dimanche 12 août 2018

La Barque de l'aube

En retraçant pas à pas la vie et l’œuvre de Camille Corot (1796-1875), Françoise Ascal fait sortir de l’ombre un autre Camille, un de ses lointains ancêtres (le frère de sa grand-mère), mort au début de la Grande Guerre à l’âge de dix-neuf ans. Plus elle s’attache au peintre, évoquant ses voyages initiatiques en Italie avant de se pencher sur ses remarquables représentations des arbres, sur son attachement à l’image de la liseuse (visible dans nombre de ses tableaux), sur ses reprises incessantes de paysages (saisis d’abord sur des carnets puis repris en atelier), plus se dessine, en filigrane, la présence du jeune homme à la vie fauchée.

« Vous auriez pu arpenter les mêmes terres, longer les mêmes rivières, graver vos initiales sur les mêmes écorces de frêne. Vous cohabitez sous mon crâne sans égard pour le temps. »

Ces deux destins si différents s’entrelacent. Attirée par les rivières, par leurs eaux apparemment calmes, les ciels, les berges et les arbres qui s’y reflètent, Françoise Ascal retrouve chez Corot des paysages qui furent non seulement ceux de son enfance mais aussi ceux que fréquenta, durant sa courte existence, son ancêtre paysan.

« Rien ne justifie ces va-et-vient entre vos deux êtres, si ce n’est les mouvements de l’eau, les ruisseaux, les étangs, les barques qui traversent vos vies et la mienne, tissant un écheveau de sens caché, une écriture d’herbes et de nuages que je ne saurais déchiffrer mais qui ressemble à un appel. »
C’est cet appel – né de sa mémoire familiale et renforcé par l’attraction qu’exerce sur elle « les moments d’entre-deux » (tout particulièrement l’aurore et le crépuscule) peints par Corot – qui la guide. Pour y répondre, il lui faut s’appuyer sur le lent cheminement de celui qui consacra toute sa vie à son art, ne vendant sa première toile qu’après ses cinquante ans. Souvent « accusé de naïveté, de maladresse, de gaucherie, d’indécision », il fut toujours soutenu par Baudelaire qui trouvait que rien, chez lui, « n’est inutile, rien n’est à retrancher ». « M. Corot peint comme les grands maîtres », ajoutait-il. Elle s’adresse à lui, le tutoie, lui dit comment elle reçoit son œuvre, ce que cela lui apporte, ce que ses émotions et sa sensibilité y perçoivent, le réconfort qu’elle y trouve, la sagesse qu’elle y détecte et l’idée apaisante qui lui vient d’imaginer parfois l’autre Camille couché sous terre, à l’ombre d’un arbre et à proximité d’un cours d’eau, reposant dans un tableau du peintre. Où elle s’en irait bien, elle aussi, le moment venu, dormir.

« Bientôt je rejoindrais le pays de Camille, cela sentira l’herbe fraîchement coupée, la rivière fera entendre son roulis, les saules argentés bruisseront sur fond bleu, longuement je m’imprégnerai de ce paysage d’enfance encore épargné par les métamorphoses urbaines. Je serai une fois encore dans un Corot. Un Corot vivant. »

Françoise Ascal : La Barque de l’aube, préface de Charles Juliet, Arléa.

mercredi 1 août 2018

La Confession

L’homme qui se confesse ici pense, à juste titre, ne pas avoir eu une vie banale et tient en particulier à ce que certains événements, qui se sont produits au début des années 1980, et dans lesquels il se trouve directement impliqué, apparaissent clairement dans une autobiographie qu’il se sent incapable de rédiger. C’est pour cela qu’il a fait passer une annonce dans un journal. Il recherche l’écrivain qui aura pour mission de l’écouter, de noter et de mettre en forme, de façon confidentielle, ce qu’il est prêt à lui avouer. Le rédacteur choisi se nomme Léonard Balmain. C’est un auteur aguerri mais pauvre. Ce travail très particulier, et bien payé, tombe pour lui à point nommé.

« Nous convînmes de nous rencontrer, au début une fois par semaine, dans l’appartement de Tod à Édimbourg, dans le quartier de Comely Bank. Cela s’avéra un lieu assez confortable bien que relativement spartiate, et j’y cherchai en vain le moindre indice pouvant éclairer la personnalité de son occupant. À l’évidence, il vivait seul. »

Cette personnalité, il va la découvrir assez rapidement. L’être (qui dit s’appeler Torquil Tod), d’abord insaisissable, va bientôt devenir inquiétant. Ce qu’il dévoile de sa vie privée intrigue. Il explique comment il s’est peu à peu retrouvé sous l’emprise de la femme qui partageait sa vie. Dès lors, une certaine perversité se fait jour. Elle est accentuée par les rites en cours dans les communautés que fréquentait le couple. Mi-religieux, mi-païens, ils évoluaient, dopés au cannabis et sujets aux courts-circuits intérieurs – dus aux fréquentes illuminations de la femme qui le maintenait sous son joug – entre pouvoirs occultes, pratiques sectaires et sorcellerie. Les révélations se font de plus en plus scabreuses. L’écrivain écoute et rédige. Plus le livre avance, plus il se rend compte que le témoignage dont il est l’unique dépositaire fait de lui un homme en grand danger.

« J’ai vécu avec ce livre pendant une période d’environ un an, c’est ce qui compte ; et maintenant je fais plus que soupçonner qu’il me coûtera la vie. »

Écrire la vie d’un autre, qui ne se confesse pas pour demander l’absolution, peut s’avérer lourd de conséquences. Il lui faut prendre des dispositions. Se préparer au pire et confier le manuscrit à un tiers, au cas où il lui arriverait malheur.

« Pour l’instant, j’ai l’intention de ne plus sortir le soir. Je pense que ma porte d’entrée est bien sécurisée maintenant. Je ne suis pas complètement satisfait, cependant, quant à l’arrière de mon appartement. »

Ce seront pratiquement les derniers mots de Léonard Balmain. La suite, ce sera son exécuteur littéraire qui la dévoilera, clôturant une histoire presque incroyable, menée avec délice et précision par un John Herdman au sommet de son art. Attiré par le thème de la dualité, il l’exprime, avec une ironie mordante, tout au long de ce roman savamment construit en mettant en présence plusieurs duos (à commencer par celui formé par les deux personnages principaux, l’écrivain et son étrange "employeur") qui affichent des objectifs bien différents. On se bat à coups de mensonges, de méprise et de tromperie. Et au final, fait rare, le narrateur, qui semblait en mesure de pouvoir se maintenir légèrement au-dessus des débats, y laissera tout simplement sa peau.

John Herdman : La Confession, traduit de l’anglais (Écosse) par Maïca Sanconie, Quidam éditeur.

samedi 21 juillet 2018

Des étoiles et des chiens

« Comme tous les promeneurs, farfouilleurs patentés, j’ai mes sentiers secrets. » Ce sont ceux-ci que Thomas Vinau nous dévoile dans ce nouvel ensemble, poursuivant ainsi l’enivrante balade qu’il avait inaugurée, il y a deux ans, avec ses 76 clochards célestes (ou presque).

Celles et ceux qui sont évoqués ici, sur deux, trois pages, et qui l’aident à aller de l’avant, lui apportant ces bonheurs de lecture et d’écoute qui illuminent tant de journées maussades, ressemblent aux précédents. Ils (et elles) sont de la même confrérie, celle des rêveurs éveillés, des cueilleurs d’étoiles, des capteurs de blues, des chercheurs d’ombres et des sniffeurs de rosée. Toutes et tous rasent les murs et beaucoup carburent aux vitamines terrestres en faisant en sorte de ne pas résister aux tentations pour s’offrir, de temps en temps, un voyage en état de presque apesanteur, cheminant alors sur des voies de traverse afin d’explorer de nouveaux territoires. Ce sont des poètes, des écrivains, des chanteurs, des dessinateurs, des peintres et des musiciens qui tracent – ou ont tracé – leur route à l’écart. Certains se retrouvent un jour, sans le vouloir, tel Jim Harrison, le borgne le plus clairvoyant du Montana, et peut-être même de l’Amérique toute entière, sous le feu des projecteurs mais la plupart ne supportent pas ces brusques embardées de notoriété.

« C’est parmi les éliminés et les échappés de la vie moderne qu’il faut recruter les artistes ». Ainsi parlait Gaston Chaissac, l’un des inconsolés visités, qui côtoie, à ce titre, des êtres qui en savent aussi long que lui sur Le laisser aller des éliminés. Thomas Vinau brosse son portrait avec humour et empathie, visant juste, restituant le bonhomme en deux temps, trois mouvements.

