samedi 13 octobre 2018

Hommage à Franck Venaille

Franck Venaille est mort le jeudi 23 août. Il laisse derrière lui une œuvre poétique considérable, à coup sûr l’une des plus importantes des cinquante dernières années.
« Cette poésie vient de loin, disait-il, d’une enfance jamais acceptée qui n’en finit pas d’intervenir dans ma démarche, d’une pensée souterraine qui se regarde dans le mirage de l’inconscient et de l’éros ».

Né en 1936 à Paris, il a vécu toute son enfance dans le XIe arrondissement, quartier qu’il aura longuement arpenté, saisissant au vol une multitude de fragments de vie qui se mêlent à la sienne et que l’on retrouve disséminés dans plusieurs de ses premiers recueils, notamment dans Papiers d’identité (1966).

« Maintenant vous voici dans les rues avec vos petits seins
vos genoux
vos épaules
toutes choses qui tiennent dans le nid d’une main
très douces et pareilles à des galets millénaires
fruités par les tempêtes
témoins de la précarité, des saisons, de la mort
avec vos jambes semblables à des ailes
l’arc-en-ciel fabuleux de votre linge
la halte du ventre deviné
Jeunes femmes rencontrées que je ne connaîtrai pas
toute aventure vaine meurtrie
et vous me devez déjà tant de comptes. »

Écorché, passionné, en proie à de terribles angoisses, lui, le « capitaine de l’angoisse ordinaire » n’aura jamais accepté tous ces freins, ces empêchements sans réagir. Et réagissant, il les a ajustés à sa langue, à sa voix, à ses mots, à son écriture pour mieux les cerner, les comprendre, les dépasser.

« Les mots sont enfermés dans un ventre, bien au chaud, dans une humidité protectrice. Mais certains d’entre eux étouffent et, d’angoisse, se mettent à crier, à bouger, à donner des coups de pieds à la mère poésie. Quand on la voit passer, ainsi, se tenant le ventre avec les mains, on la plaint, on la respecte, mais elle dégoûte aussi un peu. On lui foutrait bien des coups. On lui balancerait bien des cailloux. Et puis, un jour, ça sort ! Les mots apparaissent. On les agrippe et on les sort. » (entretien avec Dominique Labarrière, revue Monsieur Bloom, n° 4/5 (Mai 1980).

Pudique, mélancolique, souvent ironique avec lui-même, Franck Venaille aura fouillé au plus profond (au plus fragile, au plus tragique aussi) de son être sans relâche. Avec rigueur et obstination, il a convoqué ses blessures, ses deuils, ses failles originelles. Il les a frottés à son imaginaire. Les a fait descendre l’Escaut en sa compagnie. Les a emportés dans une Algérie en guerre qui les aura exacerbés plus encore. Il les a promenés à Trieste et à Istanbul. Leur a donné à lire et à décrypter les textes d’Umberto Saba, de Pierre Morhange, de Pierre-Jean Jouve (il a consacré un essai à chacun d’entre eux) et à écouter le galop effréné du cheval flamand qu’il devenait dès qu’il se retrouvait en vue de cette mer du Nord qui jouait en lui comme un aimant. Ce faisant, Il a donné naissance à un feu de braises intemporel, bâtissant jour après jour, pendant plus d’un demi siècle, une œuvre riche et dense.

« Je crois que toute écriture, fût-elle la plus saine, témoigne d’une béance et s’en nourrit. Il reste le grand chagrin. C’est surtout lui (est-ce une fleur vénéneuse ?) qui laisse le plus de traces sur le mur du jardin où joue l’enfant, l’enfant qui vient de découvrir son corps et en sera marqué pour la vie ». (entretien avec Hubert Lucot, dans L’homme en guerre, Paroles d’aube, 1996).

Le meilleur hommage que l’on peut rendre à Franck Venaille est tout simplement de le lire. Ou de le relire. Son dernier livre, L’enfant rouge, paraît en ce début octobre au Mercure de France où ont été publiés ses plus récents ouvrages.

(Photo logo : D.R.)

mardi 2 octobre 2018

Journal d'un timonier

Si Nikos Kavvadias est connu pour être l’auteur d’un unique roman, et qui plus est un chef-d’œuvre, puisqu’il s’agit de l’exceptionnel Le Quart, l’odyssée d’un cargo grec et de son équipage en mer de Chine, son œuvre ne se résume pourtant pas à ce seul ouvrage, publié en 1954. Elle a commencé bien avant, par des poèmes (son premier recueil, Marabout, date de 1933) mais aussi par plusieurs textes en prose initialement publiés en revues. Ce sont eux qui sont réunis dans ce volume. Presque tous ont été écrits en 1932.

Kavvadias a alors vingt-deux ans et il y a déjà quatre ans qu’il navigue. La ligne Alexandrie - Port Saïd – Marseille, sur laquelle il a débuté, avant d’embarquer sur d’autres bateaux, n’a aucun secret pour lui. Il la connaît bien et la décrit aisément. Mais ce qui l’intéresse, outre l’océan, ses humeurs changeantes et les multiples aléas de la vie sur un rafiot loin des côtes, ce sont les histoires que les marins se racontent à bord. La plupart tournent autour de l’agitation nocturne dans les ports où ils accostent et des femmes qu’on y rencontre à la sauvette, au hasard des bars et des tripots. Rien de ce qui se dit ou se murmure durant les traversées ne lui échappe. Le huis-clos est propice aux confidences.

« On ne parle jamais très fort sur les cargos. Les postes de proue sont toujours sombres, saturés d’odeurs lourdes, ils ressemblent à de grandes cellules de prison. »

La meilleure façon de s’en extraire reste le journal. Que le timonier rédige tout en tenant la barre. L’homme semble revenu de tout. Il ne ressemble pas aux autres. Il y a des mois qu’il n’a pas quitté le bateau. Belle lurette qu’il n’a pas couché avec une femme. Il explique comment et pourquoi il en est arrivé là. De temps en temps, il pense à sa mère, à sa sœur. Se souvient de la vie au village. Avant de revenir à la réalité. Qu’il affronte avec ses compagnons de travail. Qu’il portraiture volontiers. « J’ai connu un nombre incroyable de gens bizarres », dit-il.

En fait, tous les textes rassemblés ici (cela va du journal au récit en passant par les lettres et les chroniques) annoncent déjà Le Quart. Tous les thèmes chers à Kavvadias sont là. On y croise la solitude des marins, les diverses raisons qui les ont poussés à larguer les amarres, les virées alcoolisées dans les ports, les sentiments ambigus qu’ils nourrissent envers les femmes, leurs redoutables silences entrecoupés de tirades effrénées. Il ne lui faut jamais longtemps pour poser un décor et y faire bouger quelques personnages en les mettant en scène dans des aventures plus ou moins cocasses. Ainsi L’incroyable apparition du chef d’équipage Nakahanamoko, fantôme surgi de nulle part, découvert accroché en haut du mât d’artimon après que Le Perroquet vert, un clipper parti de Liverpool, eut essuyé un cyclone dans l’océan indien.

« C’était un Malais de petite taille, son visage ocre jaune rappelait celui d’un mort.
Nous nous regardions les uns et les autres, bouche bée, complètement abasourdis, nous n’en croyions pas nos yeux. »

Cette nouvelle inachevée (et néanmoins haletante) nous emporte dans un monde maritime peuplé d’histoires et de récits sans doute hors normes mais toujours terriblement humains. Kavvadias n’a jamais cessé de les capter, de les transcrire et de les porter grâce à son sens aigu de la narration. Ce volume – qui ne déroge pas à la règle – est une belle invitation à découvrir, une fois encore, ce monde qui tangue loin de la terre ferme, en compagnie d’un expert en la matière. L’écrivain navigua jusqu’à sa mort, en février 1975. On raconte que le jour de ses obsèques, dans le plus vieux cimetière d’Athènes, les dockers du port du Pirée lui rendirent hommage en versant de l’eau de mer sur son cercueil.

Nikos Kavvadias : Journal d’un timonier et autres récits, traduit du grec par Françoise Bienfait, postface de Gilles Ortlieb, Éditions Signes et Balises.

mardi 25 septembre 2018

Le coeur de l'Europe / Terminus Schengen

Les deux livres qu’Emmanuel Ruben vient de publier presque simultanément sont indissociables. L’un et l’autre ont pour point de départ Novi Sad, une ville située dans le nord de la Serbie. Il y a longuement séjourné et s’est déplacé dans les pays proches, autant en géographe qu’en bon connaisseur de l’histoire (souvent tragique) de ces lieux, emportant avec lui quelques livres essentiels, à commencer par Le Pont sur la Dina, d’Ivo Andrić. Il a suivi les rives du Danube et ses ponts détruits pendant la guerre. Il a fait étape à Sarajevo, à Visegrád, à Goražde et ailleurs. Il a pris le pouls de ces territoires aux frontières mouvantes où cohabitèrent, il n’y a pas si longtemps, religions et langues différentes. Il a vu les gens vivre, les a rencontrés et écoutés.

