« Mary avait décidé d’apprendre le français. Le nec plus ultra était de suivre des cours particuliers avec Marcel Duchamp. Depuis son séjour américain, l’artiste s’était spécialisé dans les leçons de français pour jeunes Américaines en mal de frisson artistique. Non seulement son enseignement passait par la découverte des mots les plus orduriers de la langue française, mais surtout Duchamp avait l’habitude de coucher avec ses élèves. »
Dès leur première rencontre, Duchamp tombe sous le charme de la jeune femme. Débute presque instantanément une complicité qui va aller bien au-delà des aventures passagères dont le peintre, remarqué notamment pour son Nu descendant l’escalier, est coutumier. Leur relation, d’abord bancale, devient nécessaire tant pour l’un que pour l’autre. Elle se nourrit également de l’effervescence qui règne autour d’eux, dans les cafés du Montparnasse de l’époque. Quelques-uns des artistes que l’on y rencontre se réunissent régulièrement dans la maison que Mary a acheté rue Halley, dans le quatorzième arrondissement. On y aperçoit Cocteau, Beckett, Dali, Man Ray, Brancusi.
« C’est à la fois le lieu de Mary et l’espace du couple. Mary le sait, le comprend et aime cette existence où plus rien n’est caché quand ils reçoivent les amis. »
Ils vivent une période de plénitude et de création. Lui poursuit son œuvre et ses tournois d’échecs (c’est un redoutable joueur) tandis qu’elle s’initie à la reliure. Ils se sentent plus Dada que surréalistes et restent en dehors des querelles esthétiques pour ne s’adonner qu’aux travaux qui sortent des sentiers battus. Vie passionnante, et presque insouciante, qui va s’arrêter avec la guerre. Tout à coup, tout change. Le drapeau nazi flotte au-dessus des rues et les officiers allemands s’installent sur les banquettes des bars à la mode. Marcel la supplie de quitter la France et de partir avec lui aux États-Unis, ce qu’elle refuse. Elle se sent parisienne et n’entend pas déserter.
« Je suis en paix ici Marcel. Je ne te retiens pas, pars, j’en serais incapable. J’aime cette maison, ce quartier, cette ville. La vie qui était la nôtre a sans doute disparu mais je ne déserterai pas celle qui est la mienne. »
Très vite, c’est une autre vie, dont elle ne soupçonne pas encore la teneur, qui va s’ouvrir pour Mary Reynolds. Duchamp parti à New York, elle reste seule rue Hallé, sort de moins en moins, ou alors au restaurant avec Gabriëlle Buffet-Picabia. C’est celle-ci qui, en lui demandant un jour de l’aider, va la persuader de s’investir dans le réseau Gloria, auquel appartient sa fille, Jeanine. Des fiches de renseignements secrets circulent sous forme de microfilms. Ceux-ci, cachés dans des boîtes d’allumettes, passent d’une main à l’autre en transitant vers ce que l’on nomme des boîtes à lettres. Bientôt, la maison de Mary va en devenir une. Des visites discrètes y ont lieu. Elle va ainsi être surprise de voir, un soir, Samuel Beckett sonner à sa porte. Lui aussi appartient au réseau.
« La clandestinité implique une attention particulière. C’est une tension permanente. Quand elle sort de chez elle, Mary est vigilante. Elle scrute les gestes de chacun, repère les inconnus ou les visages qui reviennent trop souvent. »
En s’attachant à retracer, en une succession de séquences rondement menées, d'une écriture alerte, souple et visuelle, en suivant un fil narratif chronologique très efficace, la vie intense mais trop peu connue de Mary Reynolds pendant les années d’occupation, Sébastien Rongier donne à cette femme de l’ombre la lumière qu’elle mérite. Celle qui devra se résoudre à quitter la France en 1943 (le réseau Gloria vient de tomber, infiltré par un prêtre) pour rejoindre Duchamp aux États-Unis, est l’une de ces résistantes que l’histoire a parfois tendance à oublier. Le roman très prenant de Sébastien Rongier fait bien plus que corriger cette anomalie. Il fait revivre Mary (aux côtés de ses semblables : Virginia Hall, Jeanine Picabia, Germaine Tillion) dans sa plénitude de femme éprise de liberté, prête à prendre beaucoup de risques pour la défendre, en des temps où il valait mieux ne pas tomber pour faits de résistance.
Sébastien Rongier : Je ne déserterai pas ma vie, éditions Finitude.