vendredi 19 juin 2015

Va où

Publié une première fois par les éditions Le Temps qu’il fait en 2002, Va où sort aujourd’hui en poche. Belle opportunité pour s’attarder à nouveau sur une œuvre qui étonne (par sa fraîcheur, sa spontanéité, sa fantaisie) et qui a le don d’embarquer le lecteur au quart de tour. Valérie Rouzeau adopte comme toujours un rythme soutenu. Tout va très vite. Les émotions affleurent. L’auteure ne s’y laisse pas happer. Le fil sur lequel elle évolue est fin. Il demande une prise de risques permanente. Elle joue avec l’air, le vent, la vitesse, l’inconnu mais n’oublie pas le terre à terre et ses retours de bâton. Ses mots virevoltent, ne tombent jamais à plat, profitent de leurs sonorités et s’accordent pour bousculer les lieux communs en déviant légèrement de leur trajectoire initiale pour se retrouver là où on ne les attendait pas.

« Je pars le cœur tapant prendre le train en marche

Pile au signal sonore monterai mon bagage avec ma vie entière

Sur les rails je penserai à toute vitesse au bonheur étrange de sentir mon poids de chagrin lancé par des plaines jamais vues

J’apercevrai peut-être un vrai oiseau dont on me dira plus tard que c’était un hiatus »

La langue, inventive, aime s’appuyer sur les syllabes. Elle y trouve des relais, assemble des mots qui ont peu l’habitude de se toucher ainsi et crée instantanément des raccourcis qui apportent leur pierre au chant tout en influant gaiement sur le sens (voire le double sens) de la phrase. Elle imagine, elle évoque, elle pense à ses proches et aux autres, elle s’adresse à Desnos ou à Apollinaire, elle dit ce qu’elle doit, ce qu’elle espère, ce qui revivifie constamment son allant, son énergie, son besoin de vivre avec intensité.

« Je pense aux personnes à merveille dans ma vie mes frères loin mes potes en allés mes jamais rencontrés je pense au cœur de ma mère solitaire je pense sur la tête de mon père je pense à mes aïeux en rangs d’oignons dessous la terre je pense à ma grandmère sempiternelle qui avait le blues toujours dans sa vieille blouse »

Elle va où tous les autres inévitablement vont mais n’emprunte, pour s’y rendre, que des chemins détournés, un peu sinueux, qu’elle invente au fil du poème, y glissant tristesse, douceur, tendresse et beaucoup de sentiments contradictoires qu’elle associe à sa manière. Si elle s’arrête en chemin, ce n’est jamais pour très longtemps, et uniquement pour mieux repartir, sûre d’avoir pu saisir en un temps très bref ce qui foisonne en elle (et autour d’elle) au quotidien, désireuse, quoiqu’il arrive, de poursuivre sa quête en réactivant cet étonnement qui la porte et qui maintient, intact, le fil qui la lie à son enfance.

« Me revoilà en train de plus belle sur les rails
J’aurai roulé ma vie
Foncé dans ma charrette songé dans mon tonneau
Tracé mes cartes de tendre
Et mon esprit de ciel si j’en ai ira bien jusqu’au bout de sa peine jusqu’au bout de sa joie partante à vos marques prête »

 Valérie Rouzeau, Va où, collection la petite vermillon, La Table Ronde.

jeudi 11 juin 2015

Ma mort, reconnaîtra

La mort dure longtemps. Et quand elle débarque, emportant tout, il est déjà trop tard pour savoir de quel bois elle se chauffe, et vers quelle étoile elle s’en va, et qui sont les oiseaux qui l’accompagnent, et que sont devenus entre ses doigts ces 21 grammes qui manquent au corps au moment du pesage final.

« j’invoque un droit
d’asile

faute de savoir »

Il est préférable, afin de mieux la connaître, d’improviser au préalable un bout de chemin à ses côtés. Ceci est rendu d’autant plus facile qu’il lui arrive fréquemment de rôder dans les parages de toute vie, émettant çà et et là des signes concrets, délivrant quelques messages cousus de fil blanc, passant de l’ombre à la lumière en adressant un clin d’œil à celui à qui elle n’accorde d’abord que de courtes visites de courtoisie.

À lui de saisir le sens de ces approches, de s’en imprégner, de se préparer. C’est ce que fait patiemment Guy Benoit. Il sait qu’il faut « mourir à point ». Ni trop tôt, ni trop tard. Avec en tête l’idée que « les morts continuent de mourir ».

« l’incertain
ne s’arrête jamais

subtil

vaporeux

derrière le voile
des absents »

C’est là qu’il aime se tenir. Debout. À l’affût. Regardant la faucheuse vaquer avec méthode tout autour. Elle le frôle. Elle passe d’un versant à l’autre. Elle s’apprête à jeter un pont entre les deux rives. Il la voit, la sent, l’interroge. Il en parle avec calme. Avec des mots simples, légers et flexibles. Ne cachant pas la tension qui monte en lui et qui s’échappe parfois de son corps pour s’en aller jouer avec l’apesanteur, là-haut, entre les bruissements des fauvettes en balade et le crépitement des étoiles qui « brûlent les morts ».