« Il cousait des poupées de poubelles, bâtissait des totems de toto comme les calvaires au bord des croisements absurdes. Il était le général d’une armée déboîtée de boiseries suspectes. Il peignait avec des pierres et de la mousse, des épluchures, de la tendresse et quelques gros mots de marmots. Il était paysan, jardinier de lettres, braconnier d’insouciance ou d’insolence suivant la saison. Prêt à faire du pâté du petit monde formaté des lardons de l’intelligentsia et du pouvoir »

Chaque portrait, très dynamique, est conçu à partir de quelques éléments biographiques et d’un retour discret sur l’œuvre de l’artiste en question. Le tissage est subtil. On se promène de Cuba (Ibrahim Ferrer) au Nigeria (Amos Tutuola) en passant par la Tchéquie (Jana Cerna), la Hongrie (Attila Joszef) ou le Mexique (Frida Kahlo). Au loin résonne la voix râpeuse et gorgée de Guinness de Shane MacGowan, le chanteur des Pogues, qui n’hésitait pas, dit-on, à décapsuler des bocks avec ses dents, du temps où il en possédait encore.

« Ce que je sais, c’est que j’aime Shane MacGowan et les Pogues depuis mes quatorze ans. Et j’en ai presque quarante. Et le gars n’a plus de dents, les cloisons nasales trouées et le foie confit au gin. On ne comprend plus vraiment ce qu’il raconte. J’ai vu sa tête à la télé récemment, et il ressemblait à une mère maquerelle russe. »

Bien d’autres portraits jaillissent qui forment un anti-panthéon de saltimbanques qui s’égaient dans les broussailles, avec au-dessus le ciel ouvert et des chants d’oiseaux qui piaffent à tue-tête. Vifs et bien ajustés, ils ouvrent de nombreuses pistes. Il suffit de les suivre pour découvrir le destin (brisé ou non) de ces enragés tonitruants ou de ces grands discrets que Thomas Vinau a réuni. Tous portent en eux une indéfectible flamme, capable d’éclairer certains moments sombres qui, sans eux, le seraient sans doute plus encore.

Thomas Vinau : Des étoiles & des chiens, 76 inconsolés, Le Castor Astral.

mercredi 11 juillet 2018

Tu ouvres les yeux, tu vois le titre

En sept chapitres très animés, avec succession de personnages qui ne font parfois que de courtes apparitions – disparaissant durant quelques pages avant de revenir se frotter aux autres –, en sept tableaux menés tambour battant, Arno Calleja suit la trajectoire d’êtres qui sont en quête de sensations fortes.

« L’homme ramène la femme chez elle. Dans le garage ils boivent une bouteille à bulles. La femme veut le peindre nu. L’homme dit oui : et c’est les séances, la nuit. Au matin, l’homme rentre dormir chez lui. Ça dure comme ça six nuits. »

Ce sont des hommes, des femmes, exerçant tel ou tel métier (enseignants, peintres, infirmiers, infirmières), fous ou pas fous, qui tout à coup en rencontrent d’autres et se lâchent. Tous laissent, inopinément, leurs instincts, leurs désirs (qui sont la plupart du temps sexuels) les guider et les détacher de leur vie ordinaire. Ils s’enflamment, créent, s’écorchent, se lacèrent corps et cerveau et parfois même meurent. Mais cela ne signifie pas pour autant la fin de l’histoire. À chaque fois, l’inconnu demeure, l’action se poursuit, du mort sort un personnage-gigogne qui prend le relais.

« Maintenant la femme effondrée est sur une table, à la morgue. À côté d’elle il y a son homme, le mort dans la forêt, sur sa table. La femme de ménage demande à les voir. On la descend à la morgue. Elle sort son téléphone. Elle les prend en photo. À côté il y a le médecin, il la regarde faire. »

Au chapitre un, c’est un couple. « L’homme a des idées noires, la femme des pensées sexuelles ». Au chapitre deux, c’est « une fille, très belle, dans une chambre d’hôtel », avec un homme en costard. Au chapitre trois, « c’est une famille : le père est professeur, la mère est morte. L’enfant est surdoué. » Au chapitre quatre, c’est un jour de pluie. Un couple sort du cinéma. Ils ont vu un film de Jean Eustache et rentre chez eux où ils se déshabillent. Ce qui se passe ensuite, dans l’un ou l’autre de ces chapitres qui s’épaulent, dans ceux-ci comme dans ceux qui suivent, dépasse le huis-clos de départ pour s’ouvrir en accueillant de nouveaux (et nombreux) protagonistes. Il arrive que quelques animaux sortent du bois et interviennent à leur façon. Un renard trottine et guide une femme perdue, un orang-outan fume cigarette sur cigarette, un sanglier se met à parler...

Chaque phrase, courte, incisive, décrit une action, et en enclenche une autre, et ainsi de suite, à rythme soutenu. La narration, haletante, ne connaît pas le moindre temps mort. Arno Calleja explore rêves, mémoires, obsessions, inconscient, instantanéité de la pensée, fantastique et imaginaire en entremêlant roman, fable, conte et mise en scène pour créer un ensemble qui ne se laisse pas étiqueter et qui déborde de vitalité.

Arno Calleja : Tu ouvres les yeux, tu vois le titre, Othello éditions.

dimanche 1 juillet 2018

Des proses qui manquent d'élévation

Qu’il pénètre, en plein rêve, dans la prairie où Gauguin « aurait pris la faux » dans le Finistère, ou qu’il réfléchisse, un peu plus tard, un autre jour, seul chez lui, « à la hiérarchie des anges chez Thomas d’Aquin », ou qu’il s’arrête pour observer, debout sur la place du bourg, les corneilles qui se disputent « la possession du clocher », Paol Keineg est souvent porté par une irrépressible envie de flâner à la fois en dedans et en dehors de lui-même. Elle s’empare de lui et il se retrouve alors, pour reprendre le titre de l’un de ses précédents livres, « Là et pas là », tout en étant toujours très présent au monde.

Ce qu’il tisse avec ses proses brèves tient du carnet de bord et de l’autoportrait dessiné par petites touches. Mis bout à bout, ces textes nés au fil du temps, à partir d’une observation, d’une pensée, d’une réflexion, disent en creux ce qu’il en est du monde alentour, tel qu’il va ou ne va pas, et comment il l'appréhende à sa façon, avec discrétion, humilité et ironie.

« Un champ, du côté du terrain de football. Des insectes fabuleux y vivent, réfugiés de la guerre faite aux insectes. Aucune maison en vue, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas eu meurtre. Pas d’habitant de la ville venu voir son pays en étranger. Un champ, qu’avec de l’argent on pourrait changer en jardin d’Éden. Je le préfère en friche, aux pelouses entre les genêts. Un ordre secret y règne, fondé sur la distribution de l’eau, l’intelligence des graines. »

Sa mémoire bouge. Elle le ramène parfois en Amérique, revivant une scène en un lieu particulier, et ce peut être, par exemple, à proximité de Nashville avec la voix de Roy Orbison en fond sonore, ou en Bretagne, quelques décennies en arrière, du temps de son enfance et de son adolescence, en compagnie de proches qui ne sont plus, en des endroits méconnaissables. Elle se nourrit également du présent, s’empare de faits graves ou anodins, les frotte, les assemble, aiguise la réflexion.

« Je prends le raccourci du cimetière, j’arrive en courant au ruisseau, je m’installe devant l’eau en passant les bras autour de mes genoux, et je réfléchis à Lénine, Staline et Trotsky, je réfléchis au piano préparé de John Cage, au piano pas du tout mécanique de Christian Wolff et Frederic Rzewski, j’en reviens encore et toujours à la merveilleuse incapacité de la poésie. Un merle s’essuie le bec dans les feuilles mortes. Je jette des brindilles dans l’eau rapide. Rentré à la maison, je vide mes poches, je prends le téléphone, et pendant des heures je bavarde avec les amis, nous parlons phénomènes climatiques, femmes des cavernes, querelles du jour, obscurités futures. »

Chaque prose est finement ciselée. Paol Keineg y insère des fragments de paysages et de vies ordinaires. Il loue la sagesse et la patience du chat, les yeux à facettes de la mouche, le savoir-faire de la pie, le « travail héroïque des lombrics et des insectes ». Il se déplace, cite avec plaisir le nom des lieux (rue de Siam, Elmgrove Avenue, Park ar Saozon, Koat an Noz, Le vieux cimetière de Lublin ou Le parking de Kroger, à Durham) d’où partent (et reviennent) certains de ses textes. Il sait qu’il faut se méfier de la réalité. Elle est plus compliquée qu’il n’y paraît et recèle quelques pièges dans lesquels, même armé de bon sens, l’on peut tomber. Espiègle, il s’en amuse parfois et confie ses doutes, ses incertitudes Il remet régulièrement la poésie à sa place tout en étant conscient qu’elle peut sortir à l’improviste des sous-bois pour venir le visiter en tenue de camouflage.