Le Cœur de l’Europe est un journal de bord tenu au fil de ses périples en ex-Yougoslavie durant l’année 2015 tandis que Terminus Schengen est un long poème, en plusieurs parties, un texte-cri qui suit l’avancée et le raclement du train sur le ballast tout en donnant à entendre la voix des réfugiés qui marchent sous couvert, à l’écart, invisibles mais néanmoins présents derrière les talus, les herbes et les arbres qui défilent. Ceux qui se cachent ainsi ont, pour la plupart, fuient la guerre en Syrie et traversé de nombreux pays avant de venir se heurter au mur de barbelés qui se dresse à la frontière hongroise.

« Regardez cette utopie rayée dont vous avez fait une prison.
Regardez ces frontières fantômes qui se réveillent sous nos pieds.
Vous avez cru les démanteler mais les barreaux de vos États-cages
ont laissé leurs ombres en filigrane sur les cartes
et vous êtes restés captifs de ces ombres qui ont fait de la terre
cette triste utopie quadrillée par vos conquêtes. »

Ainsi s’exprime le chœur des réfugiés et il est bon de l’écouter, de percevoir ce qu’ils disent de cette vieille Europe qu’ils pensaient accueillante et qu’ils découvrent cadenassée, peureuse, repliée sur elle-même et dirigée, gangrenée par des forces nationalistes qui pourraient devenir tout aussi redoutables que celles qu’ils ont laissé derrière eux. Le Cœur de l’Europe, que Nicolas Bouvier (cité en exergue) situait dans les Balkans est devenu dur et froid, pour ne pas dire glacial, refoulant ceux qui tentent d’y entrer.

« Je vois soudain, agglutinés à la vitre d’un autre train, une foule de visages hagards, des multitudes de bras qui surgissent dans la nuit, des enfants agrippés au sein de leur mère, j’entends des cris, des râles, des soupirs. (…) Ces gens parqués dans des compartiments comme des bêtes, je sais bien d’où ils viennent, je sais qui les refoule, je sais quel enchaînement de faits entraîne cette panique – ces gens qui ont fui Daesh veulent gagner la zone Schengen au plus vite, avant que la Hongrie de Viktor Orban ne leur claque la porte au nez. »

D’un texte à l’autre, du journal de bord au poème puissant, Emmanuel Ruben se montre incisif et précis. Il s’arrête, regarde, note, argumente, s’ouvre aux autres. La réalité qu’il découvre a peu à voir avec l’Europe dont il rêve mais certaines rencontres le confortent dans son désir d’exister plus librement et autrement sur ce continent qui, à force de se fermer comme une huître, risque bien d’imploser. Il décrit les blessures de la terre et des villes (notamment celles dues à l’histoire récente) et plus encore celles des hommes qui se cramponnent à des bouts de terre fractionnés par de multiples poste-frontières.

« Dans le petit atlas en miettes étalé sur ta couchette
tu parcours du doigt l’Europe de l’Atlantique au Bosphore
l’Europe est si petite, si étroite, si étriquée, que tu te dis parfois qu’il faudrait l’étirer – on croirait une vieille chemise qui a rétréci au lavage ; à défaut de pouvoir s’élargir vraiment, elle n’a cessé d’étouffer le reste du monde
et d’emprisonner les peuples dans la camisole des empires ou des nations. »

Emmanuel Ruben : Le Cœur de l’Europe, éditions La Contre Allée et Terminus Schengen, éditions Le Réalgar.

dimanche 16 septembre 2018

Une mite sous la semelle du Titien

Il sait que beaucoup d’auteurs « ont fait ça », et parmi eux les plus grands, Montaigne bien sûr mais également « les Des Forêts et les Tu Fu ». Il les lit, apprécie leur compagnie et s’est mis, lui aussi, à « noter le pas notable », ces riens qui semblent inutiles et qui, s’accumulant, permettent de découvrir les paysages intimes et les différentes étapes d’un parcours de vie sensible et intense.

« Cela ne mène à rien, c’est juste des menus moments de résistance, élémentaire & légitime plaisir d’exister. »

Ces moments deviennent chez Lambert Schlechter des fragments littéraires qu’il cisèle depuis 2006. Il les réunit dans Le murmure du monde, vaste projet dont voici le septième volume. Il possède, comme les précédents, sa propre architecture, en l’occurrence 108 textes construits selon une contrainte bien précise : 

« Tout ce que tu as à écrire, tu l’écriras en vingt-neuf lignes, mille signes, les thèmes ne sont pas choisis, les thèmes tombent, s’imposent. »

La plupart sont récurrents, que l’on repérait déjà auparavant. Ainsi les références aux écrivains, philosophes et poètes (anciens ou contemporains) qu’il lit avec assiduité. Ainsi les bouffées érotiques qui s’emparent de lui dès qu’il se remémore ou imagine une séquence de volupté partagée. Ainsi la mélancolie qui le désarçonne fréquemment. Ou le moment de grâce passager – infime et salvateur – qui lui redonne de l’énergie. Sa mémoire est constamment à l’écoute. Il n’a pas besoin de la solliciter. Elle reste en éveil et surgit sans crier gare, vient s’immiscer dans le présent ordinaire, réactive un fait précis, une date, une photo, une lecture, un voyage. Il arrive qu’elle se heurte à des épisodes plus douloureux. Ou qu’elle ravive certains ravages intérieurs. Il les note posément, cherche le difficile point d’équilibre entre sagesse et souffrance et finit par s’en remettre aux mots, les frottant, dès qu’il en a la possibilité, à sa sensualité en alerte.

Lambert Schlechter observe, questionne, réfléchit, lit beaucoup, se laisse surprendre par la lumière, note ce qu’il voit et ce qu’il ressent. Il varie les thèmes et les développe en suivant simplement le cours de sa vie et de ses pensées, procurant par là même au livre qui se construit sous nos yeux une incomparable densité.

Au fil de ce volume, il évoque à plusieurs reprises un événement qui l’a profondément marqué. Le 18 avril 2015, sa maison-bibliothèque de Eschweiller, au Luxembourg, a brûlé. Des milliers de livres, ainsi que ses carnets et ses manuscrits, sont partis en fumée. « Je ne pourrais jamais me remettre de ça », dit-il en songeant aux livres perdus, revoyant les titres, le nom des auteurs, les étiquettes, les planches sur lesquelles ils se trouvaient en même temps que le feu qui embrasait tout ce qu’il effleurait.

« Dans mes quotidiens cauchemars, je déambule à travers ma bibliothèque et examine un à un les livres qui n’existent plus. »

Lambert Schlechter : Une mite sous la semelle du Titien, éditions Tinbad.

mercredi 5 septembre 2018

Rougeville

Quand il décida, vers 1976, de quitter Rougeville, où il avait passé son enfance et son adolescence, Patrick Varetz entendait ne plus jamais y remettre les pieds. Les circonstances ont fait qu’il n’a pas pu tenir sa promesse. La dernière fois qu’il s’y est rendu, c’était en 2010, lors du décès de sa mère. Aujourd’hui, il y retourne à nouveau mais sans se déplacer physiquement. C’est une promenade virtuelle qu’il s’offre, et ce grâce à Google Street View. Il sillonne ainsi la ville à son aise, posté derrière l’écran, faisant retour sur ces lieux et sur lui-même.

La vie qu’il a mené durant les années qui ont suivi son départ n’a pas été à la hauteur de ses espérances. Ce fut, bien au contraire, une période où il ne s’est jamais senti en règle avec lui-même. Il en a nourri un sentiment d’imposture. Il se remémore, sans se ménager, son parcours en dents de scie tout en arpentant les rues d’une cité qui s’est inexorablement dépeuplée et appauvrit après la fermeture de la mine. Les commerces de proximité ont disparu au profit des grandes surfaces. Des écoles ont été rasées, des maisons détruites, des cafés fermés. Le centre s’est vidé en même temps que les modestes comptes en banque. La peur s’est installée dans les têtes, tout comme le repli sur soi. Le rouge (des communistes qui étaient élus à la mairie depuis des lustres) a dangereusement bruni.

« Les crises se succèdent, leurs effets s’additionnent, et la contamination gagne. Comment pourrait-il sérieusement en être autrement ? Dois-je vous rappeler les scores réalisés par l’extrême droite lors des trois dernières élections ? Autrefois, on vous envoyait au fond de la mine – parfois dès votre plus jeune âge – et le maigre salaire que vous en rapportiez, tous les quinze jours, servait à alimenter l’économie locale. Mais qu’en est-il à présent, quand il y a de moins en moins de travail et aucune perspective ? »

Celle qui s’exprime ainsi, c’est la seconde voix du livre, celle de la ville. Elle retrace, entre faits avérés et légendes, un passé qui tranche avec sa décrépitude actuelle. Pendant ce temps, le narrateur poursuit sa déambulation. Il retrouve ici l’église où eurent lieu les obsèques de sa mère et où se trouverait la crypte de la famille de Rougeville, là le cimetière où sont enterrés ses grands-parents, ailleurs la rue où habite toujours ce père qu’il ne voit plus. Chaque zoom le renvoie à une histoire (la sienne) qui a débuté ici et qui y est indéfectiblement liée.

