samedi 23 février 2019

Devant la mer d'Okhotsk

Après un voyage en Alaska, qui était au centre de son précédent recueil, c’est au Japon que se rend Jean-Claude Caër. Il y va, dit-il, pour retrouver « le visage de sa mère », décédée peu avant. Il sait que sa perception des choses se modifiera là-bas, loin de Montmartre (où il vit) et de la Bretagne (où il est né) et que son séjour au pays du Soleil-Levant sera tout aussi intérieur que géographique. Cela n’est toutefois possible qu’à condition d’être réceptif aux autres, à leur histoire, à leurs morts, à leurs rites, à leurs paysages. C’est évidemment son cas. Le voyage, il l’a commencé bien avant son départ.
« Reverrai-je au printemps le visage de ma mère
Sous les pétales de fleurs de cerisiers
Jonchant les allées du parc d’Ueno ?
À cette pensée, mon cœur se serre. »

Sur place, de Tokyo à Kyoto puis dans le nord, à Sapporo ou sur l’île de Hokkaidô, sa curiosité est en émoi. Il préfère néanmoins le calme à l’agitation. Ne se laisse pas griser. Garde assez de recul pour bien appréhender ce qui se passe autour de lui. Les scènes saisies sont reconstituées en poèmes parfois brefs.

« Je dîne seul dans une pièce un peu triste
Assis sur les nattes
Entouré d’oies sauvages
Vaguement peintes, à demi effacées,
Sur des panneaux qu’on a tirés.
On me laisse seul devant trois plateaux en laque posés sur le sol
En tête-à-tête avec moi-même. »

Il évoque fréquemment les poètes, écrivains et cinéastes qui l’ont aidé, avant qu’il n’y pose les pieds, à s’imprégner de ce territoire tout en contraste. Il note ce qu’il doit à Kurosawa, à Ozu, à Sôseki, à Bashô et à d’autres encore. Il va se recueillir sur de nombreuses tombes. C’est aussi pour cela qu’il a entrepris ce voyage. Pour se rapprocher de ceux qui sont, désormais, devenus cendres et poussière mais qui ont su, auparavant, offrir à qui le voulait, un savoir qui se transmet toujours, de génération en génération.

« Je regarde ces milliers de tombes
Là dressées sous la lune
Et les lettres japonaises gravées, les noms bouddhiques mêlés
Parfois aux lettres sanskrites.
Je ne sais qui je suis, ce que je fais là dans l’obscurité
Marchant parmi les stûpas, les mausolées.
Seulement un décor sublime
Où les corps souvent ne sont pas enterrés.
Un décor qui raconte
Le pauvre cœur des hommes comme disait Natsume Sôseki. »

Chemin faisant, s’arrêtant dans un monastère, mangeant « du crabe de Hokkaidô » dans un restaurant, participant à la cérémonie du thé, regardant le paysage ou la rue à la fenêtre de l’une ou l’autre de ses chambres d’hôtel, se promenant près d’un temple, « sur le Chemin de la philosophie », ou suivant le vol de l’un de ces oiseaux qui attirent son attention, il note ce qu’il voit, ce qui vit, ce qui bouge dans l’instant. Ce sont des faits ordinaires, décrits avec tact et concision dans ses poèmes. Certains, très courts, ne sont pas sans rappeler les haïkus. Il s’adresse régulièrement à sa mère. Lui parle des lieux où il se trouve, sa dernière escale étant pour l’extrême nord de l’île, devant la mer d’Okhotsk.

« Mère,
La mer d’Okhotsk est grise
La musique tiède de l’hôtel m’étourdit
Ma main a gonflé cette nuit.

Mère,
J’ai traversé des cercles de douleur
L’écriture et la vue de la mer me calment. »

Il est des livres dont on sort apaisé. Celui-ci, dans lequel, pourtant, « la douleur est présente », en fait partie.

Jean-Claude Caër : Devant la mer d’Okhotsk, Le Bruit du temps.

vendredi 15 février 2019

Cor

C’est dans le département de la Vienne, « aux confins de l’Indre et de la Haute-Vienne » que se trouve la ferme de Cor. Pour s’y rendre, il faut prendre la D121. Se méfier des virages et des intersections. Ne pas avoir peur de tressauter en empruntant des chemins de traverse. La maison est en bout de route, au lieu-dit Le Martreuil. C’est là que vit Cor, surnommé ainsi parce qu’il est corniste dans l’Harmonie municipale. Il est également éleveur de cochons noirs et ramasseur de glands. Ses parents l’étaient avant lui. Et ses ancêtres aussi.
Il est le dernier de sa lignée. C’est sans doute lui qui fermera définitivement la bicoque. Il est en retraite mais il engraisse encore quelques porcs et volailles. Son corps commence à lâcher prise. Il est temps de dire ce que fut sa vie. C’est ce que fait ici Lionel-Édouard Martin. Qui connaît bien le territoire et qui excelle dans l’art de donner un peu de lumière à ceux qui ont toujours vécu dans l’ombre.

L’existence de Cor n’a pas toujours été monotone. Elle s’est même illuminée, pendant presque une décennie, grâce à l’arrivée, dans une ferme voisine, d’une jeune femme qui avait dû quitter – avec son mari – l’Algérie en 1962. Un soir, peu après leur emménagement, le son d’une clarinette a subitement traversé les bois de chênes pour parvenir jusqu’à lui. Surpris, et excité à l’idée de découvrir un confrère ou une consœur à proximité, il a sauté sur sa mobylette et roulé en suivant le son. C’était elle, prénommée Claire, qui allait devenir Clarinette, qui jouait, debout face à son pupitre. Elle l’accompagnera bientôt aux répétitions hebdomadaires de l’Harmonie. Ils feront route ensemble, se rapprocheront de plus en plus et, fatalement, ne tarderont pas à interpréter d’autres partitions, bien plus intimes, dans la clandestinité d’une grange ou d’une baraque abandonnée, jusqu’à ce que le mari, qui paraissait aveugle, ne débarque, arme au poing.

« C’est alors qu’il est entré, brutalisant la porte d’un coup de brodequin, dans les poignes il avait son fusil. La femme s’est levée d’un bond, dans la pénombre on voyait mal. »

La scène a maintenant trente ans d’âge. Cor, qui, depuis, n’a plus jamais revu Clarinette, se la repasse tandis que celle-ci, dit-on, est en train de mourir du cancer dans une ville voisine. Il ne va pas fort, lui non plus. Ses lèvres gercées, crevassées, saignent dès qu’il embouche son cor. Ne peut plus vraiment jouer. Le temps l’a tout simplement usé. C’est son parcours d’homme discret et effacé – qui circule dans le canton au volant d’une Estafette – que raconte Lionel-Édouard Martin. Il adopte, pour cela, ce phrasé très particulier que l’on reconnaît de livre en livre et qui a beaucoup à voir avec l’oralité. Sons et sens, très liés, s’emboîtent, soutenus par une langue riche, rugueuse, gorgée de sève et d’humus, idéale pour percer la part d’ombre de ceux qui lui sont proches, des êtres ordinaires qu’il va rencontrer là où ils sont. Là où, pourtant, personne ne semble les voir.

« On n’est pas des cochons.
Pas des cochons.
Même qu’on a tort, d’ailleurs, de ne pas en être.
À cause que les cochons, quand même, ils peuvent bouffer des glands, ça leur sort des tripes comme ça y est entré, nourrissant au passage la viande qui s’en trouve plus savoureuse de fines marbrures, chair et graisse formant un tout mal dissociable. »

 Lionel-Édouard Martin : Cor, Publie.net.



mardi 5 février 2019

Un écart

C’est dans un lieu isolé, au creux des Ardennes, à la frontière entre la France et la Belgique, que Françoise Louise Demorgny situe son nouveau récit. Elle effectue un retour en arrière. Elle s’arrête sur quelques uns de ceux qui vivaient là, disséminés dans les hameaux, cultivant la terre, circulant entre les champs, les cours de ferme, les berges d’un l’étang et le poste de douane. Tous subsistaient sans faire de bruit et se retrouvaient le dimanche à l’église où chaque famille avait un banc à son nom. C’est là que l’on partageait les nouvelles. Là aussi que naissaient de précoces attirances. Celles-ci ne débouchaient la plupart du temps sur rien mais s’imprimaient dans la mémoire et y restaient longtemps.

C’est l’un de ces élans d’enfance, inexplicable, qu’évoque ici la narratrice. Elle le fait en trois temps, qui correspondent à trois périodes de sa vie. D’abord au début des années cinquante, puis à la fin de cette même décennie et, enfin, quarante ans plus tard, au moment où elle revient visiter ce territoire qu’elle a quitté.