« Aux ronces de fer dont je me débarrasse à coups de botte, je ne vais pas opposer la poésie de la bicyclette, celle au guidon chromé au fond de la cour. Ce vélo-là, on ne l’enfourche pas botté, mais dans les situations d’urgence les bottes en caoutchouc pèsent de tout leur poids sur les pédales. Au moment où le soleil répand du sang, c’est bien pratique de s’éloigner à grands coups de pédale par les chemins de terre. »

Faire un bout de route, et déambuler ainsi en sa compagnie, sur une centaine de pages, s’avère extrêmement revigorant. L’embarquement est immédiat. Il serait dommage de le rater.

Paol Keineg : Des proses qui manquent d’élévation, dessin de couverture de Nicolas Fédorenko, éditions Obsidiane.

jeudi 21 juin 2018

Une immense sensation de calme

« Un matin, un homme arrive près du lac où je ramasse les nasses ». Cet homme, c’est Igor, personnage magnétique qui semble sorti du ventre de la montagne. « Sa main est grise comme un caillou, son esprit dur comme le calcaire ». Ses yeux, d’un bleu limpide, absorbe la pensée de celle qui le rencontre ce matin-là. C’est elle qui raconte. Elle revient sur sa vie, celle d’une jeune orpheline qui a récemment enterré sa grand-mère et qui a dû céder la cabane dans laquelle elles habitaient pour payer les frais d’obsèques, d’autant plus conséquents qu’elle a tenu à ce que la dernière personne de sa famille soit inhumée dignement, autrement dit allongée dans son lit.

« Il faisait froid et les bouches ont soufflé de la buée quand nous avons entamé le chant du dernier voyage. Puis les porteurs ont fait glissé le lit dans la fosse. Baba était au fond de sa nouvelle demeure. Elle était prête. »

C’est à la fin de l’hiver, passé dans la maison des frères Illiakov – qui l’ont recueillie alors qu’elle gisait inanimée dans une contrée froide et hostile – qu’elle tombe sur Igor. L’homme, peu bavard, vend du poisson séché aux vieilles femmes qui vivent isolées dans la montagne et vient, dès les beaux jours, payer ses fournisseurs.

Ce qui se noue entre elle et Igor est si fusionnel qu’elle ne peut que prendre la route avec lui. Tous deux vont s’enfoncer dans un paysage calme mais inquiétant. Là-bas, la nature impose sa loi. La guerre, qui a eu lieu il y a une cinquantaine d’années, a tué presque tous les hommes. Ne restent que des femmes âgées et quelques Invisibles qui sont peut-être déjà morts mais qui gardent néanmoins une apparence humaine. Ce sont ces êtres perdus, vivant à l’étroit dans leurs cabanes, porteurs d’histoires et de légendes, qu’Igor visite régulièrement.

« La vieille s’accroupit et commence à lécher le visage d’Igor à la manière d’une chienne qui décrasse son chiot. Elle donne de petits coups de langue. Lentement elle remonte vers le front, applique sa salive sur les tempes, les ailes du nez, entre les yeux. Je reste sans voix. Dans mon esprit tout se bouscule. »

La vie sur ces plateaux rocheux baignés par une lumière froide est rude. Les survivants sont durs au mal. Ils peuvent être amenés, pour sauver une vie, à scier une jambe à un proche ou à inciser un bras au couteau pour y glisser des sangsues chargées d’aspirer la plèvre et le sang infectés. Tout cela, la narratrice l’apprend lors de ces périples en compagnie d’Igor. Mais ce qu’elle découvre surtout, c’est le passé de cet homme secret. Ce seront les autres, celles qui savent conter, qui lui diront qui il est, d’où il vient et qui étaient ses parents.
« Se dessine une filiation infamante de parias enfantant des parias, engeance condamnée à la seule jouissance de la nature, exclue du monde des humains.
Au bout de cette chaîne, Igor. »

L’écriture de Laurine Roux, qui signe avec Une immense sensation de calme un premier roman plus que convaincant, est discrètement ciselée. Ses personnages, en adéquation constante avec la force tellurique des paysages qu’elle décrit, nous emportent dans un territoire qui semble hors du monde mais où la transmission, le partage et l’entraide existent bel et bien.

Laurine Roux : Une immense sensation de calme, Les éditions du Sonneur.

lundi 11 juin 2018

Nous vivons cachés

Après avoir évoqué dans Je rêve que je vis ?, son précédent (et premier) livre, les quatre mois qu’elle passa à Bergen-Belsen, Ceija Stojka revient dans ce nouvel ensemble sur cette période mais aussi sur les années d’avant-guerre et sur ce que fut sa vie après la libération du camp par les anglais en avril 1945.

« Nous les Roms, en 1939, on était encore libre de voyager avec un cheval et une roulotte en Autriche. Ma mère à l’époque avait trente-deux ans, mon père aussi. Nous étions six enfants, la sœur aînée, Mitzi avait tout juste quatorze ans, ensuite il y avait ma sœur Kathi de douze ans, mes deux frères, Hansi, onze, et Karli, huit, notre petit dernier, Ossi, en avait quatre, et moi-même, Ceija, six. »

Très vite, les Roms n’auront plus le droit de sa déplacer. Peu après, les enfants seront interdits d’école et les rafles commenceront. Le père sera le premier déporté. Il mourra à Dachau en 1943. Le reste de la famille se retrouvera à Auschwitz, où le petit Ossi succombera au typhus.

« J’ai vu l’endroit où l’infirmier l’emmenait, c’était une baraque plus petite que les autres, il l’a posé sur les autres morts. Je l’ai recouvert avec mon maillot de corps que j’avais enlevé. (Comment je pourrais oublier ça ?) »

Si les récits de Ceija Stojka sont poignants, ils restent toutefois empreints d’une grande humanité, dans un monde qui en manquait cruellement. Elle dit la dureté, les coups, la faim, les déplacements d’un camp à l’autre mais également les liens forts qui existaient entre ceux et celles qui tentaient de survivre dans cet enfer et la foi chrétienne qui leur permettait souvent de tenir bon.

Après la libération, le retour à Vienne ne sera pas facile. Il leur faudra, à elle et à sa famille, comme à tous les Roms, vivre à l’écart et changer fréquemment de lieu en n’étant jamais vraiment acceptés. Elle s’en souvient avec une impressionnante précision. C’est toute sa vie d’après qu’elle retrace dans ces pages. Elle le fait en racontant son itinéraire. Mère de trois enfants, elle survit en vendant des tapis sur les marchés et en parcourant l’Autriche. On suit son quotidien, son histoire au fil du siècle et son attachement au monde rom qu’elle décrit ouvert, bienveillant, féru de fêtes chaleureuses où se mêlent chants, musiques et danses. On la voit se démener pour le bien de ses enfants, notamment pour Jano, batteur au sein du groupe Gipsy Love (où son frère Harri est bassiste) qu’elle sait sous l’emprise des drogues et qui mourra d’une overdose.

« Il fallait que je continue ma vie. Je sais que je quitterais cette terre seulement quand j’aurai parcouru toute la longueur de la route éternelle, là où mon fils Jano m’attend dans sa taille normale. Je marche et je rampe, pas à pas sur cette route, jusqu’à ce que Jano me tende la main. »

Ce dont ne se doute pas Ceija Stojka – qui est également peintre – en témoignant ainsi, guidée par la documentariste Karin Berger (qui l’aura accompagnée – et souvent enregistrée – tout au long de son travail), c’est l’impact qu’aura son livre à parution, en 1988. Sa force, la fraîcheur de sa voix, le sens du détail, sa façon de dépasser l’anecdote pour aller à l’essentiel et la lucidité qui émane de ses textes y sont pour beaucoup. Elle deviendra rapidement l’ambassadrice de la communauté rom en Autriche et bien au-delà.

Le livre publié par les éditions Isabelle Sauvage est une somme importante – et unique en France – pour bien saisir le parcours et l’œuvre de Ceija Stojka (1933-2013). Préfacé par Karin Berger (qui signe également un très beau témoignage en fin d’ouvrage), il se compose de plusieurs récits, d’un cahier de 19 photographies, d’entretiens et d’une bio-bibliographie complète.

Ceija Stojka : Nous vivons cachés, récits d’une Romni à travers le siècle, traduit de l’allemand par Sabine Macher, éditions Isabelle Sauvage.

Une exposition, "Ceija Stojka, une artiste Rom dans le siècle", s'est récemment tenue à La Maison Rouge à Paris.

samedi 2 juin 2018

Les géants

Les géants ont beau avoir disparu depuis belle lurette, cela n’empêche pas le narrateur de les côtoyer jour et nuit. Il consulte les poèmes de chevalerie, repère aisément leur présence et se lance dans l’histoire mouvementée qui fut la leur en pensant très fort à une autre histoire, celle qu’il a vécue avec une jeune femme et qui est, elle aussi, terminée.