« Passé la quarantaine, je m’étais finalement mis à écrire de la littérature avec les mots d’un autre. Chaque phrase que j’alignais à la suite des précédentes, avec le sentiment d’avancer au jugé, venait résonner étrangement à mon oreille (comme une langue inconnue). »

Au fil de sa promenade, ponctuée de fréquents retours en arrière, Patrick Varetz aborde également la matière même de ses romans - publiés chez P.O.L. - (« je prenais un malin plaisir à retourner fouiller parmi les ténèbres de mes origines »), revient sur son inclination à se sentir étranger à lui-même en dévoilant tout (« la faiblesse de caractère de mes parents, leur propension au renoncement et à la défaite, la violence et la folie qui marquaient leur destin ») et rappelle ce qu’il s’interdisait alors (« c’était de situer l’action à Rougeville, tant j’étais convaincu que l’évocation de ma ville natale ferait figure de lieu commun »).

Il se rattrape on ne peut mieux puisque Rougeville, territoire intime qui, géographiquement, n’existe guère – mais qui ressemble sans doute beaucoup à Marles-les-Mines, son vrai lieu de naissance – a bel et bien, désormais, une existence littéraire.

Patrick Varetz : Rougeville, éditions La Contre Allée

mercredi 29 août 2018

& Leçons & Coutures II

C’est son Grand Livre de Dettes. Jean-Pascal Dubost l’alimente régulièrement, comme il le ferait d’un feu qu’il faut entretenir pour garder les braises vives et la chaleur ardente. Un premier volume avait déjà vu le jour en 2012. Voici le second, dédié, comme le précédent, à quelques uns de ceux, poètes et écrivains, qui ont compté, et comptent toujours, pour lui. Menant « vie hermitaine à Saint Barthélémy », en Brocéliande, il les lit assidûment et peut aisément sortir de leurs textes et les faire entrer dans les siens.

Ils sont 99. Ne tiennent pas en place. S’échappent souvent de sa bibliothèque. Viennent d’horizons différents. On y croise Andrea Zanzotto, Gregory Corso, Denise Levertov, Charles Olson mais aussi Jean Sénac, André du Bouchet, Valère Novarina ou Jean Tortel. Ils ont vécu dans des époques lointaines (Pernette du Guillet, Christine de Pizan, Guillaume de Machaut), ou plus proches, au dix-neuvième ou au vingtième siècle (Hugo, Artaud, Gracq, Perros, Tzara) et certains, gardant bon pied, bon œil, (Roger Lahu, Lambert Schlechter, Ariane Dreyfus, Dominique Poncet et bien d’autres) sont toujours de ce monde.

Chacun / chacune est évoqué dans un texte bref : un neuvain en prose se terminant par un tiret. Ces poèmes sont amples et ramassés. Nerveux et pleins de trouvailles, ils sont riches d’une substance particulière, d’une matière extrêmement travaillée où apparaissent, çà et là, quelques détails précis et traits essentiels touchant aux écrits de l’auteur choisi.

Pour ce faire, cet insatiable lecteur butine, triture, frotte, manipule, emboîte, enchâsse les mots. Il sollicite également son corps, y puise une belle énergie qui s’ajoute à celle qui provient de ce souffle continu, presque haletant, qu’il maîtrise à la perfection et qui permet à sa phrase de se maintenir constamment sur la crête des vagues Il adapte son lexique en fonction du poète nommé, va volontiers s’approvisionner en vieux français, y bouture des pépites venues d’autres langues, y « lance des trolls farceurs », se montre facétieux, donne joyeusement de ses nouvelles, invente, joue avec les sons et les sens, stimulé par la contrainte qu’il s’impose et subjugué par la fougue du rythme qui, chez lui, ne faiblit jamais.

Jean-Pascal Dubost : & Leçons & Coutures, éditions Isabelle Sauvage.

mardi 21 août 2018

Territoires approximatifs

Il y a longtemps que Jean-Christophe Belleveaux parcourt le monde, tout particulièrement l’Asie et l’Afrique. Sa solitude et sa mélancolie l’accompagnent. Il s’arrête là où bon lui semble. Ne cherche pas l’anecdote, le personnage atypique, le paysage étincelant. Ce n’est pas cela qui l’attire. Il se pose. Redouble d’attention. Se frotte aux murs lézardés, traverse les places, se glisse dans la poussière des rues, écoute le brouhaha d’un marché, d’un café, d’un port et en extrait des vignettes où apparaissent fugitivement quelques uns des lieux où il s’est arrêté.

« Er Riadh

dans le dépouillement de la poussière, l’évidence de la route et de son terme éclabousse : friperie à même le sol, lentilles séchées, sacs ventrus d’épices et de graines, pois cassés, moutons, vent de sable, murs blancs

l’innocence et la faute indissolubles : une seule huile pour la lampe »

Il circule « dans l’espace étroit du monde ». Se déplace avec légèreté, presque incognito, arpente les rues d’Ambarita ou de Tunis ou encore de Zaafrane ou de Chiang Khan et note ce qui, instantanément, aiguise ses sens.

« Teluk Dalam

on se tient dans l’impermanence, l’avéré d’un cargo au port, l’odeur forte des poissons qui sèchent sur le sol, soi-même un morceau parmi les couleurs, c’est bien peu, c’est une vie qui s’emplit de ce qu’elle est, qu’on ne sait dire le plus souvent » 

Les territoires qu’il explore ne sont pas uniquement extérieurs. Le livre débute par un texte à flux tendu, une prose à plusieurs étages, intitulée « Fusée », où il se retrouve pris dans les méandres de son cadastre intérieur. Le cheminement s’avère dès lors plus douloureux. Il lui faut composer avec ses angoisses et ses peurs, les traverser et les réduire pour pouvoir tenir. Et c’est l’homme à vif, jamais plaintif mais furibond, en colère, qui s’interroge, essaie de comprendre, s’en remet aux mots pour exprimer ce qu’il vit et ce qui l’étouffe.

« écrire, nommer,
non pour donner plus de consistance au réel mais, dans ce décalage entre la chose nommée et l’écrit qui la désigne, pour donner du jeu, un espace où cesser d’étouffer » 

Si le mal-être enraye parfois son désir de partir, il est un autre élément qui fait – ou a fait – de lui, à un moment donné de son existence, un voyageur contraint à l’immobilité physique. C’est l’enfermement. Entre quatre murs ou en soi. Ce qui fait d’autant plus bouillir sa langue, et lui avec, qui se tend, s’échappe à sa façon et rue dans les brancards, tout au long de « prison(s) » , ultime texte du livre, prose percutante, entêtante et forcément inquiétante.

Jean-Christophe Belleveaux : Territoires approximatifs, éditions Faï fioc.

dimanche 12 août 2018

La Barque de l'aube

En retraçant pas à pas la vie et l’œuvre de Camille Corot (1796-1875), Françoise Ascal fait sortir de l’ombre un autre Camille, un de ses lointains ancêtres (le frère de sa grand-mère), mort au début de la Grande Guerre à l’âge de dix-neuf ans. Plus elle s’attache au peintre, évoquant ses voyages initiatiques en Italie avant de se pencher sur ses remarquables représentations des arbres, sur son attachement à l’image de la liseuse (visible dans nombre de ses tableaux), sur ses reprises incessantes de paysages (saisis d’abord sur des carnets puis repris en atelier), plus se dessine, en filigrane, la présence du jeune homme à la vie fauchée.

« Vous auriez pu arpenter les mêmes terres, longer les mêmes rivières, graver vos initiales sur les mêmes écorces de frêne. Vous cohabitez sous mon crâne sans égard pour le temps. »

Ces deux destins si différents s’entrelacent. Attirée par les rivières, par leurs eaux apparemment calmes, les ciels, les berges et les arbres qui s’y reflètent, Françoise Ascal retrouve chez Corot des paysages qui furent non seulement ceux de son enfance mais aussi ceux que fréquenta, durant sa courte existence, son ancêtre paysan.

« Rien ne justifie ces va-et-vient entre vos deux êtres, si ce n’est les mouvements de l’eau, les ruisseaux, les étangs, les barques qui traversent vos vies et la mienne, tissant un écheveau de sens caché, une écriture d’herbes et de nuages que je ne saurais déchiffrer mais qui ressemble à un appel. »
C’est cet appel – né de sa mémoire familiale et renforcé par l’attraction qu’exerce sur elle « les moments d’entre-deux » (tout particulièrement l’aurore et le crépuscule) peints par Corot – qui la guide. Pour y répondre, il lui faut s’appuyer sur le lent cheminement de celui qui consacra toute sa vie à son art, ne vendant sa première toile qu’après ses cinquante ans. Souvent « accusé de naïveté, de maladresse, de gaucherie, d’indécision », il fut toujours soutenu par Baudelaire qui trouvait que rien, chez lui, « n’est inutile, rien n’est à retrancher ». « M. Corot peint comme les grands maîtres », ajoutait-il. Elle s’adresse à lui, le tutoie, lui dit comment elle reçoit son œuvre, ce que cela lui apporte, ce que ses émotions et sa sensibilité y perçoivent, le réconfort qu’elle y trouve, la sagesse qu’elle y détecte et l’idée apaisante qui lui vient d’imaginer parfois l’autre Camille couché sous terre, à l’ombre d’un arbre et à proximité d’un cours d’eau, reposant dans un tableau du peintre. Où elle s’en irait bien, elle aussi, le moment venu, dormir.