« J’arrête mon pas à chaque maison. Je nomme tout bas chacune par son petit nom, celui de son propriétaire d’autrefois. »

Tous les anciens ont fini par lever l’ancre. Ils sont allés rejoindre celui qu’elle ne cessait jadis de dévisager, mais qui ne répondait guère à ses regards et que l’on disait prêt à s’engager dans la prêtrise, ce qu’il aurait peut-être fait si la guerre d’Algérie n’avait pas brisé sa trajectoire. C’est autour de lui, Jean-Baptiste, pulvérisé par une mine en 1959, que tourne ce récit elliptique et habité. Autour de sa présence et de son absence

« Thérèse, la mère de Jean-Baptiste, se tenait debout. Droite et sans larmes, elle tenait son mari par la main comme on promène un petit enfant et il la suivait sagement. C’est lui, Pierre Louviers, qui me faisait pleurer.
Jean-Baptiste repose ce soir en terre natale, comme a dit Monsieur le Curé. À deux pas du Grand Dhuy. »

Ciselant son texte avec une rare économie de mots, elle parvient, en retraçant le cheminement de quelques villageois et le destin cruel de l’un des leurs, à faire revivre une poignée d’habitants, et particulièrement une famille, les Louviers, qui s’est désormais presque éteinte et dont la dernière flamme, en réalité une frêle lueur qui vacille à l’intérieur d’une ferme isolée, n’est plus tenue que par l’ultime fils, devenu éleveur d’une ancienne race de moutons, les Roux d’Ardenne.

« Il s’en est fait une famille qui peuple tous les instants de sa vie d’ermite et la beauté ambrée de son troupeau lui est consolation. »

L’esprit des lieux perdure. Dans les mémoires et au cimetière. À travers le paysage, dans les joncs près de l’étang ou porté par le vent qui s’engouffre entre les rangées de peupliers. Et ce grâce à l’écriture plutôt apaisante de celle qui effectue ce retour aux origines en invitant ceux qu’elle côtoyait autrefois à l’accompagner le temps d’un récit.

Françoise Louise Demorgny : Un écart, éditions Isabelle Sauvage.

mardi 29 janvier 2019

Tête en bas

Attentif aux autres (à leur précarité, aux aléas de la vie) et sensible aux mouvements inattendus, plus ou moins perceptibles, qui peuvent modifier le cours des choses, Étienne Faure saisit au vol quelques scènes ordinaires. Il les collecte, les mémorise en une page et un poème. Il ne se contente pas de regarder et de transcrire. Il entre également dans ces tableaux animés. Il y instille un peu (et parfois beaucoup, selon les circonstances) de lui, de sa mémoire, de sa mélancolie, de sa nostalgie et des émotions diverses qui affleurent et qu’il sait maîtriser. Il privilégie les moments simples. Ce sont eux qui lui permettent de prendre la mesure du temps.

« Puis l’aïeule au chignon serré,
lent chagrin noué à la gorge,
décidait de partir au motif
que la chair était triste, les livres lus,
poussant d’un geste unilatéral la chaise
dans un décor désormais inutile,
rideaux tirés par où la lumière
d’été filtrait, découpant la silhouette,
et sans la mise en scène au fond d’un jardin
expirait un dimanche dans le discret
contre-jour de la chambre,
à l’insu de tous alors peu éclairés
qu’après l’appel de l’aïeule un été haut et court
de sa monocorde voix étranglée,
seule une chaise allait survivre
à ce désastre.

la chaise où tu t’assois

Le titre s’inscrit en italique en fin de poème. Ce qu’il traduit – ou synthétise ou prolonge – est loin d’être anodin. Rien n’est dû au hasard. Chaque texte se construit au fil de la pensée. Dense et sinueux, il tient en une seule phrase, porté par un rythme lancinant, presque envoûtant.
Étienne Faure a élaboré son livre en assemblant douze sections. Toutes tournent autour d’un thème qu’il développe en le creusant mais sans jamais l’assécher. Il s’intéresse ainsi au « travail du sol », aux « réveils », « au musée des rictus », aux « poèmes d’appartement », aux « étreintes », « aux temps rassis » et à bien d’autres sujets encore qu’il aborde en les posant, poèmes à l’appui, telles des balises destinées à cerner de près les multiples facettes d’une vie (apparemment) ordinaire, régentée par la tristesse, les déplacements, le quotidien urbain, la mort des proches, le souvenir des ancêtres, le tronc écaillé de l’arbre généalogique « d’où nous aurons bientôt cessé de descendre ».

« Manger du pain noir fut longtemps craint
de tous ceux que la guerre asséna
sur tous les fronts de part et d’autre,
comme si ce froment allait faire revenir
les années noires de frêle constitution
quand il fallait à défaut de croître
escompter, surseoir, subsister
rassasié jamais en ces temps rassis,
en appeler aux mots, ces ersatz
dans la bouche et les os, les corps dans l’attente
étaient devenus friands, même à l’école,
à délier gravement à l’encre de sureau
sur des cahiers les lettres mauves, resserrées
- je déguste, il savoure, nous nous régalons -
longeant les jours de guerre en courant
dans des vêtements hérités des grands,
inaptes, avant longtemps, à les remplir.

aux mangeurs de pain noir

S’il est un sujet qui revient fréquemment, c’est bien celui qui touche à la mort et à ses environs. Çà et là, au plus froid de l’hiver, il arrive que des bandes de corbeaux planent au-dessus de la vaste plaine. Ils n’augurent rien de bon. Étienne Faure n’en dit pas plus. Il pense simplement à ceux qui ne sont plus, puis à ceux qui bientôt suivront. Avant de poser son regard ailleurs. Les tableaux des peintres, en particulier, l’attirent. Il les évoque fréquemment. Avec eux, il peut aisément croiser les époques. C’est également ce que fait son écriture. Inscrite dans une longue lignée poétique, elle s’attelle à des interrogations qui traversent les siècles tout en se nourrissant du contemporain.

Étienne Faure : Tête en bas, Gallimard.

lundi 21 janvier 2019

[carnets de murs]

Les photos et les vidéos défilent. Emmanuèle Jawad les observe, les détaille, écrit ce qu’elle voit. Son regard s’arrête sur les murs de séparation qui prolifèrent d’année en année et qui visent à barrer l’accès à de nombreux territoires. Elle se tient à cette réalité. Se poste devant. Pas de pas de côté possible.

« Il est interdit de sortir il est interdit de rentrer une logique unilatérale sécuritaire et renforcée de nouveaux murs un renforcement de l’ensemble tout un système de murs existants en projet des plans officiels il fabrique des passeports clandestins sans visage par la frontière les collines des zones désertiques une construction unilatérale un renforcement sécuritaire »

Ces blocs parfois surmontés de barbelés, de fils électriques ou de morceaux de verre fichés à même le béton et dotés de caméras thermiques ne peuvent être décrits que de façon clinique, avec des mots rudimentaires, issus d’un lexique restreint, des mots fonctionnels et interchangeables qui disent une réalité brute et glaçante.

« la caméra fixe un personnage en hors-champ plans larges véhicules traversant le champ un à un montagnes climats pierreux filmer ne pas filmer un mur métallique parois à stries métal bords plans lents de circulation intérieure mouvements et déplacements »

Emmanuèle Jawad a conçu son livre en s’appuyant sur des documents visuels (photographies de Bruno Boudjelal et de Josef Schultz, installations plastiques, vidéos, films) . Elle transmet, à l’aide de courts collages, ce que l’image déclenche en elle. Le cadrage est strict. Le béton mange la lumière. Des fragments purement descriptifs s’assemblent. Ils auscultent un paysage obstrué. Une zone de non-droit. Le montage qui intervient ensuite fait apparaître (tout au moins dans la première partie du livre) un texte court en haut de page et en bas l’implacable liste des murs de séparation dressés un peu partout sur la planète, avec les dates de construction et les longueurs.

Ce qui se passe de part et d’autre de ces murs n’est pas dit mais cela est évidemment bien plus que suggéré. Il en va de même pour les photos. Au lecteur de les imaginer.

« le mur n’est pas filmé on enregistre les visages on écrit le mur de longs mouvements sur les dispositifs de surveillance les récits anonymes les forces répressives »

Emmanuèle Jawad : [carnets de murs], Lanskine

vendredi 11 janvier 2019

L'enfant rouge

« Ensuite je suis parti à la recherche de mon enfance », écrit Franck Venaille dès la première phrase de L’enfant rouge. Le livre est ancré au cœur du onzième arrondissement, là où il a grandi, et plus particulièrement dans la rue Paul Bert. Il confie, en un monologue intime et intense qui court sur une centaine de pages, ce que furent ses premières années dans ce quartier populaire. Il le fait en suivant les pas de Moi de onze ans, le gamin qui apparaissait déjà, en 2003, dans Hourra les morts ! C’est ainsi qu’il se pose, s’installe dans une époque, celle d’après-guerre, pour sillonner les rues en piochant dans sa mémoire.