« C’est fini, comme ont fini à un moment donné les géants, les mammouths, comme finiront bientôt les gorilles du Kilimandjaro, les pandas, la baleine bleue et le tigre de Tasmanie. »

Il compulse les archives, prend des notes, se réserve de temps à autre une balade sur la colline de l’antenne-relais où il lui arrive de surprendre, sous forme de nuages, quelques figures de géants en apesanteur. Rien de ce qui touche à la vie et à la mort de ces colosses, dont la taille moyenne est d’environ huit mètres, ne le laisse indifférent. Il sait qu’ils se déplacent plutôt à pied. Trouver un cheval à leur taille est impossible. L’un d’eux, tentant un jour de chevaucher, en avait d’ailleurs cassé un en deux. Seuls l’éléphant ou la girafe peuvent supporter leur extraordinaire carrure. Les géants s’habillent de ferraille et pèsent souvent très lourds. Ils mangent abondamment. Il ne fait pas bon être buffle et croiser leur chemin. L’animal sera massacré et dévoré illico. De lui, il ne restera rien. Les sabots et la peau seront ingurgités tout comme les os. Les géants détestent le gâchis. Il arrive pourtant qu’ils se battent entre eux en pratiquant le lancer de rôti, la biche cuite au feu de bois leur servant inopinément d'arme. Il y a des géants philosophes, des géants neurasthéniques, des géants mafieux ou encore des géants adeptes du sport.

« Le sport préféré de certains géants est le jet de pierres sur les édifices religieux. Juchés sur les collines à proximité des églises et des abbayes, ils ne regardent pas si elles tombent sur l’abbé ou sur un moine plongé dans ses prières. »

Ses connaissances, le narrateur les doit à ses lectures. Il s’est plongé dans les poèmes épiques. Il a longuement suivi Pulci (1432-1484), l’auteur (admiré par Rabelais) de l’épopée burlesque de Morgant le géant, qui fut l’écuyer de Roland le preux jusqu’à sa mort à Ronceveaux en 778. Il a bien sûr également lu le Roland amoureux de Boiardo (1441-1494) et le Roland furieux de l’Arioste (1474-1533), s’est délecté des aventures des chevaliers d’Arthur réunis autour de La Table ronde et a dévoré bien d’autres ouvrages.

« J’ai lu Renaud de Montauban, ample, instructif et complet, dépeignant Renaud comme un révolté impénitent, et Charlemagne un roi colérique et malade du foie gouverné par ses épanchements de bile au lieu de chercher la paix et à accroître son empire. »

Bayard, le cheval de Renaud, galope dans quelques unes de ces pages. Il appartient aux personnages légendaires issus de la littérature médiévale qui ont, si l’on en croit celui qui s’exprime ici, réellement existé. Il pense à peu près la même chose des extraterrestres et n’a qu’un souhait : que tous ceux qui courtisent celle qu’il n’a jamais cessé d’aimer – et à qui il dédie son livre – soient rapidement enlevés de terre afin de devenir, là-haut, sujets d’étude pour scientifiques interplanétaires.

Avec Les Géants, Ermanno Cavazzoni (qui a déjà publié Les Idiots et Les Écrivains inutiles chez Attila) rend un bel hommage au roman de chevalerie et à ses initiateurs qui ont fondé la littérature européenne. Il le fait en mêlant érudition et sens appuyé du burlesque, en revisitant les légendes et en multipliant des galeries de portraits qui font tomber de leur piédestal nombre de héros.
« La traque impitoyable dont ont été victimes les géants peut expliquer leur extinction ; mais selon moi, ça vient surtout de leur système reproductif mal ajusté et de leur activité sexuelle inadéquate. »

Ermanno Cavazzoni : Les Géants, traduit de l’italien par Monique Bacelli, Le Nouvel Attila.

mercredi 23 mai 2018

Notes sur les noms de la nature

La nature a, on le sait, une imagination sans limites et l’homme, qui entend tout nommer, est rarement en reste. Il n’a pas inventé le bulbul des jardins (qui est un passereau), le noctilion pêcheur (une chauve-souris), le marasme des Oréades (un champignon), le couscous (pas le plat, le marsupial), le clitopile petite prune ou la bulgarie salissante (ce sont également des champignons) mais il leur a tout de même trouvé un nom en leur accordant, au passage, un beau surplus de poésie naturelle. C’est celle-ci que décrypte Philippe Annocque dans ce petit livre ludique et très documenté. Il y donne libre cours à son esprit curieux. Certaines contradictions ou anomalies détectées entre la dénomination de quelques unes de ces créatures et leur façon d’être et de perdurer ne manquent pas de l’étonner.

« De tous les insectes ailés
encore vivants de nos jours
le plus ancien est l’éphémère. »

Insectes, oiseaux, plantes et (surtout) champignons ne semblent avoir aucun secret pour lui. Il leur consacre quelques fragments, passe de l’un à l’autre, joue avec l’étrangeté de leur appelation, situe leurs lieux de vie. Il les laisse ensuite repartir dans le monde qui leur appartient et qui n’est souvent relié au nôtre que par la magie des noms.

« Le nom donne à voir
ce qui nous échappait.
Depuis que je sais le nom
de l’accenteur mouchet
il y en a plein mon jardin. »

Ces notes et fragments sont illustrées par Florence Lelièvre qui est allée voir sur place ou, plus sûrement, au Muséum d’Histoire naturelle à quoi ressemblent (cachés entre les oreilles de Judas et les prunes de Cythère) quelques unes des plantes et certains des animaux évoqués ici par Philippe Annocque.

Philippe Annocque : Notes sur les noms de la nature, éditions des Grands Champs.

mercredi 16 mai 2018

Pas de côté

Au fil de ces poèmes, qu’elle présente comme étant les pages d’un journal tenu pendant une période donnée, Fanny Chiarello dit la teneur, des prémices jusqu’à la séparation, de la relation qu’elle a vécue de juin 2016 à février 2017 avec celle qui n’est jamais nommée. Elle la vouvoie, la tutoie brièvement, sait la fragilité qui les rapproche.

« aujourd’hui tu es désaxée
je le sens dès l’ouverture des yeux
je mets des nectarines et du thé dans ta bouche
ça descend dans ta gorge et ça tombe dans ton ventre
je te nourris avec le mélange de patience et de brusquerie
que l’on observe aussi chez certains oiseaux
puis je noue le cordon de ton short lace tes baskets
et t’envoie courir dans les banlieues écrasées de silence »

Pour la rejoindre, elle traverse la France du nord au sud. Passe des briques rouges aux flamands roses. Observe les paysages qui défilent derrière la vitre du TGV avant de trouver place, plus tard, dans une chambre d’hôtel. Parfois, elles font toutes deux escales à Paris. À chaque fois, elle note ce qu’elle voit en s’éjectant du lieu à l’improviste. Elle capte – et décrit – certains détails précis tout en laissant vagabonder ses pensées.

« nous roulons dans la lumière dorée
entre les étangs et les zones commerciales
mes bras autour de votre taille très vite
mais je n’ai pas peur
mes jambes nues n’ont pas peur de perdre
leur foulée souple mes mains n’ont pas peur
de perdre l’usufruit de votre peau
je pourrais rouler ainsi avec vous
jusqu’à l’extinction de l’or dans l’air tiède du soir »

Fanny Chiarello se saisit de l’instant présent avec spontanéité et énergie. Elle s’empare du réel, le froisse dans ses poèmes et s’acquitte des tracas quotidiens sans jamais se laisser abattre. Son texte est alerte. Il se déplace avec elle. L’émotion y est toujours palpable. Elle passe par le toucher, par le regard et par tout ce que la mémoire a emmagasiné. De bons ou de moins bons moments. À l’image de ceux inclus dans cette relation amoureuse qui, à l’origine, aurait dû déboucher sur un livre à deux voix, intitulé Pas de deux.

« il a fallu six mois pour que nous passions du vous au tu
dans son lit sous le velux
on penserait
que ça ne saurait évoluer encore et pourtant
la voici en un point final
devenue elle »

Fanny Chiarello : Pas de côté, préface d’Isabelle Bonat-Luciani, Les Carnets du dessert de lune.

 De Fanny Chiarello, vient également de paraître : La vie effaçant toutes choses, recueil de nouvelles, éditions de l’Olivier

lundi 7 mai 2018

Territoire du Coyotte

Il n’y a apparemment pas de coyote en vue. Mais une ombre mouvante, portée par des légendes venues d’ailleurs, pourrait très bien s’insérer dans les imaginations et valider ainsi sa présence dans les parages. D’autant que le territoire s’y prête. Il est conforme à celui que l’on découvre régulièrement dans les poèmes de Pascal Commère. Il est vallonné, boisé, parsemé de pâtures, de petites routes, de champs de vigne, de cours de fermes. Il est surtout habité. Et modelé par le travail de ceux qui y vivent avec leurs bêtes, leurs troupeaux. L’hiver, leurs tracteurs impriment des traces de pneus sur les sols gorgés d’eau et de boue.