« Bientôt je rejoindrais le pays de Camille, cela sentira l’herbe fraîchement coupée, la rivière fera entendre son roulis, les saules argentés bruisseront sur fond bleu, longuement je m’imprégnerai de ce paysage d’enfance encore épargné par les métamorphoses urbaines. Je serai une fois encore dans un Corot. Un Corot vivant. »

Françoise Ascal : La Barque de l’aube, préface de Charles Juliet, Arléa.

mercredi 1 août 2018

La Confession

L’homme qui se confesse ici pense, à juste titre, ne pas avoir eu une vie banale et tient en particulier à ce que certains événements, qui se sont produits au début des années 1980, et dans lesquels il se trouve directement impliqué, apparaissent clairement dans une autobiographie qu’il se sent incapable de rédiger. C’est pour cela qu’il a fait passer une annonce dans un journal. Il recherche l’écrivain qui aura pour mission de l’écouter, de noter et de mettre en forme, de façon confidentielle, ce qu’il est prêt à lui avouer. Le rédacteur choisi se nomme Léonard Balmain. C’est un auteur aguerri mais pauvre. Ce travail très particulier, et bien payé, tombe pour lui à point nommé.

« Nous convînmes de nous rencontrer, au début une fois par semaine, dans l’appartement de Tod à Édimbourg, dans le quartier de Comely Bank. Cela s’avéra un lieu assez confortable bien que relativement spartiate, et j’y cherchai en vain le moindre indice pouvant éclairer la personnalité de son occupant. À l’évidence, il vivait seul. »

Cette personnalité, il va la découvrir assez rapidement. L’être (qui dit s’appeler Torquil Tod), d’abord insaisissable, va bientôt devenir inquiétant. Ce qu’il dévoile de sa vie privée intrigue. Il explique comment il s’est peu à peu retrouvé sous l’emprise de la femme qui partageait sa vie. Dès lors, une certaine perversité se fait jour. Elle est accentuée par les rites en cours dans les communautés que fréquentait le couple. Mi-religieux, mi-païens, ils évoluaient, dopés au cannabis et sujets aux courts-circuits intérieurs – dus aux fréquentes illuminations de la femme qui le maintenait sous son joug – entre pouvoirs occultes, pratiques sectaires et sorcellerie. Les révélations se font de plus en plus scabreuses. L’écrivain écoute et rédige. Plus le livre avance, plus il se rend compte que le témoignage dont il est l’unique dépositaire fait de lui un homme en grand danger.

« J’ai vécu avec ce livre pendant une période d’environ un an, c’est ce qui compte ; et maintenant je fais plus que soupçonner qu’il me coûtera la vie. »

Écrire la vie d’un autre, qui ne se confesse pas pour demander l’absolution, peut s’avérer lourd de conséquences. Il lui faut prendre des dispositions. Se préparer au pire et confier le manuscrit à un tiers, au cas où il lui arriverait malheur.

« Pour l’instant, j’ai l’intention de ne plus sortir le soir. Je pense que ma porte d’entrée est bien sécurisée maintenant. Je ne suis pas complètement satisfait, cependant, quant à l’arrière de mon appartement. »

Ce seront pratiquement les derniers mots de Léonard Balmain. La suite, ce sera son exécuteur littéraire qui la dévoilera, clôturant une histoire presque incroyable, menée avec délice et précision par un John Herdman au sommet de son art. Attiré par le thème de la dualité, il l’exprime, avec une ironie mordante, tout au long de ce roman savamment construit en mettant en présence plusieurs duos (à commencer par celui formé par les deux personnages principaux, l’écrivain et son étrange "employeur") qui affichent des objectifs bien différents. On se bat à coups de mensonges, de méprise et de tromperie. Et au final, fait rare, le narrateur, qui semblait en mesure de pouvoir se maintenir légèrement au-dessus des débats, y laissera tout simplement sa peau.

John Herdman : La Confession, traduit de l’anglais (Écosse) par Maïca Sanconie, Quidam éditeur.

samedi 21 juillet 2018

Des étoiles et des chiens

« Comme tous les promeneurs, farfouilleurs patentés, j’ai mes sentiers secrets. » Ce sont ceux-ci que Thomas Vinau nous dévoile dans ce nouvel ensemble, poursuivant ainsi l’enivrante balade qu’il avait inaugurée, il y a deux ans, avec ses 76 clochards célestes (ou presque).

Celles et ceux qui sont évoqués ici, sur deux, trois pages, et qui l’aident à aller de l’avant, lui apportant ces bonheurs de lecture et d’écoute qui illuminent tant de journées maussades, ressemblent aux précédents. Ils (et elles) sont de la même confrérie, celle des rêveurs éveillés, des cueilleurs d’étoiles, des capteurs de blues, des chercheurs d’ombres et des sniffeurs de rosée. Toutes et tous rasent les murs et beaucoup carburent aux vitamines terrestres en faisant en sorte de ne pas résister aux tentations pour s’offrir, de temps en temps, un voyage en état de presque apesanteur, cheminant alors sur des voies de traverse afin d’explorer de nouveaux territoires. Ce sont des poètes, des écrivains, des chanteurs, des dessinateurs, des peintres et des musiciens qui tracent – ou ont tracé – leur route à l’écart. Certains se retrouvent un jour, sans le vouloir, tel Jim Harrison, le borgne le plus clairvoyant du Montana, et peut-être même de l’Amérique toute entière, sous le feu des projecteurs mais la plupart ne supportent pas ces brusques embardées de notoriété.

« C’est parmi les éliminés et les échappés de la vie moderne qu’il faut recruter les artistes ». Ainsi parlait Gaston Chaissac, l’un des inconsolés visités, qui côtoie, à ce titre, des êtres qui en savent aussi long que lui sur Le laisser aller des éliminés. Thomas Vinau brosse son portrait avec humour et empathie, visant juste, restituant le bonhomme en deux temps, trois mouvements.

« Il cousait des poupées de poubelles, bâtissait des totems de toto comme les calvaires au bord des croisements absurdes. Il était le général d’une armée déboîtée de boiseries suspectes. Il peignait avec des pierres et de la mousse, des épluchures, de la tendresse et quelques gros mots de marmots. Il était paysan, jardinier de lettres, braconnier d’insouciance ou d’insolence suivant la saison. Prêt à faire du pâté du petit monde formaté des lardons de l’intelligentsia et du pouvoir »

Chaque portrait, très dynamique, est conçu à partir de quelques éléments biographiques et d’un retour discret sur l’œuvre de l’artiste en question. Le tissage est subtil. On se promène de Cuba (Ibrahim Ferrer) au Nigeria (Amos Tutuola) en passant par la Tchéquie (Jana Cerna), la Hongrie (Attila Joszef) ou le Mexique (Frida Kahlo). Au loin résonne la voix râpeuse et gorgée de Guinness de Shane MacGowan, le chanteur des Pogues, qui n’hésitait pas, dit-on, à décapsuler des bocks avec ses dents, du temps où il en possédait encore.

« Ce que je sais, c’est que j’aime Shane MacGowan et les Pogues depuis mes quatorze ans. Et j’en ai presque quarante. Et le gars n’a plus de dents, les cloisons nasales trouées et le foie confit au gin. On ne comprend plus vraiment ce qu’il raconte. J’ai vu sa tête à la télé récemment, et il ressemblait à une mère maquerelle russe. »

Bien d’autres portraits jaillissent qui forment un anti-panthéon de saltimbanques qui s’égaient dans les broussailles, avec au-dessus le ciel ouvert et des chants d’oiseaux qui piaffent à tue-tête. Vifs et bien ajustés, ils ouvrent de nombreuses pistes. Il suffit de les suivre pour découvrir le destin (brisé ou non) de ces enragés tonitruants ou de ces grands discrets que Thomas Vinau a réuni. Tous portent en eux une indéfectible flamme, capable d’éclairer certains moments sombres qui, sans eux, le seraient sans doute plus encore.

Thomas Vinau : Des étoiles & des chiens, 76 inconsolés, Le Castor Astral.

mercredi 11 juillet 2018

Tu ouvres les yeux, tu vois le titre

En sept chapitres très animés, avec succession de personnages qui ne font parfois que de courtes apparitions – disparaissant durant quelques pages avant de revenir se frotter aux autres –, en sept tableaux menés tambour battant, Arno Calleja suit la trajectoire d’êtres qui sont en quête de sensations fortes.

« L’homme ramène la femme chez elle. Dans le garage ils boivent une bouteille à bulles. La femme veut le peindre nu. L’homme dit oui : et c’est les séances, la nuit. Au matin, l’homme rentre dormir chez lui. Ça dure comme ça six nuits. »

Ce sont des hommes, des femmes, exerçant tel ou tel métier (enseignants, peintres, infirmiers, infirmières), fous ou pas fous, qui tout à coup en rencontrent d’autres et se lâchent. Tous laissent, inopinément, leurs instincts, leurs désirs (qui sont la plupart du temps sexuels) les guider et les détacher de leur vie ordinaire. Ils s’enflamment, créent, s’écorchent, se lacèrent corps et cerveau et parfois même meurent. Mais cela ne signifie pas pour autant la fin de l’histoire. À chaque fois, l’inconnu demeure, l’action se poursuit, du mort sort un personnage-gigogne qui prend le relais.