« Je me nomme Franck Venaille et je sais que mon enfance m’attend dans cette rue Paul Bert proche si proche du Bazar rouge que je salue. Ça. Je me souviens parfaitement de ce vaste entrepôt que, de mémoire, je situe entre la rue de Cîteaux et le faubourg Saint-Antoine. On communiquait d’un étage à l’autre par un large escalier en colimaçon. »

Il se réapproprie la géographie des lieux, revoit l’école communale de garçons de la rue Titon, les élèves Frankel et Klugman (qui ont, par miracle, « échappé aux convois »), la bibliothèque Forney, la cave qui servait de refuge pendant les bombardements, des silhouettes qui sortaient d’une brasserie et d’autres qui s’évaporaient derrière les portes cochères.

« J’avance lentement. Je connais les richesses installées derrière chaque porte cochère. Il existe une grande logique mentale chez Moi de onze ans. On pourrait même se demander si, très jeune, il ne s’est pas voué à la recherche du point extrême de la douleur. »

Il découvre le monde, circule dans les rues, prend un peu d’âge, s’initie à la lutte des classes, vend l’Huma Dimanche, fréquente les militants, s’interroge, apprécie surtout l’attitude de l’Italien Enrico B., « véritable fruit rouge, celui qui a compris que c’est le peuple allié aux autres forces politiques progressistes qui fait la révolution ». Il écoute, se forge ses propres convictions, se heurte aux « cardinaux rouges », les gardiens de la doctrine, lit beaucoup, surtout Baudelaire, écrit, se lie d’amitié avec un merle qu’il nomme Avril et qui l’accompagne dans ses périples.

« Alors je mène le combat et je dis : ne laissez pas les merles noirs être, par le chagrin, traversés. Protégez-les. Oui, que quelqu’un s’engage à lutter. Tel un Partisan. Je porte une grande douleur à l’âme, répète encore Avril. Ma sensibilité est blessée. J’ai vu des hommes qui longeaient les murs de l’hôpital. C’était au petit jour. Et j’ai ressenti quelque chose qui ressemblait à la souffrance. »

Si Moi de onze ans grandit et bouge dans le temps, il reste néanmoins toujours tapi dans la tête de l’homme Venaille. Qui poursuit sa route en lui décochant des clins d’œil complices. Le livre s’arrête au moment où il lui faut monter « dans l’un de ces lourds camions militaires » qui l’emporte en Algérie.

« La rue Paul Bert est un chant triste dans le soir. On y joue des airs qui font frissonner. Longuement. Et l’homme des colères imprévisibles sort de sa poche une image le représentant, enfant. Moi ! À onze ans. Dans une page consacrée aux écrivains. »

Tout l’univers de celui qui n’aura jamais cessé d’observer « la multitude de nuages cachant la vie réelle » se retrouve ici. Il y a son lyrisme percutant, le réalisme qu’il y instille, sa mélancolie, ses étonnements, ses révoltes, ses engagements, ses longs arpentages des quartiers déshérités et son indéfectible lien à l’enfance. L’angoisse se fait discrète. Elle viendra plus tard. L’enfant rouge, publié quelques semaines après la mort de son auteur, n’est pas seulement le dernier livre de Franck Venaille, il est aussi celui des commencements.

Franck Venaille : L’enfant rouge, Mercure de France.

mercredi 2 janvier 2019

Un autre monde

Après avoir évoqué la lente agonie et la mort de sa mère dans Ces vies-là (La Contre Allée, 2011), Alfons Cervera se penche ici sur la vie de son père. Quand celui-ci disparaît, à l’improviste, son cœur le lâchant en pleine rue, là-bas, à Los Yesares, où se situent ses romans, l’écrivain a conscience qu’il ne connaît pas vraiment le parcours de cet homme. Il était très silencieux et est parti avec ses secrets.

« Il y a un tourbillon d’eau croupie plein de larves mortes dans l’inventaire de ce que tu n’as jamais dit à qui que ce soit, nulle part, comme s’il y avait une vie pour être vécue et une autre destinée à rester jusqu’à la mort dans une géométrie obstinée et invisible de l’obscurité. »

Il plonge dans ses souvenirs, fouille au grenier, en ressort de vieilles photographies. En parallèle à cette recherche, il lit, note, décèle de précieux points d’appui chez des écrivains qui lui sont lui chers et qui n’ont pas leur pareil pour comprendre la complexité de l’âme humaine. Peu à peu, des fragments reviennent. Il revoit son père, qui exerçait le métier de boulanger, les réveillant, lui et son frère, alors qu’il faisait encore nuit, pour qu’ils viennent l’aider au fournil.

« Tu te plantais là, devant la bouche du four, la pelle à la main, avec l’habituel et insignifiant petit verre de gnôle pour atténuer la chaleur insupportable des braises. Les dalles mauresques couvertes de poussière de cendre noire. Cette couleur semblable à celle du crépuscule que l’on devine au fond de la voûte de briques. »

Les images qui refont surface ne touchent d’abord que les moments que l’auteur a pu partager avec son père. Il se souvient que cet être mutique, qui ne se confiait pas, s’exprimait par contre aisément, et avec talent, au théâtre. Il faisait résonner les mots des autres mais cadenassait les siens. Il garde également à l’esprit ces incessants déménagements qui intervenaient sans raisons apparentes, lançant la famille sur les routes, de village en village.

« Les maisons où nous avons vécu. Où se trouvaient-elles. Que sont-elles devenues. Parfois je m’imagine que je reviens et je me vois parcourir les rues, les mêmes rues qu’alors, je m’arrête devant les vieilles façades mangées par des fenêtres insignifiantes, je regarde les trous que le temps a creusés au coin des bâtisses. »

Il est un mystère qui intrigue celui qui est tout à la fois fils, écrivain, narrateur et personnage du livre. Il en parlait déjà dans Ces vies-là. C’est un élément essentiel de sa quête autobiographique. Il le décrypte patiemment. Il s’agit d’un papier qu’il a découvert par hasard dans une serviette où sa mère rangeait des documents. Elle disait ne pas connaître l’existence de cette pièce où il était écrit que le père avait été condamné à douze ans d’emprisonnement en 1940, après l’arrivée au pouvoir des fascistes.

« Le temps de la mort, c’est celui de la lenteur. Bien que la tienne soit survenue sans préavis, cela faisait des années que tu voulais au premier détour abandonner ta mémoire. Personne ne connaissait ces papiers. Je me demande qui les aura placés là... »

Chez Alfons Cervera, la mémoire familiale et la mémoire collective se rencontrent et se complètent fréquemment. Ici, le silence du père ne diffère pas de celui des vaincus. Tous ont farouchement résisté avant de devoir vivre en retrait (voire en prison ou en exil). Ils portaient en eux une peur que ne pouvait qu’attiser le long règne du dictateur. Ce roman suit le rude cheminement de l’un d’entre eux. Il met à jour une mémoire longtemps interdite pour redonner vie, vingt ans après sa mort, à un homme qui aura légué bien plus que ses silences.

Alfons Cervera : Un monde monde, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, éditions La Contre Allée

dimanche 23 décembre 2018

À dos de Dieu

On le remarque assez vite avec ses bras en battoirs, son torse de corsaire et ses cheveux qui tombent dans sa bouche. Il s’enfonce dans la foule. Tout en lui est mouvement. Un tambour résonne dans sa tête. Cela le propulse au loin, lui procure rythme endiablé et cadence infernale. Ça lui remue les tripes, lui gratte le cerveau, attise son incroyable vitalité. Cet homme véloce, assoiffé, habitué à survivre en terrain miné et à balancer à coups de pieds ou de poings les poubelles qui débordent dans les rues de la ville, s’appelle Beffroi. Il a jailli un beau jour dans la vie de l’écrivain (qui venait de le surprendre en train de vomir sur un tas d’ordures) et est instantanément entré dans son roman.

« Beffroi, ce n’avait jamais été pour moi, à proprement parler, l’image d’un clocher, mais une BEte semant l’eFFROI, quelque chose d’aussi peu mobile que possible. »

Il y a du monstre en lui, des pulsions de mort qu’il tempère en s’adonnant à l’alcool, au sexe, à la violence. Armé d’un simple canif, il peut faire mal, surtout quand il est coincé dans un bureau (au milieu de « codétenus » qui ont l’air d’accepter leur sort) ou dans une rame de métro surchargée. Tout ce qui l’empêche de se mouvoir librement le contrarie. Il fonce. Dit qu’il se déplace « à dos de Dieu ». Envoie valdinguer les bonnes manières et s’amuse à faire sauter les uns après les autres les verrous du prêt-à-penser. Il est né avec ce besoin de ruer dans les brancards. L’année 1968 a amplifié sa fièvre. Depuis, il vit tel un volcan en éruption. Il possède un cri de guerre (« ahon ») qu’il martèle avec force. Il se prend parfois pour un train. Ceux qui, dans ces moments extrêmes, le croisent, doivent s’écarter pour éviter la collision. Enfant déjà, sa grand-mère avait peur de lui. Elle se réfugiait à l’étage quand il déboulait.

