jeudi 3 mars 2011

Le murmure du monde

Grand lecteur, Lambert Schlechter l’est à coup sûr, et tout particulièrement des journaux, essais, pensées ou carnets tenus au long cours par Montaigne, Pascal, Kafka, Pavèse, Borges et tant d’autres...
« Ce sont autant de sentiers mais sans balises, des réseaux vibratiles, traboules et chemins de traverse. »
C’est vers eux qu’il se tourne pour saisir leurs murmures, fragments et citations. Ce qu’ils disent, peu importe le lieu ou l’époque où cela fut écrit, touche inévitablement à ses propres interrogations. Y répondre - ou tout au moins en faire écho - lui est nécessaire. Par le texte mais aussi par le corps. En étant vivant et résolument ancré dans le présent. En voyageant, en écoutant, en lisant, en notant, en flânant. En assumant un bel appétit de vivre en gourmet heureux de l’être et de le devenir toujours un peu plus. Ceci sans s’empêcher de toucher de près certaines plaies ouvertes en lui.

Dans Le murmure du monde, la matière autobiographique - qui s’affirme en filigrane - ne verse jamais du côté des larmes. Les pépites imprévues (la découverte en Allemagne de l’écrivain W.G. Sebald au moment même de sa mort accidentelle ou la lecture, face à la mer, dans un restaurant de La Panne, de La vie secrète de Quignard) comme celles glanées ici et là - chez les poètes chinois, dans les microgrammes de Robert Walser ou dans le Richelet, le Furetière, le Littré, tous ces dictionnaires qui l’accompagnent - procurent assez de lumière à Lambert Schlechter pour qu’il choisisse de se caler sur le versant chaleureux de l’existence. Sa quête de sagesse et d’exigence passe par là. Son livre, véritable puzzle littéraire, érotique et érudit, en constitue l’une des étapes obligées.

« La pièce où j’écris, du désordre et beaucoup de livres - et quelques portraits épinglés sur la paroi blanche, Montaigne, Pessoa et Thomas Bernhard - et quelques dessins, le pêcheur somnolent de Ma Yuan (1190-1230), une femme couchée jambes ouvertes, par Rodin, Raphaël affalé devant son modèle, braguette dégrafée, bandant fort, par Picasso, une fleur de Giotto, détail d’une fresque d’Assise. »

Le discret (attentif et étonné) Lambert Schlechter, né à Luxembourg en 1941, vit au Grand-Duché, au bord de la Sûre. C’est de là qu’il nous envoie, à intervalles irréguliers, ses récits, ses chroniques, ses nouvelles, ses poèmes. Ce grand explorateur de L’Angle mort (éditions Phi, 1988) nous avait surpris il y a trois ans en publiant, coup sur coup, Partances (éditions L’Escampette) et Smoky (Le Temps qu’il fait). Il récidive  avec Le murmure du monde (Le Castor Astral) qui, pour peu qu’on le suive, l’écoute et le lise avec la lenteur requise, entrouvre de nombreuses portes, donnant toutes sur d’autres livres, d’autres musiques, d’autres émotions, d’autres langues...

« On n’échappe pas au murmure du monde, il est partout, tu pars, tu cours ailleurs pour trouver le silence, quel silence, quel silence, et quelle province, quel continent, le murmure du monde est déjà là avant que tu viennes et il était là d’où tu partais. »

Quatre ans après la publication de ce livre, un second volume de fragments, tout aussi vif, épris de curiosité et brûlant du désir de vivre, écrit en Italie, au Luxembourg, en France, en Belgique ou en Allemagne, par delà les drames et les disparitions,  intitulé La Trame des jours, et sous-titré Le murmure du monde 2, vient de paraître aux Éditions des Vanneaux.


Lambert Schlechter : Le murmure du monde, Le Castor Astral, La trame des jours, éditions des Vanneaux.

mardi 22 février 2011

Montevideo, Henri Calet et moi

Le 23 août 1930, aux environs de midi, Henri Calet décida de jeter sa première vie aux orties. Ce jour-là, veille de son départ en vacances, celui qui s’appelait encore Raymond Barthelmess vida le coffre de la société pour laquelle il travaillait (au service comptabilité), s’empara au passage de 250 000 F. et fit, on s’en doute, illico ses valises.