« Maintenant la femme effondrée est sur une table, à la morgue. À côté d’elle il y a son homme, le mort dans la forêt, sur sa table. La femme de ménage demande à les voir. On la descend à la morgue. Elle sort son téléphone. Elle les prend en photo. À côté il y a le médecin, il la regarde faire. »

Au chapitre un, c’est un couple. « L’homme a des idées noires, la femme des pensées sexuelles ». Au chapitre deux, c’est « une fille, très belle, dans une chambre d’hôtel », avec un homme en costard. Au chapitre trois, « c’est une famille : le père est professeur, la mère est morte. L’enfant est surdoué. » Au chapitre quatre, c’est un jour de pluie. Un couple sort du cinéma. Ils ont vu un film de Jean Eustache et rentre chez eux où ils se déshabillent. Ce qui se passe ensuite, dans l’un ou l’autre de ces chapitres qui s’épaulent, dans ceux-ci comme dans ceux qui suivent, dépasse le huis-clos de départ pour s’ouvrir en accueillant de nouveaux (et nombreux) protagonistes. Il arrive que quelques animaux sortent du bois et interviennent à leur façon. Un renard trottine et guide une femme perdue, un orang-outan fume cigarette sur cigarette, un sanglier se met à parler...

Chaque phrase, courte, incisive, décrit une action, et en enclenche une autre, et ainsi de suite, à rythme soutenu. La narration, haletante, ne connaît pas le moindre temps mort. Arno Calleja explore rêves, mémoires, obsessions, inconscient, instantanéité de la pensée, fantastique et imaginaire en entremêlant roman, fable, conte et mise en scène pour créer un ensemble qui ne se laisse pas étiqueter et qui déborde de vitalité.

Arno Calleja : Tu ouvres les yeux, tu vois le titre, Othello éditions.

dimanche 1 juillet 2018

Des proses qui manquent d'élévation

Qu’il pénètre, en plein rêve, dans la prairie où Gauguin « aurait pris la faux » dans le Finistère, ou qu’il réfléchisse, un peu plus tard, un autre jour, seul chez lui, « à la hiérarchie des anges chez Thomas d’Aquin », ou qu’il s’arrête pour observer, debout sur la place du bourg, les corneilles qui se disputent « la possession du clocher », Paol Keineg est souvent porté par une irrépressible envie de flâner à la fois en dedans et en dehors de lui-même. Elle s’empare de lui et il se retrouve alors, pour reprendre le titre de l’un de ses précédents livres, « Là et pas là », tout en étant toujours très présent au monde.

Ce qu’il tisse avec ses proses brèves tient du carnet de bord et de l’autoportrait dessiné par petites touches. Mis bout à bout, ces textes nés au fil du temps, à partir d’une observation, d’une pensée, d’une réflexion, disent en creux ce qu’il en est du monde alentour, tel qu’il va ou ne va pas, et comment il l'appréhende à sa façon, avec discrétion, humilité et ironie.

« Un champ, du côté du terrain de football. Des insectes fabuleux y vivent, réfugiés de la guerre faite aux insectes. Aucune maison en vue, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas eu meurtre. Pas d’habitant de la ville venu voir son pays en étranger. Un champ, qu’avec de l’argent on pourrait changer en jardin d’Éden. Je le préfère en friche, aux pelouses entre les genêts. Un ordre secret y règne, fondé sur la distribution de l’eau, l’intelligence des graines. »

Sa mémoire bouge. Elle le ramène parfois en Amérique, revivant une scène en un lieu particulier, et ce peut être, par exemple, à proximité de Nashville avec la voix de Roy Orbison en fond sonore, ou en Bretagne, quelques décennies en arrière, du temps de son enfance et de son adolescence, en compagnie de proches qui ne sont plus, en des endroits méconnaissables. Elle se nourrit également du présent, s’empare de faits graves ou anodins, les frotte, les assemble, aiguise la réflexion.

« Je prends le raccourci du cimetière, j’arrive en courant au ruisseau, je m’installe devant l’eau en passant les bras autour de mes genoux, et je réfléchis à Lénine, Staline et Trotsky, je réfléchis au piano préparé de John Cage, au piano pas du tout mécanique de Christian Wolff et Frederic Rzewski, j’en reviens encore et toujours à la merveilleuse incapacité de la poésie. Un merle s’essuie le bec dans les feuilles mortes. Je jette des brindilles dans l’eau rapide. Rentré à la maison, je vide mes poches, je prends le téléphone, et pendant des heures je bavarde avec les amis, nous parlons phénomènes climatiques, femmes des cavernes, querelles du jour, obscurités futures. »

Chaque prose est finement ciselée. Paol Keineg y insère des fragments de paysages et de vies ordinaires. Il loue la sagesse et la patience du chat, les yeux à facettes de la mouche, le savoir-faire de la pie, le « travail héroïque des lombrics et des insectes ». Il se déplace, cite avec plaisir le nom des lieux (rue de Siam, Elmgrove Avenue, Park ar Saozon, Koat an Noz, Le vieux cimetière de Lublin ou Le parking de Kroger, à Durham) d’où partent (et reviennent) certains de ses textes. Il sait qu’il faut se méfier de la réalité. Elle est plus compliquée qu’il n’y paraît et recèle quelques pièges dans lesquels, même armé de bon sens, l’on peut tomber. Espiègle, il s’en amuse parfois et confie ses doutes, ses incertitudes Il remet régulièrement la poésie à sa place tout en étant conscient qu’elle peut sortir à l’improviste des sous-bois pour venir le visiter en tenue de camouflage.

« Aux ronces de fer dont je me débarrasse à coups de botte, je ne vais pas opposer la poésie de la bicyclette, celle au guidon chromé au fond de la cour. Ce vélo-là, on ne l’enfourche pas botté, mais dans les situations d’urgence les bottes en caoutchouc pèsent de tout leur poids sur les pédales. Au moment où le soleil répand du sang, c’est bien pratique de s’éloigner à grands coups de pédale par les chemins de terre. »

Faire un bout de route, et déambuler ainsi en sa compagnie, sur une centaine de pages, s’avère extrêmement revigorant. L’embarquement est immédiat. Il serait dommage de le rater.

Paol Keineg : Des proses qui manquent d’élévation, dessin de couverture de Nicolas Fédorenko, éditions Obsidiane.

jeudi 21 juin 2018

Une immense sensation de calme

« Un matin, un homme arrive près du lac où je ramasse les nasses ». Cet homme, c’est Igor, personnage magnétique qui semble sorti du ventre de la montagne. « Sa main est grise comme un caillou, son esprit dur comme le calcaire ». Ses yeux, d’un bleu limpide, absorbe la pensée de celle qui le rencontre ce matin-là. C’est elle qui raconte. Elle revient sur sa vie, celle d’une jeune orpheline qui a récemment enterré sa grand-mère et qui a dû céder la cabane dans laquelle elles habitaient pour payer les frais d’obsèques, d’autant plus conséquents qu’elle a tenu à ce que la dernière personne de sa famille soit inhumée dignement, autrement dit allongée dans son lit.

« Il faisait froid et les bouches ont soufflé de la buée quand nous avons entamé le chant du dernier voyage. Puis les porteurs ont fait glissé le lit dans la fosse. Baba était au fond de sa nouvelle demeure. Elle était prête. »

C’est à la fin de l’hiver, passé dans la maison des frères Illiakov – qui l’ont recueillie alors qu’elle gisait inanimée dans une contrée froide et hostile – qu’elle tombe sur Igor. L’homme, peu bavard, vend du poisson séché aux vieilles femmes qui vivent isolées dans la montagne et vient, dès les beaux jours, payer ses fournisseurs.

Ce qui se noue entre elle et Igor est si fusionnel qu’elle ne peut que prendre la route avec lui. Tous deux vont s’enfoncer dans un paysage calme mais inquiétant. Là-bas, la nature impose sa loi. La guerre, qui a eu lieu il y a une cinquantaine d’années, a tué presque tous les hommes. Ne restent que des femmes âgées et quelques Invisibles qui sont peut-être déjà morts mais qui gardent néanmoins une apparence humaine. Ce sont ces êtres perdus, vivant à l’étroit dans leurs cabanes, porteurs d’histoires et de légendes, qu’Igor visite régulièrement.