« La courbe des fumées là-bas, vignes
tirées à quatre épingles maintenant
qu’a cessé la pluie ses traits roides.
Traversé au matin le petit pays tourne
comme les ailes des éoliennes entre les arbres,
paysage toujours à reprendre et qui demeure
au bord du vide »

Ce pays, Pascal Commère l’arpente en écriture. Il le soupèse, le met en mots, adapte ses sonorités rugueuses, interroge les terres et les talus. Il le saisit au fil des saisons. Il en extrait les rituels et l’animalité, la glaise et la poussière, des bouts de mémoire et des faits liés à l’air du temps. Il s’attache au sort des bestiaux qui broutent dans l’enclos ou que l’on transporte de nuit dans des camions qui beuglent sur les routes départementales. Il les observe. Les entend cogner le sol. Surprend la placidité des taureaux, immobiles, en attente d’une odeur, d’un déclic avant de s’élancer, tous muscles tendus.

« dehors dans les pâtures où, flanc contre flanc, massés
inséparables, ils se rangent à l’auge, énormes
et comment dire, encolures touche à touche, le pelage
assombri quand la race le veut clair, bouddhas
que neige sale vent d’hiver maculent tels ils sont
en saison de luttes, couverts de suie, au point
de rappeler, petit matin à peine (quand l’ombre
sur le roc épaissit les contours), ces ancêtres
fougueux »

Il relie ce qui vient du fond des âges à ce présent qu’il décrit avec justesse, par bribes, ici, « un parking de camions près d’un restaurant routier en semaine l’hiver », là, « un brûlot de fin de chantier » avec cabanes, va-et-vient de voitures et « gamines de Bucarest débarquées de nuit en lisière des forêts d’État », ailleurs, tous ces « instants passés à traduire / en chiffres les flux et reflux d’entités mesurables – entrées / et sorties, telle que l’exige la loi marchande ». Cela le renvoie au temps (pas si lointain) de son activité comptable, quand il côtoyait de près quelques uns de ceux qui apparaissent furtivement dans son livre, dispersés dans ce vaste territoire au-dessus duquel volent de nombreux oiseaux, corbeaux ou bernaches mais aussi ces milliers d’étourneaux qui déplient leurs filets noirs loin des pâles des éoliennes pour tomber, en averse de grêle, dans les arbres à la tombée de la nuit.

Pascal Commère : Territoire du Coyote, éditions Tarabuste

samedi 28 avril 2018

Chaos

Il y a dix ans que La Folle, vingt-sept ans, vit enfermée dans un hôpital psychiatrique de La Ville quand débarque un jeune interne, futur obstétricien, fils de bonne famille, qui se montre, d’emblée, très attiré par la singularité de son histoire et par l’étrangeté des symptômes qu’elle développe. Avant de lui rendre visite, il s’est renseigné et a appris que La Folle sent et observe en permanence la présence d’une forme rouge et visqueuse placée à quelques centaines de mètres au-dessus d’elle. Il sait également qu’elle a une sœur jumelle, alcoolique et peintre, qu’elle n’a pas vue depuis des années, qui demeure dans l’Autre Ville et qui dit être, elle aussi, reliée à un zénith opaque et tourmenté perdu « dans le plafond du ciel ».

L’Interne, qui est passionné par la gémellité, se rapproche de plus en plus de cette femme plutôt belle qui semble devoir rester enfermée à vie. Il est persuadé qu’elle pourrait peut-être recouvrer un peu de santé si elle revoyait sa sœur. Mais pour cela, il lui faut l’extraire de l’asile. Et c’est ce qu’il va s’efforcer de faire, sans en parler à personne, prenant, un beau matin, la clé des champs en sa compagnie.

« La tête de l’Interne vrombit et les veines de ses tempes rythment ses pas comme son allure. Les feux rouges passent au vert dans les rues qu’ils traversent, les voitures passent, ils sont pressés, peureux : sans doute la recherchent-ils à l’hôpital ? Et puis, ils ont un train à prendre, pour un long voyage. »

C’est ce périple, ces nombreuses heures de train entre La Ville et l’Autre Ville, avec escale à La Ville-Frontière que l’on suit. Dans le compartiment La Folle et l’Interne rencontrent des personnages qui ne manquent pas de les étonner. L’inverse est également vrai. Tout ce petit monde se déplace en portant un subconscient constamment en alerte. Chacun exprime ce qu’il ressent de façon particulière, souvent à mi-voix, en un murmure vif et débridé. Ce sont ces ressentis multiples – et irrationnels – que Mathieu Brosseau imagine, développe et transcrit dans son texte. Ce voyage n’est pas seulement géographique mais aussi, et surtout, intérieur.

En chemin, le futur médecin et sa protégée s’interrogent et parlent peu, ou alors pour eux-mêmes, tandis que la sœur jumelle procède de même, au gré de ses déambulations en zigzag dans l’Autre Ville. Un univers mental et polyphonique se met ainsi en place et certains faits, longtemps refoulés, qui touchent au passé de La Folle, remontent peu à peu à la surface.

« On a poussé Mère la nôtre sous une voiture en marche rapide, dans la rue, verte et bleue comme une voiture de petit garçon, c’était pour rire, juste pour la déglinguer un peu, ça me fait sourire, pas vraiment pour la tuer, mais elle n’a pas survécu Mère la nôtre, même avec l’hôpital, même après les soins, c’était mieux, après Mémé nous a gardées, au moins on ne se sentait pas le devoir du respect. »

Si Chaos, roman extrêmement bien construit, se situe aux confins de la folie, Mathieu Brosseau, qui en entrouvre les portes, fait en sorte de ne jamais se laisser emporter par les dérives verbales que celle-ci pourrait engendrer. Ce qui frappe, et enchante ici, c’est la maîtrise d’une écriture qui bouge pourtant sans cesse. Elle joue avec les sonorités et les dissonances. Elle s’approche parfois de la transe, s’attache au monde secret, aux non-dits et à la psyché des uns et des autres. Elle s’échappe au gré d’un rêve, d’une vision, d’une incursion dans la pensée tumultueuse des différents protagonistes et change de tonalité à l’improviste tout en restant, jusque dans sa capacité à suggérer, toujours discrètement tenue.

Mathieu Brosseau : Chaos, Quidam éditeur.

samedi 21 avril 2018

Revers

On entre dans le livre avec les oiseaux. Il y en a peut-être mille. Ils n’ont pas de noms. Ce sont simplement des oiseaux. Ils incitent à regarder en l’air. À oublier un instant l’abyssal puits intérieur. À ne pas ouvrir en grand la boîte aux questions. Certains sont vrais. D’autres font semblant de l’être. Ce sont d’étranges objets volants. On les distingue à peine. On dirait des brindilles qui voltigent. Des corps promis au dépiautage, consonnes et voyelles comprises. Pour y trouver des bouts d’os. Du cartilage fin. Des ailes avec rabats. Des prunelles colorées. Des boules de plumes avec bec et gésier minuscules.

« Tous nos os ont les mêmes noms. Oiseaux à têtes tièdes et ainsi sont-ils nus et alignés. Sur le devant de l’eau nous les voyons et avons obtenu du temps que le sang suinte. Un sort est scellé encore ? Un peu de glaire va de leur pus à ces plaies visibles là ? On dirait. »

La plupart d’entre eux sont happés par le vide. Ou bien zigouillés par une main invisible. En tout cas, le ciel les aspire. Bientôt, il n’en reste qu’un. Il est suivi à la trace par un qui se nomme « il », ou « je » ou « on ». Celui-là (qui semble souvent se dédoubler) porte en lui des tas de questions insolubles. Il les pose. Les dissémine au fil du texte. Et le fera plus encore quand l’ultime oiseau disparaîtra.

« On cache qu’on est ici. C’est privé. Ce sera de la poésie à l’étroit. À l’usage de l’œil et de la main. De ceci la fin qu’on a vue. »

Comme toujours, aujourd’hui avec Revers et l’an passé avec Avers (les deux livres se répondent et les trois séquences qui composent l’un et l’autre possèdent les mêmes titres) la mécanique Quélen, unique en son genre, tourne à plein régime. Elle vibre d’une belle intensité. Son tempo saccadé (fait de phrases courtes, d’incises brèves) offre un rythme imparable – et ô combien prenant – à l’ensemble. Chaque bloc de prose a sa propre densité. Il est taillé dans le vif. S’insère dans des dizaines d’autres blocs qui, s’emboîtant, forment le corps vivant du livre.

« Un individu est souple. Bon. Le traitement sera du langage. Son langage est une offre semblable ou non et on le retire de là en l’excluant d’un accès au corps. À l’action ou à une. Pourrir la vie est l’idée. Oisive, légère. Et pourquoi pas traduire ici ou à un mètre ! Ce travers pend et se réduit à une voix sans rien. Truc sans voix. Serrure avec la clé de travers. Matière vouée à s’être traduite elle-même çà et là. Mort oisive qui est la vie. Bien. Voilà une élégie. Un os à ronger. L’accès de poésie de l’étui qui retire son contenu. Ou l’âne qui offre en bon langage son oreille. Du bon traitement. Strict. Souple. Un deux en un ! »

L’écriture est de bout en bout nerveuse et tendue. Celui qui laisse sa pensée questionner son monde intérieur scrute les objets, les choses, les à-côtés, les gestes, les riens du quotidien. Sa poésie y trouve refuge et matière. Elle est méticuleuse, physique, nourrie de signaux lumineux, sinuant entre le jeu et l’incertitude, passant constamment d’un état à un autre, de l’inquiétude au burlesque ou de l’angoisse à la clairvoyance.

