jeudi 12 juin 2014

Animales

L’étonnement qui semble animer en permanence Pierre Drogi est déroutant et stimulant. Il le renouvelle de page en page avec subtilité, offrant à la poésie ce qu’on est parfois en droit d’en attendre : du souffle, des fulgurances, des impulsions qui piègent la conscience et des émotions qui traversent le corps fébrile du promeneur aux aguets. Il se frotte au monde extérieur. Touche des yeux la martre et le renard. Se sent démuni face à l’oiseau. Un peu décontenancé par le regard de la hulotte mais heureux de pouvoir néanmoins l’imiter en privé. C’est un adepte du contre-pied. Un virtuose du coq à l’âne assumé.


« joué à l’homme
- à la cervelle de bois -
toute une année
tout un an
loin du but. »

Tout ce qui respire, bouge, s’anime (un arbre, un animal, une rivière ou un être, une conscience, une parole, etc) noue une relation avec son double, son contraire ou son semblable mais ceci ne s’érige pas pour autant en vérité immuable. L’imaginaire apprécie la surprise et aime la provoquer. L’imprévu guette au carrefour. Il peut ainsi arriver qu’un distrait en virée dans un chemin de terre enfile des digitales en guise de gants, ou qu’un soir d’orage un chien fidèle rapporte une boule de feu à son maître, ou que des « oisifs en partance dans un ciel déserté » surprennent et rejoignent dans les vallons « des rouleaux de lièvres » en liesse. Il peut tout aussi bien advenir qu’un mot en appelant un autre puis un autre voit rappliquer sur la page celui qu’il n’attendait pas. Cet heureux contretemps va, incidemment, faire bifurquer le poème en le propulsant dans un monde onirique où fleurs, lumière, sauterelles et bottes du pêcheur égaré (par exemple) scelleront l’instant en apportant chacun sa part de rêve et de réalité. Le matériau reste très friable. Drogi le manipule en conséquence.

« les mots ne sont que les petits captifs d’autre chose (sourcement) qui coule cache et délivre une moisson d’étranges bulles ? »

Les suites et séquences qui composent Animales s’entrelacent et réservent de multiples surprises. Il y a là un souffle, un ton, une légèreté qui tiennent tout à la fois de l’aérien et du terre-à-terre. Ce que Pierre Drogi détecte niche souvent dans l’infiniment petit ou dans l’infiniment grand. Ce sont goutte de rosée ou forêt, libellule ou gros gibier. Il considère, à juste titre, que tout ceci (et mille autres signes précis, visibles ou pas) participe au foisonnement des vies en cours, simultanément, dans des lieux proches, et que les uns, les unes, les autres ne cessent de se frôler, de se toucher, voire de s’interpénétrer sans s’en douter. Il cherche (et trouve et rassemble) des traces de connivence. Il en saisit les contours flous, devine leur fantaisie et les cale dans son livre à ciel ouvert.

« le roi est un corps / il est nu. sur la prairie rase rouge / de belettes / avec bouleaux et saules / encagés. »

 Pierre Drogi : Animales suivi de Suite azyme & Porte-lune, Le clou dans le fer.


mardi 3 juin 2014

Passerelle

Chaque page de ce carnet de mer débute par de brèves informations qui ont à voir avec la météo marine en cours, le lieu où se trouve le bateau et la façon dont il se comporte face aux intempéries.
« Temps couvert et à grains-mer forts, roulis modéré. Vent fraîchissant de S. à S.S.E. Tangage accentué. L’état de mer nous contraint à renoncer à l’accostage. Pris route de sécurité. ».
Ces notes, prises sur le vif, ouvrent le texte. Ce sont des avant-goûts, des mises en situation. L’auteur s’y adosse pour dire ensuite ce qu’il vit, ressent, imagine à bord. L’isolement sur la passerelle reste propice à la réflexion. Il ne se laisse cependant pas submerger par l’immensité qui l’entoure. On le sent, au contraire, guidé par une sorte de ressac intérieur stimulé par la force des éléments auxquels il se frotte.