« La ville ne cesse de le frapper au ventre, au sexe, parfois dans la nuque avec une violence rare. Il rend coup pour coup. Les foules brusquent sa solitude, l’illuminent. Au fur et à mesure qu’il découvre la cité, il s’aperçoit qu’elle craquelle de toutes parts. Les rues s’encastrent les unes dans les autres. Les commerçants ont l’air figé sur le seuil des boutiques. »

Beffroi bat le pavé en compagnie de Laure. Il l’a rencontrée dans la prison-bureau d’où ils se sont extraits en abandonnant le directeur inconscient sur le parquet. Ils font route ensemble. Ils circulent en s’approchant des éboueurs et des étudiants qui semblent vouloir s’allier. Un parfum d’insurrection flotte sur la cité. Un beau désordre se prépare. Il y a des grèves, des rassemblements spontanés, des émeutes. Cela les transcende. Ils accélèrent l’allure. Vident des bouteilles. S’aiment contre un mur. Lacèrent des affiches. Fouillent dans les poubelles qui s’amoncellent. En chemin, tombent même sur Moreau, l’écrivain qui, préparant un livre sur "la permanence et la cohérence de l’ordure", a permis à Beffroi de devenir ce qu’il est.

« Je vais t’apprendre comment on écrit un livre, hurle Moreau, tandis que Laure le branle, au grand dam de quelque chose comme brejnev, pinochet et m.l.f réunis. et Beffroi de foncer dans Moreau, mais ce n’est pas une mince affaire ahon. il faut voir ça ahon. ces tripes ahon. cette chair ahon. toute cette chair déglinguée, des traces de déflagration, des lésions, des désordres, des commencements de ruine, des maquis de palpitations, des lieux comme des tranchées, des bruits de combat sans issue. »

En préambule à ce roman, publié une première fois en 1980 (éditions Luneau-Ascot), Marcel Moreau dit ce qu’il pense du personnage monstrueux et singulier qu’il avait alors conçu et mis en scène.

« Beffroi (est) le seul de tous ceux que j’ai créés qui ne m’inspire qu’une joie paternelle, une bienveillance d’auteur tout aléatoires. Je lui ai donné une vie qu’il m’a rendue en malaise »

Ses fulgurances, sa formidable énergie et sa personnalité singulière trouvent effectivement un terrain à leur convenance dans l’œuvre hors-norme de Marcel Moreau. Celui-ci laisse l’animal fou galoper au gré de ses impulsions tout en tenant les rênes avec souplesse. Porté par un souffle sonore et puissant, son texte embrase et embarque. Il vibre, gonfle, gicle, halète, bégaie, éructe, tangue, secoué par un mélange de révolte, de passion et d’ivresse. Il est habité par un phrasé vertigineux. Celui, unique, que Moreau propage avec la même ardeur, d’un texte l’autre, de la fiction à la non-fiction, depuis la parution de Quintes, son premier livre, en 1962.

« Sur son banc, l’auteur a le regard fixe, il cuve après la noire ivresse. Il est bien seul avec les derniers échos du long cri qu’il vient de pousser. Avec ses plaies, ses misères, ses brûlures. Il ne crée rien qui ne laisse de traces. Jamais il n’en est quitte à bon compte. Derrière les actes les plus fous de l’histoire individuelle ou collective, il sait qu’il y a toujours un vocable, une combinaison verbale, une rumeur. C’est vers ce feu central des mots qu’il se dirige. »

Qu’une collection nommée Les Indociles débute par un tel texte est plutôt de bon augure.

Marcel Moreau : À dos de Dieu ou l’ordure lyrique, Quidam éditeur, collection Les Indociles.

jeudi 13 décembre 2018

Un tour au verger

La maison est bâtie sur une butte. Le verger se trouve derrière, légèrement en retrait et en contrebas. À côté, il y a le jardin, le champ, la cabane (pour l’âne et la jument), le hangar, le tracteur, la serre, l’appentis avec les cageots, les outils, les bouteilles. C’est là, dans un lieu calme, bordé de haies, que vit Thierry Le Pennec. Il cultive un hectare de pommes à couteaux dans les Côtes d’Armor.

« et grande journée d’épandage
des tourteaux de ricin tout autour des troncs
avec neveu venu
aider son vieux tonton
qui joue là son va-tout
« ça passe ou ça casse » disait Frère souvent
c’est le cas de le dire encore »

Il lui faut choyer ses arbres, les tailler, les traiter, parfois leur installer des tuteurs, faire respirer la terre qui les porte et les nourrit, l’aérer, la fumer. Il y durcit ses muscles, y attelle son corps. Travaille en espérant que le gel ne viendra pas griller les bourgeons et que la femelle du charançon ira déposer ses œufs ailleurs.

« Caisses, brouette, l’échelle et les mains. Atelier primitif. À la façon dont se détache la queue, on sait que c’est mûr. »

Tout cela, labeur, récolte, et d’autres choses encore, la vie tout entière, sa femme, ses enfants, la patience, la lenteur, l’érotisme, le désir des corps qui ont envie de se donner du plaisir et qui s’y emploient avec tendresse, Thierry Le Pennec l’écrit avec simplicité, sans emphase, en une poésie subtile et élémentaire, se demandant toutefois si ce qu’il note ainsi, par petites touches, chaque texte trouvant sa page « comme les pas le long des Reines des Reinettes qu’on prend le temps d’éclaircir », ne s’apparenterait pas plutôt à une sorte de journal qu’à un recueil de poèmes.

« Chaque jour son événement il est bon de le dire. Peu importe au fond ce que c’est s’il y a la manière, à deux mains adoptée, d’un écrit, d’un manche d’outil, s’il advient au cerveau comme un branle une cloche, une vibrée d’azur, de sombre météo. »

Humble, modeste, il avance à son rythme, à pas mesurés. Déroule sans élever la voix, mais avec un timbre très personnel, des poèmes brefs qui éclairent des moments familiers ou particuliers de sa vie et de celles de ses proches. Il se sait relié aux autres, le dit et s’en réjouit souvent. Il évoque ceux qui, comme lui, cultivent en solo leurs parcelles et qu’il rencontre lors d’un comice agricole ou d’une manifestation, ou pour un coup de main ou un coup de cidre. Il fouille dans les archives mémorielles des hameaux, y retrouve trace des hommes qui se sont échinés ici bien avant lui. Il y a longtemps que la terre a bu leur sueur mais elle se souvient toujours de leurs ombres. Ces faits infimes s’ajoutent à ceux qui naissent du présent. Certains déboulent d’’Inde ou d’Amérique. Tous alimentent les écrits d’un poète qui travaille au verger tout en restant attentif aux échos du monde qui l’entoure.

« chaque fois que je tourne
un poème au tracteur me revient
la pensée d’une ornière un arbre
que le vent coucha là sur le bord »

Thierry Le Pennec : Un tour au verger, éditions La Part Commune.


On peut également lire Thierry Le Pennec dans Jour de marché (Le Chat qui tousse) où il évoque les matins passés derrière l’étal à vendre ses pommes et dans Pré poèmes et pommes (éditions Potentille) où il dit, en une suite de poèmes courts, ce qu’est son quotidien de cultivateur et la force intérieure qu’il y puise.

mercredi 5 décembre 2018

L'Anxure


Guy Benoit, dont le premier ensemble, Interminable sang, a été publié en 1968 chez Millas-Martin est de ces poètes inclassables et irréguliers (où se retrouvent quelques uns de ses amis disparus tels Paul Valet, Théo Lésoualc’h, Serge Sautreau) qui suivent une route étroite, secrète, peu fréquentée, qu’ils ont âprement défrichée et balisée. Il œuvre à l’ombre et à l’écart. C’est là qu’il construit des livres rares et exigeants où la mort, imprévisible, tapie dans un terrier ou arpentant les bois et les terres, veille en se montrant étonnamment vivante. Il y a des années qu’il se prépare à l’accueillir.

« je m’attends au tournant
et à l’intense finitude
des gens sur terre

la seule chose

 confondue

 à nos sueurs froides »

Cette mort qu’il questionne lui est familière. Elle l’accompagne. Invisible, elle conquiert un territoire intérieur tout en se promenant en extérieur. Il arrive qu’elle se libère, qu’elle aille prendre l’air tout en restant présente en lui grâce aux ondes, aux connections et aux pensées qu’elle génère. Elle bouge et émiette un peu de cette matière du corps qui, bien que vivant, se désagrège, se transforme, devient poussière avant l’heure en se mêlant aux ronces, aux herbes et aux arbres. Elle peut même offrir, à défaut de cendres, les traits d’un visage en reflet aux eaux de l’Anxure, cette rivière qui coule en Mayenne et qui donne son titre au livre.

« J’anticipe

 autour d’un paysage

 faiblement lettré

comme le sang dans les veines
nous donnerait une bonne raison »

La mort (jamais macabre, plutôt conciliante) n’est pas la seule à rendre régulièrement visite à Guy Benoit. La nuit tape également au carreau et se fraie volontiers un chemin dans ses poèmes. Elle est claire, presque brumeuse, scintillante d’étoiles, porteuse de nouvelles du cosmos, habitée par le hululement de la chouette, glissant parfois ses feux follets sous les paupières lourdes du dormeur, devenant souvent le terrain de jeu favori de la camarde.