Dominique Quélen : Revers, Éditions Flammarion

jeudi 12 avril 2018

à propos de "Débarqué"

Les liens qui existaient entre mon père et moi étaient extrêmement forts mais la plupart du temps non dits. C'était un être silencieux. Peu après sa mort, ma mémoire s'est mise à restituer par fragments différentes époques de sa vie, comme si elle tentait, à mon insu, de combler le vide consécutif à son départ. Son absence me déstabilisait tout en m'incitant à lui inventer une autre présence. C'est ainsi que, peu à peu, le besoin de revenir sur son parcours s'est imposé à moi. Lui redonner vie en écrivant ce que fut la sienne m'a semblé être la meilleure façon de lui rendre hommage. Il me fallait dire qui il était. Et combien son itinéraire fut semé d'embûches.

Son rêve, quand il était jeune, était de devenir marin pour suivre les traces de son père, notre grand-père, qui était capitaine au long cours. La maladie, en l'occurrence une encéphalite aiguë mal soignée, dont les séquelles allaient l'accompagner durant toute son existence, est hélas venue, alors qu'il avait dix-sept ans, anéantir ses projets. Son statut de débarqué a débuté là. Ne pouvant naviguer, il est devenu électricien. Et il s'est mis à voyager autrement. En actionnant son esprit rêveur et son imaginaire en verve, en replongeant dans les souvenirs de son père, en s'entretenant avec les marins qui rentraient en permission, en s'octroyant quelques autres dérives et en lisant beaucoup, surtout les romanciers américains (Caldwell, Steinbeck) qui évoquaient la grande dépression des années trente, celles de son enfance. C'était un lecteur insatiable. Qui partait au quart de tour. Et qui avait à cœur de transmettre sa passion.

On ne peut, même si la solitude n'est jamais loin, vivre seul. Son histoire est constamment reliée à celles des autres. Elle est ancrée dans un lieu précis, un hameau proche de la mer, en Bretagne, sur la côte Nord, où il a passé l'essentiel de son temps. Parler de lui ne pouvait se concevoir sans que n'interviennent ceux qui faisaient partie de cette communauté de gens (de terre ou de mer) – souvent en bout de course – qu'il côtoyait quotidiennement.

Mon désir en écrivant ce texte était également de rappeler qu'aucune vie n'est simple, banale ou ordinaire. Le Métier de vivre, pour reprendre le titre du Journal de l'écrivain Cesare Pavese, existe bel et bien. Pour tout un chacun. Et mon père n'y a évidemment pas échappé. Il lui arrivait souvent de vaciller. On partageait ses tourments et ses peurs. Il s'employait à vaincre ses tentations, à tenir debout, à faire en sorte que tous les siens restent d'aplomb en sa compagnie, en trouvant assez de sagesse et de force en lui pour ne pas être emporté par ses rêves brisés d'homme débarqué, par sa santé défaillante et par la mort, forcément injuste, de deux de ses enfants. Il a connu les trois quarts du siècle passé et le tout début de celui-ci. Son histoire bouge dans ma mémoire intime. Qui est elle-même reliée à la mémoire collective. Et c'est inévitablement là que je suis allé puiser.

Vient de paraître : Débarqué, Éditions La Contre Allée. (en librairie ce 12 avril)
Voir aussi  : Débarqué



lundi 2 avril 2018

Armaguédon strip

Pas facile de croquer la vie avec un appétit d’ogre quand on a été élevé par une mère éprise de religion, surtout quand la dévotion s’attache à l’une des branches les plus radicales de la chrétienté, celle qui regroupe les Témoins de Yahweh, une congrégation de prêcheurs, adeptes du porte-à-porte, qui prédisent et préparent la prochaine fin du monde.
Comment se construire quand on a baigné là-dedans depuis son plus jeune âge, avec en prime un père absent ? C’est bien ce que se demande Christophe Cordier, auteur de BD plus connu sous le nom d’ÉphèZ.

« Mon premier souvenir remontait à mes trois ans, un sale souvenir malgré toute l’eau qui l’entourait : le baptême de ma mère. J’avais vu des hommes l’empoigner au bord d’une piscine, la forcer à s’enfoncer jusqu’à la taille. J’avais cru qu’il la noyait sous mes yeux. Je n’avais pas compris son sourire triomphant quand ils l’avaient ressorti du piège toute mouillée. »

Trente ans plus tard, alors qu’il pensait en avoir à peu près fini avec Yahweh, la fin du monde et l’arrivée imminente de l’énigmatique Armaguédon, plusieurs événements imprévus vont venir lui démontrer le contraire. L’influence de sa mère n’a pas faibli. Elle infuse en secret. Elle le corsète, détermine quelques unes de ses décisions et continue d’empoisonner ses réflexions.

L’élément déclencheur est un accident de la circulation. Un jour, sa mère, s’en allant prêcher, est heurtée par une voiture. Elle se retrouve au sol. Ses papiers de prédicatrice voltigent dans la rue et finissent dans le caniveau. À l’hôpital, la décision de faire une transfusion se pose très vite. Or, chez les Témoins de Yahweh, on ne rigole pas avec ce genre de chose.

Ils « étaient connus pour leur refus de toute transfusion. C’était leur spécialité, leur façon de se démarquer des autres sectes. »

Si les circonstances vont aider ÉphèZ, le narrateur, à se sortir de ce mauvais pas sans trop se mouiller, d’autres faits vont s’enchaîner, à rythme soutenu, lui confirmant que sa vie, même auréolée d’une petite aura de dessinateur reconnu, prend tout simplement l’eau. Il n’a pas la sagesse de son chat Franquin. Il voit rouge à tout bout de champ. Les relations qu’il entretient avec le monde extérieur et avec les rares personnes qui lui sont proches ne sont pas au beau-fixe. Et l’instabilité qui s’empare de lui ne va pas aller en s’arrangeant.

C’est cette lente descente – et ses soubresauts irrationnels – que Frédérick Houdaer suit pas à pas. Il le fait avec méthode, en choisissant le détail qui fait mouche et en usant d’une narration très vive, très maîtrisée, avec humour et esprit caustique, en multipliant les portraits au vitriol et les situations cocasses (et parfois violentes) tout au long de ce roman diablement efficace.

Frédérick Houdaer : Armaguédon strip, Le Dilettante.

jeudi 22 mars 2018

La poésie aux Éditions Le Réalgar

Qu’un éditeur décide de créer une collection de poésie est chose assez rare pour ne pas s’en faire l’écho. Celle que Le Réalgar a initié s’appelle l’Orpiment. Elle a vu le jour à l’été 2016. Elle est dirigée par Lionel Bourg. Chaque titre met en relation un poète et un peintre. Leur association n’est jamais fortuite. Il existe entre eux des liens ténus et subtils qui apparaissent au fil des pages. Seul le premier titre de la collection, Et la mort comme reine, d’Olivier Deschizeaux, échappe à la règle. L’unique intervention extérieure est celle qui apparaît en couverture. Cela se comprend aisément. Le poème, le chant de Deschizeaux (auteur, par ailleurs, de cinq livres aux éditions Rougerie) est d’une extrême profondeur, né d’une douleur – et d’une perte – et ne peut être interrompu.

« Maman est comme la nuit, elle s’éteint doucement, lentement, sans un bruit, sans un cri entre ses quatre murs blancs, sans un regard, notre vie si brève s’en va, maman est loin, ses paupières sont du sable, de la poussière qui l’emporte sans promesse, sans un au-revoir, elle part, et moi / dans cet enfer / ce monde sans avenir / que vais-je devenir ? »

Entrer dans chacun des sept titres déjà publiés réserve autant de bonnes surprises. La découverte est au rendez-vous. Les voix que l’on y retrouve valent par leur différence, leur originalité, leur timbre précis. Ainsi Antoine Choplin qui, en parallèle à son œuvre de romancier (à La Fosse aux ours) prouve avec Tectoniques qu’il peut lire, interroger et ciseler à coups de textes brefs ce qu’il voit et ressent d’un paysage de montagne en perpétuel mouvement. Ainsi Françoise Ascal, attentive aux autres, à ceux et celles qui l’ont précédée et qui nourrissent sa mémoire. Elle poursuit, avec Entre chair et terre, son exploration d’un passé qui la relie intimement à un présent dans lequel elle essaie de détecter l’espoir fragile qui l’aidera à traverser l’ombre tenace.