« La mer ne nous égare pas, nous ne sommes jamais perdus par ses mensonges, qu’elle nous affronte ou bien nous frôle, nous esquive, nous piège, nous enlace et nous déchire, elle nous révèle chaque fois davantage, non pas un secret, mais la présence d’un secret. »

Il s’interroge, cherche à saisir une sensation, un silence, un moment à ne pas oublier. Il sait pourtant que noircir ce carnet qu’il garde à portée de la main ne suffira pas. Il lui faut adapter sa langue, la travailler, la modifier, lui offrir des mots, un lexique, une palette et un timbre adéquats. La dureté des vagues venant cogner les pontons d’un port et le glissement de l’eau roulant sur la pierre ne s’énoncent pas de la même manière. « L’écriture est liée au corps » et celui-ci cherche en permanence à être disponible pour sentir toutes les vibrations qui émanent de l’extérieur.

« Écrire est un travail physique. Perpétuelle recherche. Comment dire aujourd’hui ? La faille au monde n’a aucune langue. »

Attentif aux turbulences de l’océan et en proie à une mélancolie qui parfois le visite à l’improviste, Erwann Rougé s’invente également, tout au long de ses trajets maritimes, des haltes en un lieu sûr, territoire intime qu’il nomme Loc Meven et qui devient refuge mental. Dès que ses pensées le lui demandent, il s’y projette, s’adressant à celle qui l’attend à terre et qui vit, à son image, entourée de livres.

« J’ai le désir panique de revenir à la beauté de l’autre ou de faire n’importe quoi pour éviter le gouffre, les trouilles. » 

Il y a dans ce livre une densité d’être (avec blessures, heurts et tremblements) qui réussit à dépasser une réalité fascinante (une vie au large, mouvementée, frappée d’écume) pour découvrir des rivages plus secrets, au cœur d’une intériorité et d’une profondeur qu’Erwann Rougé parvient à rendre avec subtilité.

 Erwann Rougé : Passerelle, carnet de mer, L’Amourier.

lundi 26 mai 2014

Souvenir de Jean-Claude Pirotte

 
Il arrive qu'un voyageur égaré, l'un de ceux que l'on n'attendait plus, un qui file aussi vite que son ombre, un qui franchit villes et frontières sans compter, il arrive que l'un de ceux-là, que l'on a jadis croisé ou accompagné en bordée légère, soudain rapplique et nous étonne par sa présence vive et spontanée. On le pensait en exil définitif, occupé à boucler son périple à De Panne ou au Nicaragua et voilà qu'il joue au fantôme en réapparaissant sans avoir pris la moindre ride. Il crève l'opacité des brumes. Il sort d'on ne sait où, souvent d'un havre paisible, baigné par des reflets de lumières provenant du scintillement vif, coloré, nuancé, d'une multitude de verres et de bouteilles alignées ou suspendues derrière un zinc aguicheur. 

C'est ainsi que vint un soir Jean-Claude Pirotte, en visite rapide et impromptue, heureux de sortir prendre l'air en étant sûr de retrouver le bar ouvert au rez-de-chaussée de l'hôtel Garden où il descendait, savourant, par avance, ce qu'il pourrait y déguster en cours de nuit si, par hasard, l'insomnie le gagnait. Il débarqua et s'éclipsa avant l'aube, laissant sa haute silhouette, celle d'un homme à l'imperméable chiffonné, s'appuyant sur une canne et marchant à grand pas, se fondre dans des pluies serrées qui le tiraient vers le Nord. 

C'est ainsi, également, que revint un autre soir, virevoltant en tous sens sous mes paupières, oiseau agité heurtant après vingt ans d'absence les parois d'une tête bien encombrée, Shane MacGowan. Lui, il cognait à coups répétés des pintes de bière noire, lourde, tourbée, contre celles des autres musiciens du groupe Les Pogues, accoudés au bar Le Désossé (rebaptisé depuis L'artiste assoiffé), avant de s'en aller humer le vent d'ouest qui s'engouffrait avec force dans l'entonnoir du haut de la rue Saint Louis où je le vis s'évanouir à son tour.. 