Guy Benoit : Ma mort reconnaîtra (sans qu’on sache le versant), fusains de Marc Girard, Les Hauts-Fonds.

Né en 1941 à Laval, Guy Benoit a publié une quinzaine de livres en un peu plus de quatre décennies. Il est le créateur de la revue et des éditions Mai Hors saison où se retrouvent, entre autres, Francis Giauque, Théo Lesoualc’h et Paul Valet.

mercredi 3 juin 2015

Versailles Chantiers

Certains endroits nous ramènent inévitablement vers un passé qui nous est devenu familier. Pour Christiane Veschambre, Versailles Chantiers demeure l’un de ces lieux privilégiés. Ici s’est tissée, bien avant qu’elle ne vienne au monde, une part de sa propre histoire. C’est en effet sur les quais de la gare que se rencontrent pour la première fois, le 24 décembre 1938, Joséphine T., qui arrive de Landéhen, près de Lamballe, et Robert V., garçon de café dépêché sur place par ses patrons pour accueillir la nouvelle bonne. Moins d’un an plus tard,

« Le 25 novembre 1939, Robert V.
et Joséphine T., respectivement
garçon de café et bonne à tout faire
employés, et logés, à La Jeune
France, l’établissement le plus
proche de la gare de Versailles
Chantiers, se marient. »

Christiane Veschambre, invitée (par la maison de la poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines) à arpenter durant quelques semaines la gare et ses abords, débute son texte par cette rencontre (celle de ses parents, Robert et Joséphine, titre de l’un de ses précédents livres) avant de poser, avec retenue, tous les éléments d’un ensemble qui va bouger constamment entre récit et poème en associant scènes brèves, fragments de vies, évocations, rencontres, va-et-vient entre passé et présent et judicieux points de repères dans le temps et l’espace.

« Et à Versailles Chantiers où
sont les chantiers ?
Dessous. Sous les rails, sous
l’esplanade de la gare, sous
le bitume du parking, celui
de la rue des Chantiers, des États-Généraux,
sous le moulin à farines, et en deçà,
plus profond, en dessous de la terre recouverte par le bitume, sous
les couches déposées pendant trois
siècles, se trouvent les chantiers. »

Elle suit les réseaux souterrains de cette ville enfouie où furent taillés, à partir de 1661, les pierres pour l’édification du château. Elle rappelle les épidémies et le sort réservé par Colbert aux milliers d’ouvriers qui s’échinaient (et pour beaucoup mourraient) au travail. Elle plonge dans la mémoire familiale marquée par les guerres et les séparations et crée de remarquables traverses (« venues de ces choses (…) que sont le rêve, la mort, la coïncidence et l’oiseau ») qui permettent au lecteur d’éprouver intensément la tension de ce quotidien qu’elle lui offre, riche de nombreuses bribes d’histoires qui partent toutes en étoile de Versailles Chantiers pour mieux y revenir.

Le livre (l’objet – très élégant – constitue l’un des trois premiers titres de la collection Ligatures) donne, de plus, à voir une série de photographies de Juliette Agnel qui a, elle aussi, explorée les lieux à sa façon. Elle les saisit avec fragilité. En un léger et subtil tremblement qui parvient à donner du mouvement à chaque image.

Christiane Veschambre : Versailles Chantiers, photographies de Juliette Agnel, éditions Isabelle Sauvage.


mercredi 27 mai 2015

De peu

On a beau lire Antoine Emaz depuis des années, on n’en reste pas moins étonné à chaque nouvelle parution. Il y a bien sûr ce que l’on retrouve en permanence au fil de l’œuvre (la concision des poèmes, leur tension extrême, l’absence de ponctuation, la relation au corps fatigué, la présence reposante du jardin, la légèreté qu’il espère capter au dehors, par le biais du vent, dans la douceur de l’air) mais aussi ce que l’on découvre parfois avec retard. Ici ce sont, par exemple, ces portraits brefs, esquissés en peu de mots :

« seize ans visage vieux
vite
las »

ou encore :

« visage d’un ami ce soir
sa retraite repoussée
tache brune sous l’œil gauche
pas là avant »

De peu reprend des textes parus initialement sous formes de livres d’artistes, de recueils ou de plaquettes, entre 2001 et 2011. Il complète ainsi, sans jamais les recouper, les deux précédentes anthologies, Caisse claire (Points Seuil, 2007) et Sauf (Tarabuste, 2011).

On suit l’auteur au quotidien. Il le sait précaire. Usant. Abonné à la répétition. Le portant inévitablement jusqu’au soir en le vidant de ses forces, ne lui offrant que la nuit pour se refaire, avant de

« reprendre le corps
là où lourd on l’avait laissé
tomber

bien forcé »

Il ne lâche cependant rien. S’il pose, avec la rigueur qu’on lui connaît, ses peurs, ses fatigues, ses doutes sur la page, il prend aussi le temps de s’octroyer ces nécessaires moments de calme et de répit qui l’aident à tenir. Il ne se laisse pas envahir (et pas plus bousculer) par les vents contraires. Il dit simplement ce qui lui paraît évident. Et la fragilité de l’être l’est assurément. Tout comme sa capacité à ramasser en lui assez d’énergie pour y faire face.