La phrase errante d’Alain Roussel est, quant à elle, libre, lancinante et habitée. Elle se tient en légère apesanteur, devenant sinueuse à souhait tout en restant bien en phase avec l’imaginaire ébloui de celui qui a une grande aptitude à laisser voguer sa pensée. Il parvient à lui donner des impulsions propices au décollage immédiat, partant au quart de tour visiter des territoires qui croisent parfois ceux de sa mémoire, de ses lectures ou de ses rêves éveillés.

« L’horizon est déchiré d’éclairs, l’on dirait que la mer s’enflamme, que le ciel tout entier tombe dans le brasier, c’est dans ma bouche que cela brûle et j’attise le feu avec ma langue, la charnelle, la pulpeuse, fouillant les cendres, celles du vieux monde, et en moi une soudaine envie, saugrenue, de danser la carmagnole comme un sans-culotte de la poésie par ces temps d’apocalypse »

Avec Ce qui s’est passé, titre on ne peut plus explicite, Petr Král nous guide vers d’autres destinations. C’est dans les centres urbains qu’il nous emmène, au gré des retours sur soi et sur ceux qui lui sont – ou lui furent – proches. Il revient, pour ce faire, sur quelques unes de ses déambulations, dans les villes où il a vécu ou dans celles où il a simplement fait escale. À chaque fois, ce sont de frêles fragments de vie qu’il dessine. Avec en creux la présence de ceux qui ne sont plus. Les nombreux disparus qui l’accompagnent de Prague (où il habite désormais) à Paris où il a longtemps résidé.

Les deux récents livres parus dans la collection suscitent le même attrait que les précédents. Deux voix sûres et posées s’y font entendre. D’abord celle de Laurent Albarracin, qui continue de révéler la part secrète des choses, des astres, des fleurs, des insectes, des abeilles, des guêpes, des fruits, etc. Il les nomme, détecte leur sonorité, leur transparence et l’évidence poétique qui s’en dégage.

« À la rivière se voue la rivière
pour ses rives elle se dévoue
au chemin d’eau qu’elle emmène
parmi les feuilles, les libellules
dans une grande conquête de rien
elle se lance à ses pentes
elle fait le doux sacrifice de soi
qui la fait couler rivière. »

Le dernier ouvrage en date, Zones d’arpentage et d’abornement, est signé Lionel-Édouard Martin qui s’attache, comme dans ses précédents recueils, à donner consistance et épaisseur à sa langue. Il la travaille, la malaxe, l’assemble de façon étonnante, y fait entrer un terreau à forte texture végétale. Il pétrit ainsi une matière dense et suggestive, presque animale parfois, dans des textes en prose – pleins d’humus, de frottements de pierres, de froissements d’ailes, de rumeurs forestières – qu’il crée dans le secret de sa « boulange » de mots.

Collection l’Orpiment : Olivier Deschizeaux : Et la mort comme reine, Antoine Choplin : Tectoniques (dessins de Corinne Penin), Françoise Ascal : Entre chair et terre (peintures de Jean-Claude Terrier), Alain Roussel : La phrase errante (dessins de Sandra Sanseverino), Petr Král : Ce qui s’est passé (peintures de Vlasta Voskovec), Laurent Albarracin : À (peintures de Jean-Pierre Paraggio), Lionel-Édouard Martin : Zones d’arpentage et d’abornement (encres de Marc Bergère), éditions Le Réalgar.

mercredi 14 mars 2018

Solstice et au-delà

C’est cette période très particulière, celle où l’on entre dans l’hiver, celle où la lumière ne se donne qu’avec parcimonie, s’éclipsant avant même la fin du jour, laissant la part belle à la nuit, qui est au cœur du livre de Cathie Barreau. Le solstice n’est qu’un point de bascule mais ce qui attire et apaise, c’est ce qui l’entoure.

« Nous cherchons à franchir
le creux de l’année. Nous
guettons l’aube qui tarde et
la fin de nos sommeils
profonds. La musique
patiente et nos mains se
reposent. Corbeaux, lueur
au-dessus des toits,
de seconde en seconde, l’année
se termine. »

Le temps semble se figer. La douceur s’installe. Il y a une sorte d’apaisement, de trêve dans l’air. Une qualité de silence qui aiguise les sens. Une incitation à la patience. Un besoin, pour ceux qui n’hibernent pas, d’offrir un peu de tranquillité à leur corps et à leurs pensées.

« Dans le silence, nous
reposons nos respirations.
C’est le temps de la paix.
La bruine invisible perle nos
cheveux. Nous rêvons de
neige et nous parlons avec
des mots doux comme si
la guerre était finie. »

Tenter de vivre calmement ces jours de clarté réduite a, ici, peu à voir avec le repli sur soi. Cathie Barreau, en une soixantaine de pages, chacune d’elles offrant un poème court (un instant, une sensation, un paysage, une lumière sur le fleuve, une scène rapide, un souvenir fugace) dit ce qu’elle ressent et partage quand vient le solstice d’hiver tout en restant à l’écoute des bruits du monde et des « terres heurtées » où les « rêves de paix s’effacent ».

« Nos valises sont ouvertes et
nous partons bientôt vers
le pays du Levant. Le voyage
nous réjouit et nous inquiète. »

Cathie Barreau : Solstice et au-delà, éditions Tarabuste.


dimanche 4 mars 2018

Taqawan

Tout débute le 11 juin 1981. Ce jour-là, trois cents policiers de la sûreté du Québec débarquent pour saisir les filets à saumons des indiens Mi’gmaq qui pêchent dans l’embouchure de la rivière Ristigouche, en Gaspésie. Les hommes armés confisquent le matériel, répriment, emprisonnent ceux qui résistent. Le conflit déclenche une série de violences.

« Les indiens veulent sauver leurs filets. C’est grâce à ça qu’ils gagnent leur vie, qu’ils peuvent se nourrir et élever leurs enfants. Alors ils ignorent les semonces, montrent les poings, tournent en rond dans la baie des Chaleurs pour échapper à leurs poursuivants. »

Le soir même, une adolescente qui vivait dans la réserve ne rentre pas. Elle protestait contre l’arrestation de son père quand on a perdu sa trace. C’est un garde-chasse, en rupture avec sa hiérarchie suite à l’assaut, qui la retrouvera le lendemain matin. Fortement choquée, elle lui avouera qu’elle a été violée. Plus tard, elle dira que ce sont trois policiers qui ont abusé d’elle.

Cette rencontre va en susciter d’autres. Bientôt un vieil indien, qui vit en ermite dans son wigwam, va sortir du bois pour venir en aide au garde-chasse et à celle qu’il a recueilli. Plus tard, une institutrice française se joindra à eux. Pour soigner la jeune fille mais également pour les épauler face aux dangers. Ces quatre solitaires, qui se ressemblent sur bien des points, deviennent les principaux protagonistes du roman d’Éric Plamondon. Réunis, ils mènent une lutte secrète et farouche que l’on suit au fil d’un scénario haletant et nerveux. L’auteur entrecoupe régulièrement sa narration en y insérant des chapitres qui lui permettent de revenir sur le passé des indiens Mi’gmaq, sur leur histoire, leurs légendes, leurs coutumes, leur aspiration à être acceptés et respectés. Leur vie est liée à celle du saumon, appelé Taqawan dans leur langue.

« Le saumon est un poisson fascinant. Comment peut-il sauter si haut ? Comment fait-il pour remonter des chutes aussi vertigineuses ? Sa force, son allure et son goût lui ont valu le titre de roi des poissons. Il y a deux mille ans, Pline écrivait déjà : "Le saumon des rivières est mieux que tous les poissons de la mer". »

L’implacable roman d’Éric Plamondon (qui ausculte la relation ambiguë qui persiste entre les peuples autochtones et le reste du Québec) est aussi un hymne à la nature. C’est un chant rude, empreint de réalisme, où la mort peut surgir à tout moment, et pas seulement lors d’une partie de chasse ou de pêche, avec en filigrane la résistance d’un peuple millénaire qui entend simplement faire valoir ses droits.

« Au Québec, on a tous du sang indien. Si ce n’est pas dans les veines, c’est sur les mains. »

Éric Plamondon : Taqawan, Quidam éditeur.

vendredi 23 février 2018

L.F. Delisse

Je me souviens tout particulièrement de notre première rencontre. Elle eut lieu à Paris, dans le treizième arrondissement, dans les allées d'un jardin, square Simone Weil, en bas de chez lui. C'est là qu'il m'avait donné rendez-vous. Il ne nous a pas fallu longtemps pour engager la conversation. Nous échangions déjà depuis plusieurs années par correspondance, après avoir été mis en relation par des amis communs, notamment Pierre Peuchmaurd, Anne-Marie Beeckman et Michel Valprémy. En cet après-midi d'automne (2004), il me parla de son parcours (et de Michaux, de Char, de l'Afrique, de G.L.M.) en s'arrêtant fréquemment pour me prendre le bras et me fixer de ses étonnants (et pétillants) yeux bleus. 