« La vieille s’accroupit et commence à lécher le visage d’Igor à la manière d’une chienne qui décrasse son chiot. Elle donne de petits coups de langue. Lentement elle remonte vers le front, applique sa salive sur les tempes, les ailes du nez, entre les yeux. Je reste sans voix. Dans mon esprit tout se bouscule. »

La vie sur ces plateaux rocheux baignés par une lumière froide est rude. Les survivants sont durs au mal. Ils peuvent être amenés, pour sauver une vie, à scier une jambe à un proche ou à inciser un bras au couteau pour y glisser des sangsues chargées d’aspirer la plèvre et le sang infectés. Tout cela, la narratrice l’apprend lors de ces périples en compagnie d’Igor. Mais ce qu’elle découvre surtout, c’est le passé de cet homme secret. Ce seront les autres, celles qui savent conter, qui lui diront qui il est, d’où il vient et qui étaient ses parents.
« Se dessine une filiation infamante de parias enfantant des parias, engeance condamnée à la seule jouissance de la nature, exclue du monde des humains.
Au bout de cette chaîne, Igor. »

L’écriture de Laurine Roux, qui signe avec Une immense sensation de calme un premier roman plus que convaincant, est discrètement ciselée. Ses personnages, en adéquation constante avec la force tellurique des paysages qu’elle décrit, nous emportent dans un territoire qui semble hors du monde mais où la transmission, le partage et l’entraide existent bel et bien.

Laurine Roux : Une immense sensation de calme, Les éditions du Sonneur.

lundi 11 juin 2018

Nous vivons cachés

Après avoir évoqué dans Je rêve que je vis ?, son précédent (et premier) livre, les quatre mois qu’elle passa à Bergen-Belsen, Ceija Stojka revient dans ce nouvel ensemble sur cette période mais aussi sur les années d’avant-guerre et sur ce que fut sa vie après la libération du camp par les anglais en avril 1945.

« Nous les Roms, en 1939, on était encore libre de voyager avec un cheval et une roulotte en Autriche. Ma mère à l’époque avait trente-deux ans, mon père aussi. Nous étions six enfants, la sœur aînée, Mitzi avait tout juste quatorze ans, ensuite il y avait ma sœur Kathi de douze ans, mes deux frères, Hansi, onze, et Karli, huit, notre petit dernier, Ossi, en avait quatre, et moi-même, Ceija, six. »

Très vite, les Roms n’auront plus le droit de sa déplacer. Peu après, les enfants seront interdits d’école et les rafles commenceront. Le père sera le premier déporté. Il mourra à Dachau en 1943. Le reste de la famille se retrouvera à Auschwitz, où le petit Ossi succombera au typhus.

« J’ai vu l’endroit où l’infirmier l’emmenait, c’était une baraque plus petite que les autres, il l’a posé sur les autres morts. Je l’ai recouvert avec mon maillot de corps que j’avais enlevé. (Comment je pourrais oublier ça ?) »

Si les récits de Ceija Stojka sont poignants, ils restent toutefois empreints d’une grande humanité, dans un monde qui en manquait cruellement. Elle dit la dureté, les coups, la faim, les déplacements d’un camp à l’autre mais également les liens forts qui existaient entre ceux et celles qui tentaient de survivre dans cet enfer et la foi chrétienne qui leur permettait souvent de tenir bon.

Après la libération, le retour à Vienne ne sera pas facile. Il leur faudra, à elle et à sa famille, comme à tous les Roms, vivre à l’écart et changer fréquemment de lieu en n’étant jamais vraiment acceptés. Elle s’en souvient avec une impressionnante précision. C’est toute sa vie d’après qu’elle retrace dans ces pages. Elle le fait en racontant son itinéraire. Mère de trois enfants, elle survit en vendant des tapis sur les marchés et en parcourant l’Autriche. On suit son quotidien, son histoire au fil du siècle et son attachement au monde rom qu’elle décrit ouvert, bienveillant, féru de fêtes chaleureuses où se mêlent chants, musiques et danses. On la voit se démener pour le bien de ses enfants, notamment pour Jano, batteur au sein du groupe Gipsy Love (où son frère Harri est bassiste) qu’elle sait sous l’emprise des drogues et qui mourra d’une overdose.

« Il fallait que je continue ma vie. Je sais que je quitterais cette terre seulement quand j’aurai parcouru toute la longueur de la route éternelle, là où mon fils Jano m’attend dans sa taille normale. Je marche et je rampe, pas à pas sur cette route, jusqu’à ce que Jano me tende la main. »

Ce dont ne se doute pas Ceija Stojka – qui est également peintre – en témoignant ainsi, guidée par la documentariste Karin Berger (qui l’aura accompagnée – et souvent enregistrée – tout au long de son travail), c’est l’impact qu’aura son livre à parution, en 1988. Sa force, la fraîcheur de sa voix, le sens du détail, sa façon de dépasser l’anecdote pour aller à l’essentiel et la lucidité qui émane de ses textes y sont pour beaucoup. Elle deviendra rapidement l’ambassadrice de la communauté rom en Autriche et bien au-delà.

Le livre publié par les éditions Isabelle Sauvage est une somme importante – et unique en France – pour bien saisir le parcours et l’œuvre de Ceija Stojka (1933-2013). Préfacé par Karin Berger (qui signe également un très beau témoignage en fin d’ouvrage), il se compose de plusieurs récits, d’un cahier de 19 photographies, d’entretiens et d’une bio-bibliographie complète.

Ceija Stojka : Nous vivons cachés, récits d’une Romni à travers le siècle, traduit de l’allemand par Sabine Macher, éditions Isabelle Sauvage.

Une exposition, "Ceija Stojka, une artiste Rom dans le siècle", s'est récemment tenue à La Maison Rouge à Paris.

samedi 2 juin 2018

Les géants

Les géants ont beau avoir disparu depuis belle lurette, cela n’empêche pas le narrateur de les côtoyer jour et nuit. Il consulte les poèmes de chevalerie, repère aisément leur présence et se lance dans l’histoire mouvementée qui fut la leur en pensant très fort à une autre histoire, celle qu’il a vécue avec une jeune femme et qui est, elle aussi, terminée.

« C’est fini, comme ont fini à un moment donné les géants, les mammouths, comme finiront bientôt les gorilles du Kilimandjaro, les pandas, la baleine bleue et le tigre de Tasmanie. »

Il compulse les archives, prend des notes, se réserve de temps à autre une balade sur la colline de l’antenne-relais où il lui arrive de surprendre, sous forme de nuages, quelques figures de géants en apesanteur. Rien de ce qui touche à la vie et à la mort de ces colosses, dont la taille moyenne est d’environ huit mètres, ne le laisse indifférent. Il sait qu’ils se déplacent plutôt à pied. Trouver un cheval à leur taille est impossible. L’un d’eux, tentant un jour de chevaucher, en avait d’ailleurs cassé un en deux. Seuls l’éléphant ou la girafe peuvent supporter leur extraordinaire carrure. Les géants s’habillent de ferraille et pèsent souvent très lourds. Ils mangent abondamment. Il ne fait pas bon être buffle et croiser leur chemin. L’animal sera massacré et dévoré illico. De lui, il ne restera rien. Les sabots et la peau seront ingurgités tout comme les os. Les géants détestent le gâchis. Il arrive pourtant qu’ils se battent entre eux en pratiquant le lancer de rôti, la biche cuite au feu de bois leur servant inopinément d'arme. Il y a des géants philosophes, des géants neurasthéniques, des géants mafieux ou encore des géants adeptes du sport.

« Le sport préféré de certains géants est le jet de pierres sur les édifices religieux. Juchés sur les collines à proximité des églises et des abbayes, ils ne regardent pas si elles tombent sur l’abbé ou sur un moine plongé dans ses prières. »

Ses connaissances, le narrateur les doit à ses lectures. Il s’est plongé dans les poèmes épiques. Il a longuement suivi Pulci (1432-1484), l’auteur (admiré par Rabelais) de l’épopée burlesque de Morgant le géant, qui fut l’écuyer de Roland le preux jusqu’à sa mort à Ronceveaux en 778. Il a bien sûr également lu le Roland amoureux de Boiardo (1441-1494) et le Roland furieux de l’Arioste (1474-1533), s’est délecté des aventures des chevaliers d’Arthur réunis autour de La Table ronde et a dévoré bien d’autres ouvrages.

« J’ai lu Renaud de Montauban, ample, instructif et complet, dépeignant Renaud comme un révolté impénitent, et Charlemagne un roi colérique et malade du foie gouverné par ses épanchements de bile au lieu de chercher la paix et à accroître son empire. »

Bayard, le cheval de Renaud, galope dans quelques unes de ces pages. Il appartient aux personnages légendaires issus de la littérature médiévale qui ont, si l’on en croit celui qui s’exprime ici, réellement existé. Il pense à peu près la même chose des extraterrestres et n’a qu’un souhait : que tous ceux qui courtisent celle qu’il n’a jamais cessé d’aimer – et à qui il dédie son livre – soient rapidement enlevés de terre afin de devenir, là-haut, sujets d’étude pour scientifiques interplanétaires.