« nos sommeils
ne somnolent qu’à moitié

d’une proche parole

dans le plus pur style
d’une mort annoncée »

Il se tient constamment sur le qui-vive. Guette les sautes d’humeurs de celle qui rôde (« sous un ciel noyé / de reflets d’ardoises, ma mort / se prépare à mourir »). Capte ses avancées dans la pénombre. Ou dans des rais de lumière. Il sait qu’elle a des millénaires d’existence derrière elle et qu’il ne peut l’évoquer qu’à mots pesés, avec brièveté, en vers coupants, en ajustant sa pensée au monde végétal qui l’entoure et à la fragilité des vies éphémères qui participent à la « parade des planètes / de chaque côté du souffle ».

Guy Benoit : L’anxure suivi de Exercices de guerre lasse, Pas tout à la fin et La salle du bout, préface de Jean-Claude Leroy, gravures de Maya Mémin, éditionsLes Hauts-Fonds.

lundi 26 novembre 2018

Le Nord du monde

Elle fuit celui qui a mis fin à leur relation amoureuse et qui aimerait clore leur histoire en bénéficiant d’une rupture conventionnelle. Elle n’en veut pas. Ne souhaite plus le voir. Ne peut d’ailleurs plus le supporter. C’est pour cela qu’elle fuit l’homme chien.

« Il me renifle, m’a toujours reniflée. Mon fumet, il le connaît. Je sais qu’il peut me retrouver à l’odeur de mes chairs. L’aigre de ma peau. C’est un chien endurant, un chien qui ne lâche pas. Il avait ça, l’acharnement. Je n’en veux plus maintenant. Mauvais chien. Sale bête. »

Elle trotte comme un poulain. Pour se vider la tête et pour mettre de la distance entre son passé et son présent. Elle file vers le Nord. Son intuition lui sert de boussole. Là-haut, la vie sera plus simple et la peur moins prégnante. Elle va à pieds, en voiture, en train. Elle s’arrête à Lille. Traverse la Belgique. Stoppe sa marche pour réparer ses pieds. Repart. En chemin, elle rencontre des hommes. Fait l’amour mécanique avec eux. Assouvit ses désirs. Continue son périple et fait halte à Amsterdam où elle se lie avec trois frères Polonais qui l’invitent à partager leur logement.

« Les mains des Polonais, c’est pour rire. On le fait pour ça. L’amour en riant qui conjure. Ils le voient que j’aime. Je leur dis que j’aime. Et c’est efficace. Ils rient. Les mains recommencent. En ritournelle, ils rient. Chacun sa manière d’y venir, en me remerciant d’être là. »

Tout va basculer le jour où l’un des frères revient avec un enfant, un orphelin qui se prénomme Isaac, qu’il lui offre comme s’il s’agissait d’un cadeau. Elle rechigne, veut refuser et finit par s’en occuper. Elle s’en rapproche de plus en plus et reprend la route vers le Nord (Danemark, Norvège) avec lui. Plus elle vit à ses côtés, partageant tout, et plus elle l’aime au-delà de l’entendement, franchissant les limites en perdant, si l’on peut dire, ce Nord auquel elle croyait tant.

« J’essaie de maintenir ma lucidité mais il est difficile de ne pas me laisser entraîner par mon inclinaison. Le dépouillement, ici au Nord du Monde, et cette clarté permanente calcinent mon jugement et ne me permettent pas d’envisager autre chose que la faute. »

Elle sait que cela se terminera mal. En attendant, elle poursuit sa lente descente. Elle galère, n’a plus d’argent et se retrouve, en bout de course, à dormir sur les trottoirs gelés d’Oslo où elle parvient à sauver in-extremis l’enfant qui vient de tomber malade et qui grelotte de fièvre.

Nathalie Yot signe ici un premier roman très convaincant. Elle aligne les phrases courtes, taillées au cordeau, offrant à son texte un flux soutenu, alternant entre pauses et accélérations. Sa narration est efficace. Elle jalonne de haltes précises le périple qu’elle met en place. L’histoire est linéaire et semée d’embûches. On suit l’itinéraire de la narratrice en même temps que ses questionnements, ses craintes, ses pulsions et cette volonté – qui ne la quitte jamais – de laisser son passé derrière elle afin de devenir autre. Au final, ce sera ce présent (qu’elle est train de vivre) qui la rattrapera.

Nathalie Yot : Le Nord du Monde, éditions La Contre Allée.

lundi 19 novembre 2018

Seule la nuit tombe dans ses bras

Herbert est écrivain. Il est attaché à la fiction des mots. Il aime les coucher sur le papier. Il croit en leur pouvoir. Il lui arrive de penser que « dire c’est faire ». Et qu’écrire, décrire des scènes imaginaires équivaut parfois à les vivre. C’est d’ailleurs un peu ce qui se passe en ce moment dans sa vie. Et c’est ce qu’il raconte.

Tout a commencé par une rencontre banale, bien que fictive, entre lui, Herbert, 45 ans, écrivain et prof, et Coline, même âge, lectrice et prof aussi. Huit cents kilomètres les séparent mais grâce à Facebook, le monde parallèle où ils se sont « connus », on peut voyager en instantané ou presque. Un simple clic leur permet d’être présents l’un à l’autre.

« C’est comme ça que ça commence : on devient amis, et puis à l’occasion on échange deux ou trois mots, guère plus. »

Mais avec Coline, ça ne se déroule pas ainsi. Très vite, elle enlève le haut. Et bientôt le bas, l’incitant à faire de même. Il hésite et finit par s’exécuter. Leurs échanges sont de plus en plus suggestifs et sexuels. Les mots se libèrent. Et les courtes vidéos aussi, où chacun s’offre au regard de l’autre. L’écran est leur récréation. C’est là qu’ils vont jouer dès qu’ils quittent la vraie vie. Leurs doubles virtuels y prennent du bon temps. Y glanent plus qu’un supplément d’âme. Mariés, père et mère de famille, ils se cachent, retournent en pré-adolescence et deviennent, il faut bien l’avouer, un peu mabouls.

Le pouvoir des mots les rattrape forcément très vite. C’est celui-ci que Philippe Annocque ausculte une fois de plus. Il s’attache à la mécanique du dédoublement, à l’identité troublée et à la situation scabreuse de ses personnages. Il ne les ménage pas vraiment. Les montre peu stables. En train de perdre certains repères. Alternant le chaud et le froid. Devenant susceptibles. Se blessant mutuellement.

« C’était drôle et triste, ce père de famille quadragénaire qui courait sous la pluie parce qu’une femme qu’il n’avait jamais vue ne voulait plus lui écrire. Il n’aurait jamais cru ça de lui. Comme si un autre que lui courait. »

Seule la nuit tombe dans ses bras est un livre étrange et inquiétant. C’est évidemment voulu. Philippe Annocque, pour y parvenir, met en place un dispositif particulièrement malin. On le sent rusé, prompt à manier l’ironie, à parodier le roman d’amour, à percer l’identité bancale de cet homme et de cette femme apparemment heureux mais qui n’en restent pas moins accrochés, dans la grande nuit numérique, à cet écran bleuté dont ils ne peuvent plus se séparer et qui s’agite frénétiquement en se zébrant de mots bien réels.

Philippe Annocque : Seule la nuit tombe dans ses bras, Quidam éditeur.

samedi 10 novembre 2018

Écrire pour t’aimer ; à S.B.

Subtile et concrète, adoptant volontiers une sorte d’hésitation naturelle qui invite le lecteur à déambuler, la poésie de James Sacré est reconnaissable entre toutes. Elle l’était déjà dès la parution de Cœur élégie rouge (Le Seuil, 1972) et n’a, depuis, cessé d’affirmer sa singularité. On la retrouve avec plaisir dans Écrire pour t’aimer ; à S.B., livre publié une première fois en 1984 (aux éditions Ryôan-ji / André Dimanche) et récemment réédité.

Il déplie une période de son histoire, visualise les scènes où S.B. apparaît et choisit d’écrire pour l’aimer. Il doit pour cela le rendre présent, ramener à la surface des moments de vie partagée. Ce peut être une sortie au bal en fin de semaine, une photo retrouvée d’une excursion au Mont Saint-Michel ou un voyage en camion dans une campagne toute imprégnée d’odeurs qui, elles aussi, reviennent.

« Ce voyage en camion j’en voulais parler à cause de raisons
Toutes simples, les mêmes que tout le monde aurait
De raconter comment c’est quelqu’un qu’on aime bien, d’être avec. »

Il cherche le bon angle, fouille dans ses émotions, revoit des couleurs (le bleu est omniprésent), des lieux paisibles, des instants chaleureux et dresse un portrait sommaire de l’énigmatique S.B. Peu à peu, une silhouette se dessine. On devine un sourire, une force paisible, un visage capté de profil offrant l’éclat d’une joue attirante.