Nous marchions un peu à l'aveugle. C'est du moins ce que je pensais. Lui, par contre, savait très bien où nous allions faire halte. Ce fut à la terrasse d'un bar qui s'appelait « La Croix du Sud ». Il évoqua d'emblée celle-ci, plongeant instantanément dans ses souvenirs africains. Parla de ses périples à bord de camions qui tressautaient sur des pistes bosselées et du mauvais vin dont il avait abusé là-bas. Parfois, disait-il en souriant, les mouches venaient pondre dans son verre, ce qui ne l'empêchait nullement de le vider. Il savait que ses problèmes de santé – il était fatigué et marchait à petits pas – étaient en partie dus à quelques excès et à la qualité plus que douteuse des breuvages qu'il avait ingurgités au Niger. Il allait bientôt devoir subir une intervention « à corps ouvert ». Plus tard, dans une lettre, il m'écrivit que c'était fait, il s'était allongé sur le billard, on l'avait ouvert et il se remettait tout doucement, touchant du bout des doigts sa peau balafrée et désormais ornée de « 78 agrafes ». Notre rencontre précédait la publication dans la collection Wigwam d'un ensemble intitulé De fleur et de corde. Je fus surpris par la vivacité de sa mémoire. Celle-ci le ramenait au quart de tour bien des années en arrière et les mots qu'il employait pour décrire une scène, un paysage, une salle de classe, un groupe d'enfants n'étaient pas choisis au hasard. Ils sonnaient justes et possédaient un pouvoir d'évocation qui rappelait la force et la percussion de ses poèmes. L'écrit et l'oral restaient chez lui étroitement adossés l'un à l'autre.

Nous nous sommes ensuite revus au moment du marché de la poésie, place Saint-Sulpice, d'abord pour préparer la publication des Notes d'hôtel dans la collection que j'animais alors aux éditions Apogée et quelques années plus tard pour l'édition d'un nouvel ensemble, Les Lépreux souriants, que m'avait transmis Laurent Albarracin, et qui fut publié chez le même éditeur. Puis il y eut les lettres, les livres, avec de vraies et longues dédicaces et, pour finir, le silence durant les dernières années de sa vie.

Louis-François Delisse est décédé le 7 février 2017. Ce texte a été publié peu après sa mort sur Poézibao, dans un dossier (préparé par Laurent Albarracin). que l'on peut consulter ici.

En logo : Ode au voyage et à Henri Michaux, éditions Atelier de l'agneau.

dimanche 18 février 2018

Les persécutés / Histoire d'un amour trouble

Publiés en 1908 à Buenos Aires, ces deux textes – une nouvelle et un court roman – de l’écrivain Uruguayen Horacio Quiroga (1878-1937) étaient jusqu’à présent inédits en France. Ils s’inscrivent parfaitement dans l’univers inquiétant de l’auteur. Comme souvent chez lui, c’est le hasard qui préside aux rencontres. Celles-ci, apparemment banales, s’enveniment assez vite. Et toujours à cause de la complexité des comportements humains.

Dans Les Persécutés, c’est une rencontre fortuite chez un ami commun, un soir de pluie à Buenos Aires, qui permet à deux hommes de nouer des liens étranges. L’un souffre d’un complexe de persécution qui le mène au bord de la folie tandis que l’autre, intrigué par les effets produits par la maladie sur cet individu peu ordinaire, n’aura de cesse de l’épier pour satisfaire sa curiosité.

« Lorsque je penchai les yeux sur lui, il me regardait. Cela faisait certainement cinq secondes qu’il me regardait. J’arrêtai mon regard dans le sien et de la racine de la moelle me vint un frisson tentaculaire : il était déjà fou ! Le persécuté vivait déjà de lui-même à fleur d’œil ! Dans son regard, il n’y avait rien, rien si ce n’est sa fixité meurtrière. »

Histoire d’un amour trouble débute également à Buenos Aires, plus précisément dans une rue où le personnage principal voit passer deux sœurs en deuil qu’il a jadis beaucoup fréquentées, ayant été ami avec l’une et fiancé avec l’autre. C’est cette période de sa vie, quand il leur rendait fréquemment visite, qu’il se repasse. Il parle de sa jalousie, de sa cruauté, de ses hallucinations, de sa façon de pousser à bout celle qu’il aimait et qui finira par le rejeter. Tout ce qui caractérise l’œuvre de Quiroga transparaît alors. On y découvre un réalisme psychologique exacerbé, l’ambiguïté des sentiments et le jeu pervers et cruel des amants qui s’éprouvent et se testent avec méthode et (redoutable) efficacité. L’homme paraît ici particulièrement terrifiant.

« C’est mon destin, murmura-t-il, amer. Me rendre compte de la valeur de ce que j’ai au moment où je le perds.
Il monta dans le train qui arrivait, à nouveau maître de lui-même. Plus jamais il n’y retournerait. »

Quiroga est attiré par l’échec, la chute, la rupture. Cela lui semble inéluctable. Et presque évident. Le bien-être ne peut être qu'éphémère. L’homme est trop instable, trop sujet à ses obsessions, à ses mauvais penchants et à ses pensées troubles et irrationnelles, trop attiré par l’auto-destruction pour que le moindre état de grâce perdure en lui. Quand il le décrit, et il le fait toujours à la perfection, c’est pour le défaire, à sa manière, féroce et raffinée, quelques pages plus loin. Sa propre existence, marquée par de nombreuses morts, volontaires ou accidentelles, lui-même tuant involontairement l’un de ses amis, est souvent là pour le convaincre de la justesse de ses implacables constats.

 Horacio Quiroga : Les Persécutés suivi de Histoire d’un amour trouble, traduit de l’espagnol et postface d’Antonio Werli, Quidam éditeur.

samedi 10 février 2018

L'avaleur avalé

Si ce récit d’Armand Dupuy est bien celui d’un passionné de peinture, il est aussi largement autobiographique. Il l’entreprend en s’appuyant sur ce que le peintre, graveur et dessinateur Scanreigh nomme ses Squiggles. Qui étaient, à l’origine, de petites planches de bois utilisées comme sous-main par ses étudiants de l’école des Beaux-Arts de Nîmes. Ils y prenaient des notes tout en les recouvrant de graffitis. Scanreigh les a récupérées, sauvées de la poubelle et recyclées à sa manière, y ajoutant dessins et peintures tout en conservant les empreintes laissées par ses élèves. Le terme Squiggle (que l’on peut traduire par gribouillis) fait référence au psychanalyste et pédiatre anglais Donald Winnicot, qui avait mis au point un jeu qu’il appelait ainsi et qu’il destinait à ses patients. Ceux-ci esquissaient des croquis et griffonnaient en un geste ludique et créatif, parvenant à se révéler autrement que par la parole.

« Tirant de ma boîte aux lettres, chaque jour ou presque, une enveloppe dessinée de Scanreigh, je reviens à Winnicot, parce que Scanreigh nomme ses planchettes Squiggles et que c’est Winnicot qui invente le Squiggle game, gribouillis ou dessin libre, médiation par laquelle il entre en contact avec ses jeunes patients. »

C’est en partant du travail du peintre qu’Armand Dupuy va renouer avec quelques séquences de son passé. Un détail, une couleur, un objet peuvent faire resurgir, par effraction, des scènes qui dormaient dans sa mémoire. Il les revisite, les déroule avec précision, se remémorant des morceaux de vie au collège, d’autres en compagnie du grand-père philatéliste, d’autres encore au contact (et c’est peu dire) du père et de ses violents coups de tête.

« Enfants, certains soirs de boisson, nous avions vu des gars quitter la maison, la tête en sang, le nez plongé dans leurs mains, traversant la terrasse en titubant. »

Le texte que construit Armand Dupuy s’avère d’une grande sensibilité. Tout est dit posément. Il se rappelle ses tristesses, ses complexes, sa timidité et cette honte de devoir dire d’où l’on vient quand on vient de nulle part, et ce dès l’enfance, dès que l’on est en âge de partir vers l’inconnu.
« Je traîne depuis toujours l’impression d’être apparu dans un lieu qui n’existait pas, ou qui n’existait qu’en lui-même et, même en lui-même, qui souffrait de n’exister que très peu, qui n’était peut-être qu’une vague illusion partagée par quelques poignées d’autochtones, de familles éparpillées dans des hameaux distants qu’on appelait Les Granges, La Montagne, Les Roches, La Baudette ou Le Sarrazin. »

Poursuivant son récit, s’arrêtant sur d’autres faits qui lui reviennent à l’esprit, il ne s’éloigne cependant jamais de ce qui déclenche ces retours en arrière, à savoir ces fresques animées et ces présences insoupçonnées qui peuplent les œuvres de Scanreigh et qui ouvrent quelques uns de ses chemins de mémoire.

 Armand Dupuy : L’avaleur avalé, Squiggles de Jean-Marc Scanreigh, Le Réalgar.