Quelques semaines plus tard, il se retrouve, muni d’un passeport de citoyen nicaraguayen, en voyage d’affaires au volant d’une Chrysler haut de gamme dans les rues encombrées de Montevideo.

C’est cet épisode peu connu de la vie de Calet - devenu ensuite l’écrivain que l’on sait, épris « des petits matins gris, des vies indécises et râpées, des mauvais comptes de l’âme » - que Christophe Fourvel a sondé il y a quelques années.

« Je suis allé en Uruguay tenter d’apercevoir l’ombre improbable de l’écrivain. Voir si possible ce que ses yeux avaient vu et chercher les traces éventuelles laissées par ceux qui servirent de modèles pour son roman Un grand voyage. »

Sur place, plus de soixante-dix ans après, seule Perlita est encore de ce monde. Elle habite près de la plage de Positos, là même où elle fut un jour prise en photo en compagnie de son père, d’une amie et d’Henri Calet. De lui, elle garde un souvenir vague et mitigé. Son aide s’avère néanmoins précieuse. Elle fut en effet très proche de Luis Eduardo Pombo et celui-ci, qui était à la fois critique d’art et modèle, de plus fervent francophile, compta beaucoup dans la vie de l’homme en cavale en Uruguay. Christophe Fourvel ne s’y trompe pas. Il la rencontre. L’écoute. Sa voix devient de plus en plus faible. Pour lui, elle défait la liasse des lettres que Pombo lui a naguère adressées. Elle dit leur colère à tous deux en découvrant comment Calet avait décrit Montevideo et les gens qui l’avaient protégé, feignant d’oublier qu’Un grand voyage, même largement autobiographique, est avant tout un roman.

« Perlita se souvient d’avoir eu le livre entre les mains et de l’avoir jeté après avoir lu les scènes où l’homme qui ressemblait à son père frétillait entre les jambes de Léone et de Mado, les deux prostituées françaises de la calle Brecha. »

Circulant de l’Avenida 18 de Julio à la gare centrale ou de la Plazza Libertad à la calle San José, faisant halte au café El Cuididadano ou repartant en direction des plages (Pocitos, Malvin, Carrasco), Fourvel dont on connait, depuis Le Journal de la première année (La Dragonne, 2001) et Des hommes (La Fosse aux ours, 2003), la précision du regard et l’attrait pour les déambulations, donne un texte enrichi de notes rapides et télescopées, entrecoupé de fragments poétiques et urbains. Son livre flirte tour à tour avec le récit et le documentaire (cette écriture vive, en plans serrés et en extérieur, y est pour beaucoup), sans jamais dévier vers la stricte biographie. Le parcours de Calet (1904-1956) dans cette ville - où vécurent également Lautréamont, Supervielle et Laforgue - recèle trop de secrets pour ne s'en tenir qu'à ce seul versant. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a dépensé sa fortune en quelques mois, y a goûté à la cocaïne et trouvé là-bas un ami intime (Pombo) à qui il écrira jusqu’à sa mort. Le dernier mot de la dernière lettre (il lui reste alors  trente-trois jours à vivre) évoque d’ailleurs Perlita :

« Nous en avons fini avec les plus intéressants chapitres. C’est autre chose qui commence : une histoire précaire, incertaine, un peu triste. On n’apprend pas à devenir vieux (...). Je pense souvent à nos adieux furtifs, un certain soir d’hiver, près d’une palissade, à l’insu de Perlita. »

Les lettres à Luis Eduardo Pombo, 1931 - 1956, ont été réunies par Jean-Pierre Baril. En attendant de pouvoir les découvrir dans leur intégralité, il est bon, parallèlement à ce livre-ci, de reprendre Un grand voyage (éditions Le Dilettante) et de retrouver Calet dans le très documenté n° que la revue Europe lui avait consacré en 2002.

Christophe Fourvel : Montevideo, Henri Calet et moi, éditions La Dragonne.

mardi 15 février 2011

CruciFiction

Après la parution de Aucune fiction, (Wigwam,1992) Alain Le Saux s'était fait très discret. Le  silence de ce poète qui aime tant l'ombre, l'écart et la patience, a néanmoins fini  par se rompre, et c'est heureux, avec la sortie, au cours de l'été 2008, de CruciFiction, premier titre des éditions Les Hauts-Fonds. L'ensemble court sur plusieurs années (de 1989 à 2002). Il est construit par séquences,  en suivant différents lieux de résidence, entre Brest et Paris avec détours plus brefs mais tout aussi décisifs  en des ailleurs non précisés mais suggérés.