« Il y a c’est sûr des mots pas faciles à mettre dans cette histoire.
Des mots qui sont comme du linge et des affaires intimes,
On les devine à travers les banalités qui sont dites
comme d’autres plus excessifs clichés. »

C’est à une approche de l’intime – avec ses tâtonnements, son tremblé léger – que James Sacré s’attelle. Il avance par paliers, avec douceur et tendresse – désir aussi – pour dire ce que recèle une telle amitié amoureuse.

« T’en souviens-tu comme je t’emporte à jamais dans mon cœur avec ton beau prénom presque rien,
La rengaine d’un amour impossible un dimanche et l’odeur de la brillantine.
J’aimerais faire comprendre à travers la qualité et machine souple
Des mots mis ensemble,
L’effet que produit dans mon corps
La moindre complicité (roublarde ou naïve) que ton sourire accroche
à du temps qui passe entre nous. »

Poème après poème, il reconstitue les gestes souples et précis d’un être vers lequel il se sentait attiré. Il essaie de restituer la tension que cela éveillait en lui.

« C’est d’une drôle de façon qu’on traverse la vie, le bonheur
A comme un goût de solitude. Écrire pour aimer
Donne à la fin l’impression d’un grand silence »

L’ensemble se termine par une série de poèmes inédits. Écrits après la mort de S.B., ils disent la perte, l’absence, la solitude et permettent à James Sacré de faire retour sur le livre initial.

 « Ce livre d’émoi et de tourment mal pensés
Je l’entendais dans mon seul sentiment. »

James Sacré : Écrire pour t’aimer ; à S.B., suivi de S.B. hors du temps, éditions Faï fioc.

 De tous temps, James Sacré a écrit en proximité (et complicité) avec les peintres. Deux livres récents viennent le rappeler de très belle manière : Et parier que dedans se donne aussi la beauté, en compagnie de Guy Calamusa (Aencrages & Co) et Une main seconde avec des dessins de Jacques Clauzel (éditions Fario).


vendredi 2 novembre 2018

La grande année

S’il fallait trouver quelques mots pour parler de la poésie de Pierre Dhainaut, ceux qui viendraient spontanément à l’esprit seraient enchantement, accueil, écoute, transparence. Ces points de repères ne suffisent pourtant pas. Ils ne disent rien de l’approche des paysages dont il s’imprègne et dont il aime isoler un fragment particulier pour le ciseler, y poser ses mots et transmettre ce que cela suscite (d’émoi, d’éveil, de suggestion) en lui.

Il procède de façon presque identique avec les photographies qu’Isabelle Lévesque lui a fait parvenir au fil des saisons, et ce durant une année entière. Arbres, feuilles, fleurs, herbes, pierres sont saisis sous ciel bleu ou nuageux, par temps de brume ou de givre, sous un soleil pale ou radieux, à l’aube ou au crépuscule. À chaque photographie reçue, Pierre Dhainaut répond par un poème. L’image lui sert d’appui. Son regard le porte vers l’extérieur. Vers la lumière qu’il parvient toujours à capter, y compris au cœur de l’hiver.

Tous deux se relaient à distance. Lui à Dunkerque - où il voit apparaître le premier coquelicot de l’année (la fleur fétiche d’Isabelle Lévesque) le « 15 avril 2017, dans le très mince interstice de ciment entre le trottoir et la palissade » qui entoure son jardin - et elle aux Andelys où elle surprend la même fleur, en avril aussi, mais au milieu d’un champ de graminées. Ils cheminent ainsi tout au long du livre. Pierre Dhainaut s’arrête sur les vies infimes qui bougent à hauteur d’herbes ou de ronces. Il lui arrive d’interroger, tout en poursuivant son périple dans le monde végétal et secret, l’étrange relation qui peut naître entre le poète et ses poèmes :

« Ne pas déléguer aux poèmes la tâche de nous représenter, écrivons-les pour eux-mêmes, mais si faibles soient-ils, ils nous désentravent, ils libèrent l’autre qui se dissimule en nos petites personnes. »

Isabelle Lévesque offre patiemment son regard et ses mots aux fougères, aux arbres, aux prairies et surtout aux fleurs vives, plus particulièrement à celles, rouges, rebelles, attirantes qu’elle affectionne. Elle les sait tout aussi fragiles que les instants éphémères qu’elle essaie de retenir.

« Cœur éprouvé
éperdu.

Une heure fait
l’éternité.
(En mai).

Je laisse le corps nu
des mois d’hiver.

Ni mai ni rien.
Démens
la nuit. »

En fin de livre, l’un et l’autre expliquent leur démarche et disent le plaisir qu’ils ont pris à concevoir et à mener à bon port cet ensemble d’où se dégage une stimulante quête de plénitude.

Isabelle Lévesque (photographies et poèmes) et Pierre Dhainaut (poèmes) : La grande année, Éditions L’herbe qui tremble.
 
Isabelle Lévesque publie simultanément un recueil de poèmes, Ni loin ni plus jamais, Suite pour Jean-Philippe Salabreuil, aux Éditions Le Silence qui roule

dimanche 21 octobre 2018

Ça contre Ça

De la difficulté de vivre. D’exercer, des décennies durant, ce foutu "métier" dont parlait Pavese. De tenir en n’étant pas trop en désaccord avec soi-même. C’est sur ce versant instable, qui parfois s’effrite sous ses pieds, que s’engage Jean-Claude Leroy, offrant d’emblée, en un poème inaugural, une vue précise des failles qu’il s’est mis en demeure d’explorer.

« né d’une mère ou d’un phénomène
sans savoir sous quelle lumière
tu satures l’encre de remords

heurtant des lèvres un bruit qui tue
noir sur blanc surgit le sang des mots »

Des mots qui lui sont d’un précieux secours. Pour éclairer les zones d’ombre, atteindre ce qui se dérobe et ne pas subir sans réagir Il les choisit, les pose, les assemble (en poèmes d’abord brefs et concis puis plus vifs, plus alertes, plus circonstanciés aussi) sans jamais se laisser déborder par le flux qu’ils peuvent générer. Ce qui le déstabilise, ce sont les sensations et sentiments ambigus (et souvent contraires) qui s’affrontent en lui. Une lutte intérieure âpre et sans merci.

L’extrait d’une lettre de Georg Groddeck à Freud, cité en exergue, où il est écrit ceci : « je crois que le corps et l’esprit sont un tout qui recèle un « Ça » par lequel nous sommes vécus alors que nous croyions vivre » , explique bien de quelle lutte il s’agit. Et comment elle peut se déporter et influer sur la vie sociale, physique et mentale de celui qui se retrouve en zone de guerre bien malgré lui.

« je suis tout entier un fruit pensé qui pense
ma chair est émotion mais aussi réflexion
l’objet au cœur d’un Ça en guerre avec un autre Ça
je suis labouré parfois
ou transporté intact sur un champ de mines
déployé par un Peckinpah trop réel
je n’ai plus rien à répondre
au bout du fil coupé »

Jean-Claude Leroy cible ses tourments et leurs répercussions sur son quotidien. S’il ne parvient pas à les calmer, il réussit tout au moins à les circonscrire. Il exprime sa difficulté à être, à poursuivre la route, à se confronter au réel et à se positionner entre les interchangeables « je » « tu » et « il » dans un monde qui l’exaspère.

Jean-Claude Leroy. Ça contre Ça, Éditions Rougerie.

samedi 13 octobre 2018

Hommage à Franck Venaille

Franck Venaille est mort le jeudi 23 août. Il laisse derrière lui une œuvre poétique considérable, à coup sûr l’une des plus importantes des cinquante dernières années.
« Cette poésie vient de loin, disait-il, d’une enfance jamais acceptée qui n’en finit pas d’intervenir dans ma démarche, d’une pensée souterraine qui se regarde dans le mirage de l’inconscient et de l’éros ».

Né en 1936 à Paris, il a vécu toute son enfance dans le XIe arrondissement, quartier qu’il aura longuement arpenté, saisissant au vol une multitude de fragments de vie qui se mêlent à la sienne et que l’on retrouve disséminés dans plusieurs de ses premiers recueils, notamment dans Papiers d’identité (1966).

« Maintenant vous voici dans les rues avec vos petits seins
vos genoux
vos épaules
toutes choses qui tiennent dans le nid d’une main
très douces et pareilles à des galets millénaires
fruités par les tempêtes
témoins de la précarité, des saisons, de la mort
avec vos jambes semblables à des ailes
l’arc-en-ciel fabuleux de votre linge
la halte du ventre deviné
Jeunes femmes rencontrées que je ne connaîtrai pas
toute aventure vaine meurtrie
et vous me devez déjà tant de comptes. »

Écorché, passionné, en proie à de terribles angoisses, lui, le « capitaine de l’angoisse ordinaire » n’aura jamais accepté tous ces freins, ces empêchements sans réagir. Et réagissant, il les a ajustés à sa langue, à sa voix, à ses mots, à son écriture pour mieux les cerner, les comprendre, les dépasser.