Avec Les Géants, Ermanno Cavazzoni (qui a déjà publié Les Idiots et Les Écrivains inutiles chez Attila) rend un bel hommage au roman de chevalerie et à ses initiateurs qui ont fondé la littérature européenne. Il le fait en mêlant érudition et sens appuyé du burlesque, en revisitant les légendes et en multipliant des galeries de portraits qui font tomber de leur piédestal nombre de héros.
« La traque impitoyable dont ont été victimes les géants peut expliquer leur extinction ; mais selon moi, ça vient surtout de leur système reproductif mal ajusté et de leur activité sexuelle inadéquate. »

Ermanno Cavazzoni : Les Géants, traduit de l’italien par Monique Bacelli, Le Nouvel Attila.

mercredi 23 mai 2018

Notes sur les noms de la nature

La nature a, on le sait, une imagination sans limites et l’homme, qui entend tout nommer, est rarement en reste. Il n’a pas inventé le bulbul des jardins (qui est un passereau), le noctilion pêcheur (une chauve-souris), le marasme des Oréades (un champignon), le couscous (pas le plat, le marsupial), le clitopile petite prune ou la bulgarie salissante (ce sont également des champignons) mais il leur a tout de même trouvé un nom en leur accordant, au passage, un beau surplus de poésie naturelle. C’est celle-ci que décrypte Philippe Annocque dans ce petit livre ludique et très documenté. Il y donne libre cours à son esprit curieux. Certaines contradictions ou anomalies détectées entre la dénomination de quelques unes de ces créatures et leur façon d’être et de perdurer ne manquent pas de l’étonner.

« De tous les insectes ailés
encore vivants de nos jours
le plus ancien est l’éphémère. »

Insectes, oiseaux, plantes et (surtout) champignons ne semblent avoir aucun secret pour lui. Il leur consacre quelques fragments, passe de l’un à l’autre, joue avec l’étrangeté de leur appelation, situe leurs lieux de vie. Il les laisse ensuite repartir dans le monde qui leur appartient et qui n’est souvent relié au nôtre que par la magie des noms.

« Le nom donne à voir
ce qui nous échappait.
Depuis que je sais le nom
de l’accenteur mouchet
il y en a plein mon jardin. »

Ces notes et fragments sont illustrées par Florence Lelièvre qui est allée voir sur place ou, plus sûrement, au Muséum d’Histoire naturelle à quoi ressemblent (cachés entre les oreilles de Judas et les prunes de Cythère) quelques unes des plantes et certains des animaux évoqués ici par Philippe Annocque.

Philippe Annocque : Notes sur les noms de la nature, éditions des Grands Champs.

mercredi 16 mai 2018

Pas de côté

Au fil de ces poèmes, qu’elle présente comme étant les pages d’un journal tenu pendant une période donnée, Fanny Chiarello dit la teneur, des prémices jusqu’à la séparation, de la relation qu’elle a vécue de juin 2016 à février 2017 avec celle qui n’est jamais nommée. Elle la vouvoie, la tutoie brièvement, sait la fragilité qui les rapproche.

« aujourd’hui tu es désaxée
je le sens dès l’ouverture des yeux
je mets des nectarines et du thé dans ta bouche
ça descend dans ta gorge et ça tombe dans ton ventre
je te nourris avec le mélange de patience et de brusquerie
que l’on observe aussi chez certains oiseaux
puis je noue le cordon de ton short lace tes baskets
et t’envoie courir dans les banlieues écrasées de silence »

Pour la rejoindre, elle traverse la France du nord au sud. Passe des briques rouges aux flamands roses. Observe les paysages qui défilent derrière la vitre du TGV avant de trouver place, plus tard, dans une chambre d’hôtel. Parfois, elles font toutes deux escales à Paris. À chaque fois, elle note ce qu’elle voit en s’éjectant du lieu à l’improviste. Elle capte – et décrit – certains détails précis tout en laissant vagabonder ses pensées.

« nous roulons dans la lumière dorée
entre les étangs et les zones commerciales
mes bras autour de votre taille très vite
mais je n’ai pas peur
mes jambes nues n’ont pas peur de perdre
leur foulée souple mes mains n’ont pas peur
de perdre l’usufruit de votre peau
je pourrais rouler ainsi avec vous
jusqu’à l’extinction de l’or dans l’air tiède du soir »

Fanny Chiarello se saisit de l’instant présent avec spontanéité et énergie. Elle s’empare du réel, le froisse dans ses poèmes et s’acquitte des tracas quotidiens sans jamais se laisser abattre. Son texte est alerte. Il se déplace avec elle. L’émotion y est toujours palpable. Elle passe par le toucher, par le regard et par tout ce que la mémoire a emmagasiné. De bons ou de moins bons moments. À l’image de ceux inclus dans cette relation amoureuse qui, à l’origine, aurait dû déboucher sur un livre à deux voix, intitulé Pas de deux.

« il a fallu six mois pour que nous passions du vous au tu
dans son lit sous le velux
on penserait
que ça ne saurait évoluer encore et pourtant
la voici en un point final
devenue elle »

Fanny Chiarello : Pas de côté, préface d’Isabelle Bonat-Luciani, Les Carnets du dessert de lune.

 De Fanny Chiarello, vient également de paraître : La vie effaçant toutes choses, recueil de nouvelles, éditions de l’Olivier

lundi 7 mai 2018

Territoire du Coyotte

Il n’y a apparemment pas de coyote en vue. Mais une ombre mouvante, portée par des légendes venues d’ailleurs, pourrait très bien s’insérer dans les imaginations et valider ainsi sa présence dans les parages. D’autant que le territoire s’y prête. Il est conforme à celui que l’on découvre régulièrement dans les poèmes de Pascal Commère. Il est vallonné, boisé, parsemé de pâtures, de petites routes, de champs de vigne, de cours de fermes. Il est surtout habité. Et modelé par le travail de ceux qui y vivent avec leurs bêtes, leurs troupeaux. L’hiver, leurs tracteurs impriment des traces de pneus sur les sols gorgés d’eau et de boue.

« La courbe des fumées là-bas, vignes
tirées à quatre épingles maintenant
qu’a cessé la pluie ses traits roides.
Traversé au matin le petit pays tourne
comme les ailes des éoliennes entre les arbres,
paysage toujours à reprendre et qui demeure
au bord du vide »

Ce pays, Pascal Commère l’arpente en écriture. Il le soupèse, le met en mots, adapte ses sonorités rugueuses, interroge les terres et les talus. Il le saisit au fil des saisons. Il en extrait les rituels et l’animalité, la glaise et la poussière, des bouts de mémoire et des faits liés à l’air du temps. Il s’attache au sort des bestiaux qui broutent dans l’enclos ou que l’on transporte de nuit dans des camions qui beuglent sur les routes départementales. Il les observe. Les entend cogner le sol. Surprend la placidité des taureaux, immobiles, en attente d’une odeur, d’un déclic avant de s’élancer, tous muscles tendus.

« dehors dans les pâtures où, flanc contre flanc, massés
inséparables, ils se rangent à l’auge, énormes
et comment dire, encolures touche à touche, le pelage
assombri quand la race le veut clair, bouddhas
que neige sale vent d’hiver maculent tels ils sont
en saison de luttes, couverts de suie, au point
de rappeler, petit matin à peine (quand l’ombre
sur le roc épaissit les contours), ces ancêtres
fougueux »

Il relie ce qui vient du fond des âges à ce présent qu’il décrit avec justesse, par bribes, ici, « un parking de camions près d’un restaurant routier en semaine l’hiver », là, « un brûlot de fin de chantier » avec cabanes, va-et-vient de voitures et « gamines de Bucarest débarquées de nuit en lisière des forêts d’État », ailleurs, tous ces « instants passés à traduire / en chiffres les flux et reflux d’entités mesurables – entrées / et sorties, telle que l’exige la loi marchande ». Cela le renvoie au temps (pas si lointain) de son activité comptable, quand il côtoyait de près quelques uns de ceux qui apparaissent furtivement dans son livre, dispersés dans ce vaste territoire au-dessus duquel volent de nombreux oiseaux, corbeaux ou bernaches mais aussi ces milliers d’étourneaux qui déplient leurs filets noirs loin des pâles des éoliennes pour tomber, en averse de grêle, dans les arbres à la tombée de la nuit.

Pascal Commère : Territoire du Coyote, éditions Tarabuste

samedi 28 avril 2018

Chaos

Il y a dix ans que La Folle, vingt-sept ans, vit enfermée dans un hôpital psychiatrique de La Ville quand débarque un jeune interne, futur obstétricien, fils de bonne famille, qui se montre, d’emblée, très attiré par la singularité de son histoire et par l’étrangeté des symptômes qu’elle développe. Avant de lui rendre visite, il s’est renseigné et a appris que La Folle sent et observe en permanence la présence d’une forme rouge et visqueuse placée à quelques centaines de mètres au-dessus d’elle. Il sait également qu’elle a une sœur jumelle, alcoolique et peintre, qu’elle n’a pas vue depuis des années, qui demeure dans l’Autre Ville et qui dit être, elle aussi, reliée à un zénith opaque et tourmenté perdu « dans le plafond du ciel ».

L’Interne, qui est passionné par la gémellité, se rapproche de plus en plus de cette femme plutôt belle qui semble devoir rester enfermée à vie. Il est persuadé qu’elle pourrait peut-être recouvrer un peu de santé si elle revoyait sa sœur. Mais pour cela, il lui faut l’extraire de l’asile. Et c’est ce qu’il va s’efforcer de faire, sans en parler à personne, prenant, un beau matin, la clé des champs en sa compagnie.