« Des os on fait
des flûtes musicales -

On y est pour quelqu'un
quand le rêve pétrit
à distance ses moraines

On sonne sa langue On défraye le vent
On dort près des urnes chaudes
proches des joues du borderline. »

Alain Le Saux emprunte des itinéraires chauds et sinueux. Des chemins de traverse pour aller de la mer à la ville mais également de soi à soi en passant par les autres, leurs paysages intimes, leurs façons si particulières de les donner (souvent sans s'en rendre compte) à celui (lui) qui sait les prendre, les filtrer et les recycler en leur transmettant la dose d'énergie qui leur manquait.

« Sur ce cliché ils sourient

La lune crisse ses dentelles Eux rêvent
un sang tellurique

Avant de s'évanouir dans la gelée des parcs. »

Livre vif, aux aguets, en bel équilibre sur un fil tendu au-dessus de la ville et de ses rues animées où vaquent flâneurs, agités et curieux portant, tous, cet invisible fardeau qui leur fait baisser la tête.

Alain Le Saux : CruciFiction, éditions Les Hauts-Fonds, 22 rue Kérivin – 29200 Brest.

mercredi 9 février 2011

Fatrassier

« "Fatrassier" est un mot disparu ; il désignait celui qui aime le fatras (l’hétéroclite) ; on peut l’entendre ici comme une invention sémantique de recueil. »

On peut même aller plus loin et admettre que celui qui s’active aux manettes du dit recueil, celui qui en assemble les différentes pièces, en l’occurrence Jean-Pascal Dubost, peut lui aussi se prévaloir du titre de fatrassier.
On le retrouve en plein chantier, aux prises avec les animaux (d’abord les corbeaux, les sangliers) qui s’invitent fréquemment dans ses textes, y poussant leurs cris ou leurs grognements, laissant planer leurs ombres à ras de terre. Un peu plus tard, on le retrouve à table, prêt pour des "mangeries" grandioses et raffinées, assis sur un banc entre le fantôme rieur d’un Rabelais aux anges et celui d’un Marcel Rouff occupé à servir continûment le gourmet Dodin-Bouffant sur un plateau.

« N’est pas gourmand nécessairement celui qui est fourni d’un pourpoint conséquent et d’un nez court et d’un visage rond et de lèvres charnues, qui sachant se nourrir avec délectation des plats succulents et boire les boissons les plus délicieuses (entendons-nous bien : celles distribuées par Bacchus), qui excellant dans la préparation d’une bonne chère, qui ayant religion dans la science gastronomique ; car je considère qu’il peut se classer dans cette catégorie d’hommes, n’en déplaise, tel, cacographe, d’éthique constitution, simple cuiseur d’aliments, fouille-au-pot, qui, bien qu’il puisse se nourrir d’une soupe déshydratée knorr (de préférence au cresson ou aux cèpes et bolets) trempée de pain et arrosée d’un vin guinguet et adoucie de crème fraîche, peut se réjouir à l’extrême d’une accumulation de fricatives... »

Dubost, avec son écriture rugueuse, son utilisation si précise de la virgule, sa syntaxe ramassée, ses textes qui forment bloc et tiennent souvent d’un seul tenant, ouvre sa table à tous ceux qui veulent bien le suivre et saliver avec lui sur la façon de bien cuire, accommoder, servir les viandes de ces animaux que, par ailleurs, il vénère et salue avec joie. Des yeux aux mains puis des mains aux lèvres et du gosier au ventre, il les honore, hache, mélange, rôtit, farcit, goûte, fricasse et procède de même avec les mots, les verbes et le riche lexique qui accompagne chacune de ses suggestions.