« on prend un verre de vin
et on s’en va
aussi loin que possible
par des chemins de neurones
que ne connaissent ni le corps
ni la mémoire »

Ce volume (370 pages) est de temps à autre traversé par les disparitions, en particulier celle de la mère. Sans effusion, sans pathos. Avec des mots simples, presque légers, pour évoquer celle qui « se détache », de son corps et de ses proches.

« celle qui s’en va pèse
sa vie parmi les vies pas plus

pour celui qui regarde
elle embarque une part d’histoire »

La mémoire est, ici comme dans ses précédents ouvrages, une alliée précieuse pour Antoine Emaz. Il ne la sollicite pas vraiment. C’est elle qui s’invite à l’improviste. Déjouant l’oubli. Et réinventant des scènes ou des dialogues qui s’effritent avec le temps.

« bazar de souvenirs
ils montent comme des bulles
dans l’eau qui stagne »

« Manège de mémoire », dit-il quelque part, pris dans un long chassé-croisé, vivant entre fatigue et force retrouvée, avec en permanence, intacte, vibrante, cette scansion unique. Qui est celle d’une voix qui porte loin.

 Antoine Emaz : De peu, éditions Tarabuste, collection « reprises ».

lundi 18 mai 2015

Analyser la situation

Avant de mettre les voiles – et cap  sur le grand large –, Pierre Autin-Grenier a tenu, loin de tous, et parfois reclus dans une chambre d’hôpital, à analyser une fois encore la situation. Ce qu’il a détecté ne l’a pas franchement emballé. Il a néanmoins gardé, et fort heureusement, vissé en lui ce regard libre et décalé qui, jusqu’au bout, ne l’aura pas lâché. Il lui a permis de flâner à sa convenance, de saisir le réel en en rabotant les angles les plus tranchants, de se coltiner les dingueries du quotidien en ne se laissant pas plus happé par la sinistrose ambiante que par la surprenante joie de vivre affichée par ceux qui semblent traverser l’existence comme s’il s’agissait d’une vaste partie de plaisir.

« Souvent je me demande comment font les autres pour vivre ainsi dans l’assurance de la réussite et sans cesse arborer ce sourire satisfait qui leur sied si bien et me fait gentiment comprendre que nous ne sommes décidément pas du même monde. »

Les enthousiastes qui le demeurent à tous crins ont tendance à lui donner le bourdon. Il les évite au possible et préfère filer retrouver ceux qui l’aident à maintenir à niveau cette petite dose d’humanité qui a l’air de manquer singulièrement  depuis quelque temps. Il n’y a qu’accoudé au zinc d’un bistrot de quartier qu’on peut espérer voir s’inverser la courbe. Ou en virée sur la D578, entre Lamastre et Arlebosc, lancé à cent à l’heure au volant d’une Ford, philosophant en amateur en compagnie d’un auto-stoppeur muet. Ou encore en se projetant mentalement en Amérique, histoire de zigzaguer sur les trottoirs, du côté de Brooklyn, cornaqué par Nora, une pimbêche de série B, en oubliant, du  coup, la note de gaz qui attend sur la table de la cuisine.

« Nora, grande classe avec désinvolture de félin tout à la fois, m’aurait sans doute vampé comme ça ne peut s’envisager que dans les rêves les plus secrets des chats, c’est ce qu’il me plaît d’imaginer parfois lorsqu’il m’arrive de m’assoupir sous l’effet du whisky. »

La dérision reste son arme secrète. Elle lui sert à s’amuser – et à s’étonner – des impayables mises en scène à l’œuvre dans l’incessant et tourbillonnant bal des imposteurs (l’un d’eux apparaît dans « une performance d’avant-garde », l’un des joyaux du livre, séquence inénarrable qu’il désosse avec malice). Elle l’aide aussi, quand il se l’applique à lui-même, à brosser quelques séries d’auto-portraits goguenards. Il donne ainsi de ses nouvelles. Celles-ci ne sont pas bonnes mais ce n’est pas une raison pour vouloir soutirer des paquets de larmes au lecteur. Cet ultime rendez-vous, il a souhaité, bien au contraire, le placer sous le signe de la complicité. Il y apporte sa verve, sa clairvoyance, son énergie, son air débonnaire, son humour (qui peut être noir : le livre est dédié à son cancer), son esprit rebelle et ce regard acéré, net et précis qui fait de chacun des neufs textes présents un moment de vie grand ouvert sur le monde alentour.

« Confortablement calé à la terrasse du Grand Café comme pape sur son trône je me mets en devoir d’examiner plus à fond la situation et, faisant signe au garçon pour une nouvelle consommation, commence à m’interroger sur ce qui a bien pu me pousser à l’écriture de la même façon qu’on tombe à l’eau sans savoir nager. »


 Pierre Autin-Grenier : Analyser la situation, postface de Ronan Barrot, éditions Finitude.