« Les mots sont enfermés dans un ventre, bien au chaud, dans une humidité protectrice. Mais certains d’entre eux étouffent et, d’angoisse, se mettent à crier, à bouger, à donner des coups de pieds à la mère poésie. Quand on la voit passer, ainsi, se tenant le ventre avec les mains, on la plaint, on la respecte, mais elle dégoûte aussi un peu. On lui foutrait bien des coups. On lui balancerait bien des cailloux. Et puis, un jour, ça sort ! Les mots apparaissent. On les agrippe et on les sort. » (entretien avec Dominique Labarrière, revue Monsieur Bloom, n° 4/5 (Mai 1980).

Pudique, mélancolique, souvent ironique avec lui-même, Franck Venaille aura fouillé au plus profond (au plus fragile, au plus tragique aussi) de son être sans relâche. Avec rigueur et obstination, il a convoqué ses blessures, ses deuils, ses failles originelles. Il les a frottés à son imaginaire. Les a fait descendre l’Escaut en sa compagnie. Les a emportés dans une Algérie en guerre qui les aura exacerbés plus encore. Il les a promenés à Trieste et à Istanbul. Leur a donné à lire et à décrypter les textes d’Umberto Saba, de Pierre Morhange, de Pierre-Jean Jouve (il a consacré un essai à chacun d’entre eux) et à écouter le galop effréné du cheval flamand qu’il devenait dès qu’il se retrouvait en vue de cette mer du Nord qui jouait en lui comme un aimant. Ce faisant, Il a donné naissance à un feu de braises intemporel, bâtissant jour après jour, pendant plus d’un demi siècle, une œuvre riche et dense.

« Je crois que toute écriture, fût-elle la plus saine, témoigne d’une béance et s’en nourrit. Il reste le grand chagrin. C’est surtout lui (est-ce une fleur vénéneuse ?) qui laisse le plus de traces sur le mur du jardin où joue l’enfant, l’enfant qui vient de découvrir son corps et en sera marqué pour la vie ». (entretien avec Hubert Lucot, dans L’homme en guerre, Paroles d’aube, 1996).

Le meilleur hommage que l’on peut rendre à Franck Venaille est tout simplement de le lire. Ou de le relire. Son dernier livre, L’enfant rouge, paraît en ce début octobre au Mercure de France où ont été publiés ses plus récents ouvrages.

(Photo logo : D.R.)

mardi 2 octobre 2018

Journal d'un timonier

Si Nikos Kavvadias est connu pour être l’auteur d’un unique roman, et qui plus est un chef-d’œuvre, puisqu’il s’agit de l’exceptionnel Le Quart, l’odyssée d’un cargo grec et de son équipage en mer de Chine, son œuvre ne se résume pourtant pas à ce seul ouvrage, publié en 1954. Elle a commencé bien avant, par des poèmes (son premier recueil, Marabout, date de 1933) mais aussi par plusieurs textes en prose initialement publiés en revues. Ce sont eux qui sont réunis dans ce volume. Presque tous ont été écrits en 1932.

Kavvadias a alors vingt-deux ans et il y a déjà quatre ans qu’il navigue. La ligne Alexandrie - Port Saïd – Marseille, sur laquelle il a débuté, avant d’embarquer sur d’autres bateaux, n’a aucun secret pour lui. Il la connaît bien et la décrit aisément. Mais ce qui l’intéresse, outre l’océan, ses humeurs changeantes et les multiples aléas de la vie sur un rafiot loin des côtes, ce sont les histoires que les marins se racontent à bord. La plupart tournent autour de l’agitation nocturne dans les ports où ils accostent et des femmes qu’on y rencontre à la sauvette, au hasard des bars et des tripots. Rien de ce qui se dit ou se murmure durant les traversées ne lui échappe. Le huis-clos est propice aux confidences.

« On ne parle jamais très fort sur les cargos. Les postes de proue sont toujours sombres, saturés d’odeurs lourdes, ils ressemblent à de grandes cellules de prison. »

La meilleure façon de s’en extraire reste le journal. Que le timonier rédige tout en tenant la barre. L’homme semble revenu de tout. Il ne ressemble pas aux autres. Il y a des mois qu’il n’a pas quitté le bateau. Belle lurette qu’il n’a pas couché avec une femme. Il explique comment et pourquoi il en est arrivé là. De temps en temps, il pense à sa mère, à sa sœur. Se souvient de la vie au village. Avant de revenir à la réalité. Qu’il affronte avec ses compagnons de travail. Qu’il portraiture volontiers. « J’ai connu un nombre incroyable de gens bizarres », dit-il.

En fait, tous les textes rassemblés ici (cela va du journal au récit en passant par les lettres et les chroniques) annoncent déjà Le Quart. Tous les thèmes chers à Kavvadias sont là. On y croise la solitude des marins, les diverses raisons qui les ont poussés à larguer les amarres, les virées alcoolisées dans les ports, les sentiments ambigus qu’ils nourrissent envers les femmes, leurs redoutables silences entrecoupés de tirades effrénées. Il ne lui faut jamais longtemps pour poser un décor et y faire bouger quelques personnages en les mettant en scène dans des aventures plus ou moins cocasses. Ainsi L’incroyable apparition du chef d’équipage Nakahanamoko, fantôme surgi de nulle part, découvert accroché en haut du mât d’artimon après que Le Perroquet vert, un clipper parti de Liverpool, eut essuyé un cyclone dans l’océan indien.

« C’était un Malais de petite taille, son visage ocre jaune rappelait celui d’un mort.
Nous nous regardions les uns et les autres, bouche bée, complètement abasourdis, nous n’en croyions pas nos yeux. »

Cette nouvelle inachevée (et néanmoins haletante) nous emporte dans un monde maritime peuplé d’histoires et de récits sans doute hors normes mais toujours terriblement humains. Kavvadias n’a jamais cessé de les capter, de les transcrire et de les porter grâce à son sens aigu de la narration. Ce volume – qui ne déroge pas à la règle – est une belle invitation à découvrir, une fois encore, ce monde qui tangue loin de la terre ferme, en compagnie d’un expert en la matière. L’écrivain navigua jusqu’à sa mort, en février 1975. On raconte que le jour de ses obsèques, dans le plus vieux cimetière d’Athènes, les dockers du port du Pirée lui rendirent hommage en versant de l’eau de mer sur son cercueil.

Nikos Kavvadias : Journal d’un timonier et autres récits, traduit du grec par Françoise Bienfait, postface de Gilles Ortlieb, Éditions Signes et Balises.

mardi 25 septembre 2018

Le coeur de l'Europe / Terminus Schengen

Les deux livres qu’Emmanuel Ruben vient de publier presque simultanément sont indissociables. L’un et l’autre ont pour point de départ Novi Sad, une ville située dans le nord de la Serbie. Il y a longuement séjourné et s’est déplacé dans les pays proches, autant en géographe qu’en bon connaisseur de l’histoire (souvent tragique) de ces lieux, emportant avec lui quelques livres essentiels, à commencer par Le Pont sur la Dina, d’Ivo Andrić. Il a suivi les rives du Danube et ses ponts détruits pendant la guerre. Il a fait étape à Sarajevo, à Visegrád, à Goražde et ailleurs. Il a pris le pouls de ces territoires aux frontières mouvantes où cohabitèrent, il n’y a pas si longtemps, religions et langues différentes. Il a vu les gens vivre, les a rencontrés et écoutés.

Le Cœur de l’Europe est un journal de bord tenu au fil de ses périples en ex-Yougoslavie durant l’année 2015 tandis que Terminus Schengen est un long poème, en plusieurs parties, un texte-cri qui suit l’avancée et le raclement du train sur le ballast tout en donnant à entendre la voix des réfugiés qui marchent sous couvert, à l’écart, invisibles mais néanmoins présents derrière les talus, les herbes et les arbres qui défilent. Ceux qui se cachent ainsi ont, pour la plupart, fuient la guerre en Syrie et traversé de nombreux pays avant de venir se heurter au mur de barbelés qui se dresse à la frontière hongroise.

« Regardez cette utopie rayée dont vous avez fait une prison.
Regardez ces frontières fantômes qui se réveillent sous nos pieds.
Vous avez cru les démanteler mais les barreaux de vos États-cages
ont laissé leurs ombres en filigrane sur les cartes
et vous êtes restés captifs de ces ombres qui ont fait de la terre
cette triste utopie quadrillée par vos conquêtes. »

Ainsi s’exprime le chœur des réfugiés et il est bon de l’écouter, de percevoir ce qu’ils disent de cette vieille Europe qu’ils pensaient accueillante et qu’ils découvrent cadenassée, peureuse, repliée sur elle-même et dirigée, gangrenée par des forces nationalistes qui pourraient devenir tout aussi redoutables que celles qu’ils ont laissé derrière eux. Le Cœur de l’Europe, que Nicolas Bouvier (cité en exergue) situait dans les Balkans est devenu dur et froid, pour ne pas dire glacial, refoulant ceux qui tentent d’y entrer.