« C’est à la caroncule, au camail, à la patte, au bréchet, à l’ergot, sanguine, gonflé, brillante, flexible, long, qu’il faut choisir parmi les membres avifaunes de la cour et, au détail près, à sa taille, pour l’exercice ardu de les farcir en abyme comme je le propose. »

L’ironie n’est jamais loin. La dérision non plus. L’une et l’autre avancent de concert, sur la pointe des pieds, dans les sections intitulées Le Belluaire satirique (voir, entre autres, l’auto-portrait de l’auteur en crocodile) et Morric, Morruc, heureuses rêveries lexicales (Ah, céphalophore, Tréhorenteuc, cucurbite et prosimetrum !) qui redisent combien Jean-Pascal Dubost apprécie, vénère et associe avec une même fougue, un même bonheur, les mets et les mots.

Jean-Pascal Dubost : Fatrassier, éditions Tarabuste (Rue du Fort - 36170 Saint-Benoît-du-Sault).



mercredi 2 février 2011

Marée basse

Suivre Marc Le Gros dans sa tétralogie des oiseaux de halage (le corbeau, l’aigrette, le cormoran et, tout récemment, le héron gris aux éditions Double Cloche) ou dans son Éloge de la palourde (L'escampette), voire De la moule, disponible chez ses amis Caplan & Co (café-librairie où il fait bon s’arrêter si l’on circule sur la départementale qui mène en zigzag de Locquirec à Morlaix) c’est se retrouver, à chaque escapade, invité à explorer des contrées secrètes. Il est recommandé, avant de lui emboîter le pas, avant d’arpenter flaques, sable, trous d’eau, pierres et rochers à marée basse, d’avoir quelques velléités de guetteur, de fouineur, de marcheur en réserve.

« Le bassier n’est pas un aventurier. Il est maniaque, prudent, casanier. C’est un être un peu "frileux et sédentaire" comme les chats de Baudelaire. En tout cas, il ne s’écarte jamais volontiers de ses territoires, de ses "coins". Et cela vaut aussi bien pour l’ormeau ou la crevette de roche que pour le lançon. »

C’est ce dernier, celui que les anglais baptisent "sand eel", que Marc Le Gros nous propose de découvrir dans le court traité (une trentaine de pages) qui ouvre son livre.

« On le rencontre de la mer du Nord à Gibraltar et particulièrement sur les côtes atlantiques et en Manche où il foisonne. Son dos glauque tire tantôt sur le vert, un beau vert fondu aux tendresses d’opaline et de verre dépoli, tantôt sur ce jaune que diffusent les fines parois d’albâtre des fenêtres d’églises. »

Ce poisson de pleine mer qui se rapproche par bancs entiers du littoral et du sable des estuaires dès la fin de l’été se pêche dans certains endroits (et en particulier dans le Trégor) à l’aide d’un broc. Le lançon se jette à l’intérieur et ne peut plus en sortir. Il lui arrive plus rarement, comme ici, de se retrouver pris au piège d’un livre en partie conçu en son honneur. Le Gros l’admire, le respecte, l’étudie, le suit dans ses périples sauvages, lui donne du "petit Dieu des sables", lui reconnait des similitudes (dans l’esquive) avec le malin Kaïros des grecs et finit tout de même par le capturer pour, comme il se doit, le déguster à sa façon.

« Le lançon à la Bretonne doit être mangé frit mais une friture modérément poussée si on veut préserver à la fois cet arôme si finement iodé qui est le sien et la tenue très respectable de sa chair. »

Marée basse, où se mêlent érudition et incitation au voyage, se poursuit avec des notes sur le palémon, cette crevette vive, parfois nommée "bouquet", traquée - et leurrée - de belle manière par l’auteur qui rappelle à l’occasion comment Faulkner (dans Sanctuaire) et Michaux (dans Plume) surent glisser ce crustacé (notamment son odeur) dans leurs textes.

Ce que propose Marc Le Gros, adepte des marées à fort coefficient, a évidemment peu à voir avec quelque précis technique. Son livre est celui d’un flâneur, d’un curieux, d’un homme à l’appétit bien aiguisé. Derrière sa traque perpétuelle (tournant autant autour de la pêche à pied que de l’écriture) se cache une idée de l’insaisissable qui le fait se déplacer de grève en grève avec, fortement ancrés en lui, des territoires mentaux qui ont besoin, pour fonctionner à plein, de se colleter avec le grand dehors.

Marc Le Gros : Marée basse, éditions L'escampette.