Alors que l’acronyme P.R.O.T.O.C.O.L. s’affiche un peu partout en ville,
suscitant l’interrogation des plus curieux, d’autres, que l’on voit à
peine, tentent de survivre dans la jungle urbaine. Ils vivotent dans les
interstices d’un lieu qui n’a rien d’idyllique. Suite aux révoltes qui
ont secoué le pays durant l’automne précédent, l’état d’urgence a en
effet été décrété et le couvre-feu imposé. La cité est sous haute
surveillance. Des milices privées circulent et ramassent (tabassent)
ceux et celles qui, passée une certaine heure, traînent encore dehors.
S’il paraît difficile de résister, ou même de tenter un pas de côté,
dans un monde si cadenassé, il est toutefois impossible de mettre tous
les habitants sous cloche. La plupart entendent continuer à vivre à peu
près normalement quand quelques uns, plus radicaux, préparent des
actions clandestines en vue d’un grand soir qu’ils espèrent flamboyant.
Partout, les gens triment jusqu’à l’usure pour tenter de joindre les
deux bouts. C’est vers ces gens, aux tempéraments et aux parcours
différents, chacun défendant un pré-carré parfois minuscule, que
Stéphane Vanderhaeghe porte son regard. Tous deviennent les personnages
de la grande fresque qu’il entreprend de peindre en les suivant pas à
pas, sur un certain laps de temps, et par intermittence.
Il y a là Mél., qui fait la manche à l’entrée du Market +, Oumar, le
vigile du magasin, Cécile, prof dans un lycée, Katia, qui vend son corps
à des types plutôt aisés, RE:AL, qui donne de l’éclat aux murs dès que
la nuit tombe, Rrezon, qui a dû fuir son pays et qui livre des repas à
domicile, Raton, le rat dominant qui règne en maître avec sa petite
bande dans les sous-sols de la ville, Dédé, le S.D.F. qui disparaîtra
bientôt, kidnappé par une bande de laveurs de cerveau et de bourreurs de
crâne qui sillonnent les rues en estafette rouge, Jean-Christophe, le
jeune cadre dynamique qui papillonne à droite, à gauche pour satisfaire
ses appétits sexuels et d’autres solitaires, tel cet homme qui a décidé
de frapper fort (de mourir mais pas seul) et dont les caméras
retracent, après coup, les étapes de sa virée mortifère.
« Il n’existe plus déjà lorsque la porte de l’immeuble claque
derrière lui. Il ne reviendra pas en arrière, on ne l’arrêtera plus. Sa
décision, si c’en est une, si ce n’est pas autre chose, est irrévocable,
mûrie de longue date – pensée, anticipée, répétée.
Par lui ou par d’autres. »
Tous ces êtres, suivis au jour le jour, s’activent, se croisent ou se
rencontrent, chacun portant sa vie, ses espoirs, sa peine, ses
désillusions dans un environnement quadrillé. Tous aimeraient ouvrir
les fenêtres, vivre pleinement, envoyer valdinguer principes, us et
coutumes et créer du collectif pour mettre fin à cet individualisme qui
devient, de fait, la seule échappatoire possible. C’est peu dire qu’il y
a de la colère dans l’air. De la violence rentrée. Un feu qui couve et
qui finira bien par prendre. L’acronyme P.R.O.T.O.C.O.L, pour peu que
l’on parvienne à le déchiffrer, et à le propulser plus loin que les
murs, annonce peut-être cela.
En attendant, la patience est de mise. Pour en savoir plus, il faut
se laisser guider par l’imposant et épatant roman de Stéphane
Vanderhaeghe, par sa prose dense et fouillée, par ses différentes
strates d’écriture, par son exploration, à travers les pérégrinations
de personnages attachants, des failles d’une société en crise.
Personne ne passe à travers les mailles du filet invisible qui est tendu
au-dessus de la ville. Personne sauf Raton qui, dégustant, en fin
d’ouvrage, un repas de choix dans les souterrains, apostrophe ses
congénères. Et peut-être aussi, par ricochets, ceux qui s’agitent en
surface.
« Pendant que Raton faisait une partie de cache-cache, l’un des leurs
s’était fait chopé au camp. Truc à la con, piège classique. C’était
Raton qui était visé, décidément. Il faisait le fier pourtant, jouait
les durs, je vous l’avais dit de faire profil bas, de vous méfier,
regardez-vous, des siècles d’évolution et ça ne vous a rien appris ?
Laissez-moi rire. »
Stéphane Vanderhaeghe : P.R.O.T.O.C.O.L.,Quidam éditeur.