle en dresse un constat presque clinique. Dans un livre puissant et percutant où elle se révèle être bien plus qu’un simple témoin. Et se montre d’autant plus touchée par ce qu’elle voit, entend, écoute et note, qu’elle se remémore, régulièrement, au fil de textes titrés « la longue peine », la figure de son père dont, dit-elle par ailleurs, « la vie chaotique a trouvé des échos dans celles des prévenus, au fur et à mesure des procès ».

« Mon père est cet homme qui ment, mon père est cet enfant qui frappe, mon père est ce jeune homme perdu dans le box, mon père est cet homme qui tient une arme, mon père est cet homme alcoolique, mon père est celui qui abandonne ses enfants, mon père est ce voleur, mon père est ce chauffard, mon père est celui qui court sous les balles, mon père est ce petit caïd, mon père est celui qui se raconte des histoires, »

Elle dédie son livre « à nos mères, à nos pères », et cela est loin d’être anodin.

Sophie G. Lucas : Témoin, éditions La Contre Allée.

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