« Je vois soudain, agglutinés à la vitre d’un autre train, une foule de visages hagards, des multitudes de bras qui surgissent dans la nuit, des enfants agrippés au sein de leur mère, j’entends des cris, des râles, des soupirs. (…) Ces gens parqués dans des compartiments comme des bêtes, je sais bien d’où ils viennent, je sais qui les refoule, je sais quel enchaînement de faits entraîne cette panique – ces gens qui ont fui Daesh veulent gagner la zone Schengen au plus vite, avant que la Hongrie de Viktor Orban ne leur claque la porte au nez. »

D’un texte à l’autre, du journal de bord au poème puissant, Emmanuel Ruben se montre incisif et précis. Il s’arrête, regarde, note, argumente, s’ouvre aux autres. La réalité qu’il découvre a peu à voir avec l’Europe dont il rêve mais certaines rencontres le confortent dans son désir d’exister plus librement et autrement sur ce continent qui, à force de se fermer comme une huître, risque bien d’imploser. Il décrit les blessures de la terre et des villes (notamment celles dues à l’histoire récente) et plus encore celles des hommes qui se cramponnent à des bouts de terre fractionnés par de multiples poste-frontières.

« Dans le petit atlas en miettes étalé sur ta couchette
tu parcours du doigt l’Europe de l’Atlantique au Bosphore
l’Europe est si petite, si étroite, si étriquée, que tu te dis parfois qu’il faudrait l’étirer – on croirait une vieille chemise qui a rétréci au lavage ; à défaut de pouvoir s’élargir vraiment, elle n’a cessé d’étouffer le reste du monde
et d’emprisonner les peuples dans la camisole des empires ou des nations. »

Emmanuel Ruben : Le Cœur de l’Europe, éditions La Contre Allée et Terminus Schengen, éditions Le Réalgar.

dimanche 16 septembre 2018

Une mite sous la semelle du Titien

Il sait que beaucoup d’auteurs « ont fait ça », et parmi eux les plus grands, Montaigne bien sûr mais également « les Des Forêts et les Tu Fu ». Il les lit, apprécie leur compagnie et s’est mis, lui aussi, à « noter le pas notable », ces riens qui semblent inutiles et qui, s’accumulant, permettent de découvrir les paysages intimes et les différentes étapes d’un parcours de vie sensible et intense.

« Cela ne mène à rien, c’est juste des menus moments de résistance, élémentaire & légitime plaisir d’exister. »

Ces moments deviennent chez Lambert Schlechter des fragments littéraires qu’il cisèle depuis 2006. Il les réunit dans Le murmure du monde, vaste projet dont voici le septième volume. Il possède, comme les précédents, sa propre architecture, en l’occurrence 108 textes construits selon une contrainte bien précise : 

« Tout ce que tu as à écrire, tu l’écriras en vingt-neuf lignes, mille signes, les thèmes ne sont pas choisis, les thèmes tombent, s’imposent. »

La plupart sont récurrents, que l’on repérait déjà auparavant. Ainsi les références aux écrivains, philosophes et poètes (anciens ou contemporains) qu’il lit avec assiduité. Ainsi les bouffées érotiques qui s’emparent de lui dès qu’il se remémore ou imagine une séquence de volupté partagée. Ainsi la mélancolie qui le désarçonne fréquemment. Ou le moment de grâce passager – infime et salvateur – qui lui redonne de l’énergie. Sa mémoire est constamment à l’écoute. Il n’a pas besoin de la solliciter. Elle reste en éveil et surgit sans crier gare, vient s’immiscer dans le présent ordinaire, réactive un fait précis, une date, une photo, une lecture, un voyage. Il arrive qu’elle se heurte à des épisodes plus douloureux. Ou qu’elle ravive certains ravages intérieurs. Il les note posément, cherche le difficile point d’équilibre entre sagesse et souffrance et finit par s’en remettre aux mots, les frottant, dès qu’il en a la possibilité, à sa sensualité en alerte.

Lambert Schlechter observe, questionne, réfléchit, lit beaucoup, se laisse surprendre par la lumière, note ce qu’il voit et ce qu’il ressent. Il varie les thèmes et les développe en suivant simplement le cours de sa vie et de ses pensées, procurant par là même au livre qui se construit sous nos yeux une incomparable densité.

Au fil de ce volume, il évoque à plusieurs reprises un événement qui l’a profondément marqué. Le 18 avril 2015, sa maison-bibliothèque de Eschweiller, au Luxembourg, a brûlé. Des milliers de livres, ainsi que ses carnets et ses manuscrits, sont partis en fumée. « Je ne pourrais jamais me remettre de ça », dit-il en songeant aux livres perdus, revoyant les titres, le nom des auteurs, les étiquettes, les planches sur lesquelles ils se trouvaient en même temps que le feu qui embrasait tout ce qu’il effleurait.

« Dans mes quotidiens cauchemars, je déambule à travers ma bibliothèque et examine un à un les livres qui n’existent plus. »

Lambert Schlechter : Une mite sous la semelle du Titien, éditions Tinbad.

mercredi 5 septembre 2018

Rougeville

Quand il décida, vers 1976, de quitter Rougeville, où il avait passé son enfance et son adolescence, Patrick Varetz entendait ne plus jamais y remettre les pieds. Les circonstances ont fait qu’il n’a pas pu tenir sa promesse. La dernière fois qu’il s’y est rendu, c’était en 2010, lors du décès de sa mère. Aujourd’hui, il y retourne à nouveau mais sans se déplacer physiquement. C’est une promenade virtuelle qu’il s’offre, et ce grâce à Google Street View. Il sillonne ainsi la ville à son aise, posté derrière l’écran, faisant retour sur ces lieux et sur lui-même.

La vie qu’il a mené durant les années qui ont suivi son départ n’a pas été à la hauteur de ses espérances. Ce fut, bien au contraire, une période où il ne s’est jamais senti en règle avec lui-même. Il en a nourri un sentiment d’imposture. Il se remémore, sans se ménager, son parcours en dents de scie tout en arpentant les rues d’une cité qui s’est inexorablement dépeuplée et appauvrit après la fermeture de la mine. Les commerces de proximité ont disparu au profit des grandes surfaces. Des écoles ont été rasées, des maisons détruites, des cafés fermés. Le centre s’est vidé en même temps que les modestes comptes en banque. La peur s’est installée dans les têtes, tout comme le repli sur soi. Le rouge (des communistes qui étaient élus à la mairie depuis des lustres) a dangereusement bruni.

« Les crises se succèdent, leurs effets s’additionnent, et la contamination gagne. Comment pourrait-il sérieusement en être autrement ? Dois-je vous rappeler les scores réalisés par l’extrême droite lors des trois dernières élections ? Autrefois, on vous envoyait au fond de la mine – parfois dès votre plus jeune âge – et le maigre salaire que vous en rapportiez, tous les quinze jours, servait à alimenter l’économie locale. Mais qu’en est-il à présent, quand il y a de moins en moins de travail et aucune perspective ? »

Celle qui s’exprime ainsi, c’est la seconde voix du livre, celle de la ville. Elle retrace, entre faits avérés et légendes, un passé qui tranche avec sa décrépitude actuelle. Pendant ce temps, le narrateur poursuit sa déambulation. Il retrouve ici l’église où eurent lieu les obsèques de sa mère et où se trouverait la crypte de la famille de Rougeville, là le cimetière où sont enterrés ses grands-parents, ailleurs la rue où habite toujours ce père qu’il ne voit plus. Chaque zoom le renvoie à une histoire (la sienne) qui a débuté ici et qui y est indéfectiblement liée.

« Passé la quarantaine, je m’étais finalement mis à écrire de la littérature avec les mots d’un autre. Chaque phrase que j’alignais à la suite des précédentes, avec le sentiment d’avancer au jugé, venait résonner étrangement à mon oreille (comme une langue inconnue). »

Au fil de sa promenade, ponctuée de fréquents retours en arrière, Patrick Varetz aborde également la matière même de ses romans - publiés chez P.O.L. - (« je prenais un malin plaisir à retourner fouiller parmi les ténèbres de mes origines »), revient sur son inclination à se sentir étranger à lui-même en dévoilant tout (« la faiblesse de caractère de mes parents, leur propension au renoncement et à la défaite, la violence et la folie qui marquaient leur destin ») et rappelle ce qu’il s’interdisait alors (« c’était de situer l’action à Rougeville, tant j’étais convaincu que l’évocation de ma ville natale ferait figure de lieu commun »).

Il se rattrape on ne peut mieux puisque Rougeville, territoire intime qui, géographiquement, n’existe guère – mais qui ressemble sans doute beaucoup à Marles-les-Mines, son vrai lieu de naissance – a bel et bien, désormais, une existence littéraire.

Patrick Varetz : Rougeville, éditions La Contre Allée