Tous deux, comme tant de leurs semblables, viennent, à tour de rôle, rappeler que l'oubli est une petite pièce mentale et peut-être même psychique que la mémoire mène à la baguette et active ou désactive quand bon lui semble. C'est elle qui les convoque. Elle qui leur demande de se rendre illico rue de Saint Malo devant La Trinquette, Le Phoenicien, La Bernique hurlante, La mouette rieuse, Le King créole, La Nouvelle Orléans ou Le Bistrot de la plage. C'est elle qui poinçonne plannings et trajets. Elle qui les fait cavaler dans les quartiers avec passage obligé sous les vieilles portes et salut furtif aux derniers octrois.

Extraits de Terminus Rennes, éditions Apogée.

En souvenir de Jean-Claude Pirotte, qui  est décédé samedi 24 mai.

vendredi 23 mai 2014

La Vouivre encéphale

Elle préfère se tenir résolument à l’écart, loin de l’air du temps (ne cherchez pas son nom dans les anthologies) mais sa voix s’affirme, au fil des rares parutions, comme l’une des plus surprenantes qui soient, reconnaissable entre toutes grâce à ces inflexions quasi instinctives qui la font passer en un éclair du chant au cri, du vous au tu, du murmure à la colère, du sarcasme à la caresse ou de l’imprécation à la rugosité des jours ordinaires. Son poème est un joyau qui brille dans le noir. Sa façon de l’aiguiser, de le polir, de lui donner relief et phosphorescence est mystérieuse. Où va-t-elle chercher ces associations étranges nées, semble-t-il, de mots qui décident de mêler leurs sonorités en ne visant pas la métaphore mais en mettant leurs syllabes en commun pour que corps et cerveau répondent aux mêmes pulsions...

« je hais les prophètes en anathèmes
qui s’enivrent tant de griffes pris de berlue
je voudrais simuler, détaler, m’agripper
sans cosmos mais qu’y puis-je »

Sa mémoire transforme ce qu’elle a en réserve et distille, par bribes, des lambeaux de vie, d’espoir, de désirs qu’elle réactive en solitude et qui ont presque tous comme point commun un amour contrarié, empêché mais réinventé et vécu au centuple par celle qui sait ruer dans les brancards en ne lâchant rien, en montrant vivants et morts aux prises dans des poèmes qui se dirigent à la godille vers une même ligne d’horizon.

« Tu me balafres
et tout s’emporte
cadavres inconditionnels
Je jouerais bien aux os qui s’éparpillent
sur quelque plage que ce soit
avec eux, ma douleur
et de mes doigts ne reste que du verre »

Le lexique qui est le sien, et qui vient parfois d’un autre siècle, convoquant limbes, gargouilles, sépulcres, tréfonds, pal et mandragore, tend au plus juste l’angle et la pierre d’attaque du texte. Si celui-ci suinte, elle s’empare en un quart de tour du buvard, s’il est sec elle y ajoute de la salive ou tout autre liquide né du corps. C’est celui-ci, chahuté, debout face au vent, avançant au bord du vide, qui impose ses heurts, ses troubles, ses secousses aux poèmes. C’est lui aussi qui doit composer avec l’à-vif des nerfs qui, tour à tour, se vrillent ou retombent. La peur qui souvent s’invite dans les livres d’Alice Massénat laisse peu de place à la quiétude ou au rêve.

« Avoir sans cesse cette peur qui me ronge
que ce soit de moi ou de l’autre
jusqu’à vieillir »

Son salut réside en ces corps à corps intenses qu’elle improvise régulièrement avec l’écriture. Cela l’aide à dépasser, langue tendue, maîtrisée, syntaxe souple, capable de laisser sur le carreau plus d’un styliste, le réel et ses manques en créant des liens inamovibles avec ceux (morts, lointains ou trop silencieux) qu’elle aime. Elle le dit avec fougue. Provoque, pousse l’autre dans ses derniers retranchements. Et se dresse, ose, attend, se donne.