« La tête de l’Interne vrombit et les veines de ses tempes rythment ses pas comme son allure. Les feux rouges passent au vert dans les rues qu’ils traversent, les voitures passent, ils sont pressés, peureux : sans doute la recherchent-ils à l’hôpital ? Et puis, ils ont un train à prendre, pour un long voyage. »

C’est ce périple, ces nombreuses heures de train entre La Ville et l’Autre Ville, avec escale à La Ville-Frontière que l’on suit. Dans le compartiment La Folle et l’Interne rencontrent des personnages qui ne manquent pas de les étonner. L’inverse est également vrai. Tout ce petit monde se déplace en portant un subconscient constamment en alerte. Chacun exprime ce qu’il ressent de façon particulière, souvent à mi-voix, en un murmure vif et débridé. Ce sont ces ressentis multiples – et irrationnels – que Mathieu Brosseau imagine, développe et transcrit dans son texte. Ce voyage n’est pas seulement géographique mais aussi, et surtout, intérieur.

En chemin, le futur médecin et sa protégée s’interrogent et parlent peu, ou alors pour eux-mêmes, tandis que la sœur jumelle procède de même, au gré de ses déambulations en zigzag dans l’Autre Ville. Un univers mental et polyphonique se met ainsi en place et certains faits, longtemps refoulés, qui touchent au passé de La Folle, remontent peu à peu à la surface.

« On a poussé Mère la nôtre sous une voiture en marche rapide, dans la rue, verte et bleue comme une voiture de petit garçon, c’était pour rire, juste pour la déglinguer un peu, ça me fait sourire, pas vraiment pour la tuer, mais elle n’a pas survécu Mère la nôtre, même avec l’hôpital, même après les soins, c’était mieux, après Mémé nous a gardées, au moins on ne se sentait pas le devoir du respect. »

Si Chaos, roman extrêmement bien construit, se situe aux confins de la folie, Mathieu Brosseau, qui en entrouvre les portes, fait en sorte de ne jamais se laisser emporter par les dérives verbales que celle-ci pourrait engendrer. Ce qui frappe, et enchante ici, c’est la maîtrise d’une écriture qui bouge pourtant sans cesse. Elle joue avec les sonorités et les dissonances. Elle s’approche parfois de la transe, s’attache au monde secret, aux non-dits et à la psyché des uns et des autres. Elle s’échappe au gré d’un rêve, d’une vision, d’une incursion dans la pensée tumultueuse des différents protagonistes et change de tonalité à l’improviste tout en restant, jusque dans sa capacité à suggérer, toujours discrètement tenue.

Mathieu Brosseau : Chaos, Quidam éditeur.

samedi 21 avril 2018

Revers

On entre dans le livre avec les oiseaux. Il y en a peut-être mille. Ils n’ont pas de noms. Ce sont simplement des oiseaux. Ils incitent à regarder en l’air. À oublier un instant l’abyssal puits intérieur. À ne pas ouvrir en grand la boîte aux questions. Certains sont vrais. D’autres font semblant de l’être. Ce sont d’étranges objets volants. On les distingue à peine. On dirait des brindilles qui voltigent. Des corps promis au dépiautage, consonnes et voyelles comprises. Pour y trouver des bouts d’os. Du cartilage fin. Des ailes avec rabats. Des prunelles colorées. Des boules de plumes avec bec et gésier minuscules.

« Tous nos os ont les mêmes noms. Oiseaux à têtes tièdes et ainsi sont-ils nus et alignés. Sur le devant de l’eau nous les voyons et avons obtenu du temps que le sang suinte. Un sort est scellé encore ? Un peu de glaire va de leur pus à ces plaies visibles là ? On dirait. »

La plupart d’entre eux sont happés par le vide. Ou bien zigouillés par une main invisible. En tout cas, le ciel les aspire. Bientôt, il n’en reste qu’un. Il est suivi à la trace par un qui se nomme « il », ou « je » ou « on ». Celui-là (qui semble souvent se dédoubler) porte en lui des tas de questions insolubles. Il les pose. Les dissémine au fil du texte. Et le fera plus encore quand l’ultime oiseau disparaîtra.

« On cache qu’on est ici. C’est privé. Ce sera de la poésie à l’étroit. À l’usage de l’œil et de la main. De ceci la fin qu’on a vue. »

Comme toujours, aujourd’hui avec Revers et l’an passé avec Avers (les deux livres se répondent et les trois séquences qui composent l’un et l’autre possèdent les mêmes titres) la mécanique Quélen, unique en son genre, tourne à plein régime. Elle vibre d’une belle intensité. Son tempo saccadé (fait de phrases courtes, d’incises brèves) offre un rythme imparable – et ô combien prenant – à l’ensemble. Chaque bloc de prose a sa propre densité. Il est taillé dans le vif. S’insère dans des dizaines d’autres blocs qui, s’emboîtant, forment le corps vivant du livre.

« Un individu est souple. Bon. Le traitement sera du langage. Son langage est une offre semblable ou non et on le retire de là en l’excluant d’un accès au corps. À l’action ou à une. Pourrir la vie est l’idée. Oisive, légère. Et pourquoi pas traduire ici ou à un mètre ! Ce travers pend et se réduit à une voix sans rien. Truc sans voix. Serrure avec la clé de travers. Matière vouée à s’être traduite elle-même çà et là. Mort oisive qui est la vie. Bien. Voilà une élégie. Un os à ronger. L’accès de poésie de l’étui qui retire son contenu. Ou l’âne qui offre en bon langage son oreille. Du bon traitement. Strict. Souple. Un deux en un ! »

L’écriture est de bout en bout nerveuse et tendue. Celui qui laisse sa pensée questionner son monde intérieur scrute les objets, les choses, les à-côtés, les gestes, les riens du quotidien. Sa poésie y trouve refuge et matière. Elle est méticuleuse, physique, nourrie de signaux lumineux, sinuant entre le jeu et l’incertitude, passant constamment d’un état à un autre, de l’inquiétude au burlesque ou de l’angoisse à la clairvoyance.

Dominique Quélen : Revers, Éditions Flammarion

jeudi 12 avril 2018

à propos de "Débarqué"

Les liens qui existaient entre mon père et moi étaient extrêmement forts mais la plupart du temps non dits. C'était un être silencieux. Peu après sa mort, ma mémoire s'est mise à restituer par fragments différentes époques de sa vie, comme si elle tentait, à mon insu, de combler le vide consécutif à son départ. Son absence me déstabilisait tout en m'incitant à lui inventer une autre présence. C'est ainsi que, peu à peu, le besoin de revenir sur son parcours s'est imposé à moi. Lui redonner vie en écrivant ce que fut la sienne m'a semblé être la meilleure façon de lui rendre hommage. Il me fallait dire qui il était. Et combien son itinéraire fut semé d'embûches.

Son rêve, quand il était jeune, était de devenir marin pour suivre les traces de son père, notre grand-père, qui était capitaine au long cours. La maladie, en l'occurrence une encéphalite aiguë mal soignée, dont les séquelles allaient l'accompagner durant toute son existence, est hélas venue, alors qu'il avait dix-sept ans, anéantir ses projets. Son statut de débarqué a débuté là. Ne pouvant naviguer, il est devenu électricien. Et il s'est mis à voyager autrement. En actionnant son esprit rêveur et son imaginaire en verve, en replongeant dans les souvenirs de son père, en s'entretenant avec les marins qui rentraient en permission, en s'octroyant quelques autres dérives et en lisant beaucoup, surtout les romanciers américains (Caldwell, Steinbeck) qui évoquaient la grande dépression des années trente, celles de son enfance. C'était un lecteur insatiable. Qui partait au quart de tour. Et qui avait à cœur de transmettre sa passion.

On ne peut, même si la solitude n'est jamais loin, vivre seul. Son histoire est constamment reliée à celles des autres. Elle est ancrée dans un lieu précis, un hameau proche de la mer, en Bretagne, sur la côte Nord, où il a passé l'essentiel de son temps. Parler de lui ne pouvait se concevoir sans que n'interviennent ceux qui faisaient partie de cette communauté de gens (de terre ou de mer) – souvent en bout de course – qu'il côtoyait quotidiennement.

Mon désir en écrivant ce texte était également de rappeler qu'aucune vie n'est simple, banale ou ordinaire. Le Métier de vivre, pour reprendre le titre du Journal de l'écrivain Cesare Pavese, existe bel et bien. Pour tout un chacun. Et mon père n'y a évidemment pas échappé. Il lui arrivait souvent de vaciller. On partageait ses tourments et ses peurs. Il s'employait à vaincre ses tentations, à tenir debout, à faire en sorte que tous les siens restent d'aplomb en sa compagnie, en trouvant assez de sagesse et de force en lui pour ne pas être emporté par ses rêves brisés d'homme débarqué, par sa santé défaillante et par la mort, forcément injuste, de deux de ses enfants. Il a connu les trois quarts du siècle passé et le tout début de celui-ci. Son histoire bouge dans ma mémoire intime. Qui est elle-même reliée à la mémoire collective. Et c'est inévitablement là que je suis allé puiser.

Vient de paraître : Débarqué, Éditions La Contre Allée. (en librairie ce 12 avril)
Voir aussi  : Débarqué