Je le
revois cet été-là, debout au bord de l'Atlantique. Dans ma
mémoire, derrière l'apparition rapide de cette image, semble se
deviner le blues du capitaine. Il a des braises qui couvent dans les
yeux. Il regarde au loin. Reste assez silencieux. Près de lui, Le
Bayon s'active à peine. Il crie tout de même après les mouettes,
histoire d'essayer d'enrayer le concert en cours au-dessus de nous.
Je les suis à distance. Les ai laissés prendre un peu de champ. Je
suis avec eux à Belle-Ile pour une semaine. On a passé une bonne
partie de la nuit précédente dans la boulangerie à Momo qui
bossait au fournil avec ses frères et, vers quatre heures du matin,
boulot terminé, on a débouché une bouteille de muscadet en
dégustant des croissants chauds sur un bout de table en ferraille.
Je ne
réussis pas à expliquer pourquoi, mais quand j'essaie de revivre au
ralenti certaines de mes rencontres avec Alain Jégou, c'est souvent
celle-ci qui revient. Peut-être parce que depuis Momo est mort
(happé par une vague alors qu'il pêchait aux abords de l'île) et
que je n'ai jamais réussi à remettre mes pas dans ceux du
virevoltant boulanger de Bangor. Je ne sais pas pourquoi la scène
déboule ainsi, hirsute, à l'improviste, entortillée là-haut à la
manière de ces volutes de fumée qui traînent en spirales, de la
table au plafond, dans un bar de préférence, puisque c'est là que
nous avons pris l'habitude de nous réfugier pour sécher nos (déjà
presque) vieilles peaux.
Autre
lieu, autre rencontre. Ce jour-là, le bistrot était planté dans
les dunes. Je crois qu'il s'appelait Les Mouettes. On avait
simplement pu repérer, en arrivant à la tombée de la nuit, le beau
toit couleur verveine qui chapeautait la bâtisse. C'était quelque
part du côté de Lomener. Alain et Georges connaissaient. Avant
d'entrer, on s'est soulagé des deux ou trois bières qu'on avait
sifflées en compagnie du peintre Le Brusq dans un café près de la
gare de Lorient. On avait fait attention à nos chaussures et à nos
pantalons. Ici, l'air est turbulent et il est nécessaire de savoir
bien orienter son jet. Le vent soufflait en tempête. On entendait
la mer qui hurlait derrière. Les oyats n'en pouvaient plus de battre
le sable. On a ensuite découvert, un rien échevelés, l'agréable
chaleur du bar. Deux vieux picolaient au comptoir. On s'est installé
à l'écart, près de la grande baie vitrée. Avec vue sur l'océan.
Qui ronflait toujours mais dont on n'apercevait plus que des crêtes d'écume disséminées dans le noir... Sitôt la
commande passée, on s'est embarqué avec, en vrac, sur nos chaloupes
de solitaires qui venaient de se retrouver, poésie, peinture,
revues, livres, souvenirs, projets. On a glissé de la fin des années
soixante-dix à aujourd'hui (en 1998), comme ça, mine de rien, grâce
à un nom, un lieu, une anecdote. Cela nous a mené très loin, très
tard.
Parfois,
il y a des mots, mais jamais, bien sûr, de coups échangés avec les
voisins de table, quand on s'emporte trop vite, pris dans le
tourbillon de nos barcasses qui ont du mal à faire face aux caprices
du vin qui se met à sauter comme un cabri dans nos veines. Ainsi,
cet autre jour, autre bar (ou plutôt resto) à Saint-Brieuc cette
fois. Je ne sais plus
exactement lequel d'entre nous avait mis le feu aux poudres. En tout
cas, nos éclats de voix avaient fini par enflammer quelques
broussailles sèches dans les cerveaux pourtant patients des autres
clients. Eux, ils étaient là pour manger et discuter calmement
alors que nous on commençait, le hors-d’œuvre à peine entamé, à
faire cliqueter nos verres de plus en plus fort en donnant libre
cours à notre roulis intérieur. C'était, je ne peux pas ne pas m'en
souvenir, notre première rencontre. Le peintre Georges Le Bayon
était présent, en ce samedi soir de l'an 1981, dans le havre situé
dans la vieille ville, rue des Trois Frères Le Goff, entre la place de la Grille et la descente en pente raide vers le port
du Légué... Il faut dire que l'on avait préparé l'entrevue de
longue date. On s'écrivait depuis deux ou trois ans, depuis le jour
où je lui avais commandé son recueil La suie-robe des sentiers
suicidaires, livre préfacé par Marc Villard, avec crâne
intact, revenu des tréfonds de l'océan, incrusté sur la couverture noire.
Auparavant, j'avais lu certains de ses poèmes dans quelques revues,
j'avais repéré son nom dans une anthologie de Bernard Delvaille
(éditions Seghers) et dans un volume de "Poésie 1". Ce type-là, on
voyait bien qu'il n'écrivait pas qu'avec sa tête. Il fouillait
également en lui, il se tiraillait les tripes et n'hésitait pas à
les balancer sur la page. Il cherchait à être en accord avec
lui-même. Ne biaisait pas. Ne jouait pas. Se foutait de la gloriole.
On le plaçait d'emblée dans la lignée des discrets, des enragés,
des mélancoliques, des solitaires et des rêveurs éveillés. Autrement dit du bon côté de la barrière. De plus, il habitait à moins de
deux cents kilomètres de Liscorno. La distance n'était pas un
obstacle. Par contre, nos emplois du temps respectif, le sien surtout
(en mer six jours sur sept sur son chalutier Ikaria) ne nous
permettaient pas de nous voir aussi souvent que souhaité. Mais au
final peu importe... Bientôt vingt ans vont passer depuis nos
premières lettres, et si je regarde un peu en arrière, j'y vois de
superbes balises, des points d'ancrage lumineux, des rencontres
furtives ou prolongées, un peu partout en Bretagne, chez lui à
Fort-Bloqué ou ailleurs, à Paimpol, Quimper, Rennes, Lorient,
Douarnenez ou Saint-Brieuc donc, pour la première, l'inaugurale, qui
s'était finalement à peu près bien terminée, aux alentours de
minuit, à genoux place de la Gare, nous escrimant tous les trois à
changer une roue de voiture sous l’œil écœuré et fatigué des
flics.
Curieusement,
je n'éprouve pas le besoin de parler de ses textes. Ceux-ci sont
extrêmement directs, rugueux et violents. N'excluent tendresse ni
humour. Ils viennent du corps. Leur effet est immédiat. Ils
bousculent, barattent le mental, se cognent aux vagues, balancent des
uppercuts bien ciblés là où il faut justement frapper. Ce qu'il
faut ajouter, mais cela va de soi, c'est que derrière ces pages,
derrière ces morceaux d'écume et ces carnets de route au large, il
y a un mec qui va de l'avant en se colletant les intempéries de
l'âme et du monde. Ce bonhomme-là, j'aime le rencontrer et le
lire : c'est à chaque fois une bonne et revigorante claque dans
la gueule de mes petites certitudes de terrien capable (ou presque)
de se donner l'illusion d'un départ en pêche avec le capitaine
rien qu'en fabriquant un bateau en papier destiné à l'eau du
ruisseau d'en face.
Ce
texte, légèrement remanié, a été publié dans le n° 52 de la
revue Travers consacré à Alain Jégou en 1998.