Venant après Le Catafalque aux miroirs (Apogée, 2005) et Ci-gît l’armoise (Simili Sky, 2008), La Vouivre encéphale vient confirmer, s’il en était besoin, que cette voix poétique que Pierre Peuchmaurd disait « tantôt d’oracle barbare, tantôt de petite fille soumise – mais soumise aux seuls dieux des pires fatalités, au désarroi des rues, aux après-midi noirs » – est bien l’une de celles dont il convient de prendre enfin toute la mesure. En l’écoutant et en la réécoutant. Pour découvrir l’élan, la fragilité, la gravité, les ombres incarnées, les subtilités et les évidences qu’elle recèle.


 Alice Massénat : La Vouivre encéphale, Les Hauts-Fonds.


jeudi 15 mai 2014

Donne-moi ton enfance

Le motif de l’enfance revient souvent dans la poésie de James Sacré. Et il n’est pas étonnant de le voir, aujourd’hui, lui consacrer un livre tout entier. Il le débute en demandant à l’un de ses amis marocains de lui dire ce que furent ses premières années, espérant que cela déclenchera en lui de précieux souvenirs. Mêler (« par le moyen de poèmes ») certains éléments de sa mémoire à celle d’un autre, rattaché lui aussi, par ses origines, au travail de la terre et à l’habitude de vivre au dehors, dans des paysages familiers, l’aide non seulement à extraire certaines séquences passées mais aussi à les réinventer.

« Par quel effet de mémoire qui fabule
Entre charpie de passé et des mots qui me viennent
Est-ce que des couleurs de mon enfance
(Et comme si j’y touchais) se trouveraient soudain là données
Parmi des gens que je ne connais pas »

Cette approche, cette façon de remonter à la surface (du présent) des fragments anciens, en revisitant un visage, en se remémorant une couleur ou une odeur, en pensant, seul dans un champs d’oliviers à Dar Belamri au Maroc, aux ormes désormais morts de Cougou en Vendée, est fréquente chez James Sacré. La fraîcheur de son regard et la capacité d’étonnement qui le caractérisent y sont pour beaucoup.

« En amont de l’enfance
Il y a d’où on vient, l’histoire et la nuit. »

L’évocation de ses parents, l’ancrage dans le monde paysan et le lien qui le relie à ses années fondatrices traversent ses poèmes sans jamais glisser vers la nostalgie. Il touche de simples parcelles de réalité et laisse ensuite son imagination, et son vocabulaire, et ses tournures de phrases, et cette scansion si particulière qui lui sert de tempo, travailler sur le motif. Cela ouvre, où qu’il se trouve, et sans même fermer les yeux, des images que l’on pourrait croire un peu jaunies et qui, tout à coup, s’animent dans le livre, faisant se côtoyer diverses époques en un même élan.

Le père apparaît avec un bout de papier à cigarette collée sur la joue à cause d’une coupure due au rasoir. L’œil grand ouvert d’un cheval qui dort debout dans l’ombre d’une écurie étonne celui qui le croise à nouveau, cinquante ans plus tard. Le cartable en peau de veau (élevé maison) travaillé par le bourrelier du coin revient lever un coin du voile derrière lequel se trouvent l’école, le préau, l’orange de Noël, les prés, la paille, les premiers émois du corps ... Le chien Bob se remet à gambader comme aux plus beaux jours. Et l’oncle Ernest n’est pas vraiment mort. En fait, c’est la vie qui passe, repasse.

« Le poème ne fait jamais
Que redire autrement (lignes, mouvement du phrasé)
Des paroles ressassées, et ce désir muet
Porté dans le vent du temps. »

L’enfance qui flâne dans presque tous ses livres, James Sacré l’aborde également dans Parler avec le poème, riche recueil d’entretiens récemment publié (éditions La Baconnière). Il dit sa présence, permanente, tout au long du parcours, pour celui qui sait la porter en lui. Rien ne peut la faire disparaître. Il la compare à « un ami qui s’en va et qui est toujours un ami ».

« Alors pourquoi l’enfance ? Je n’y cherche pourtant aucun secret qui serait une clef. Chaque fois que j’y porte mes mots c’est rien de plus simple ni de plus dense qu’un moment d’amitié aujourd’hui, qu’un travail à faire pour demain, qu’un désir de mon corps tout à l’heure, rien de plus que le plaisir ou l’ennui tous les jours. »


 James Sacré : Donne-moi ton enfance, Tarabuste éditeur.