dimanche 16 septembre 2018

Une mite sous la semelle du Titien

Il sait que beaucoup d’auteurs « ont fait ça », et parmi eux les plus grands, Montaigne bien sûr mais également « les Des Forêts et les Tu Fu ». Il les lit, apprécie leur compagnie et s’est mis, lui aussi, à « noter le pas notable », ces riens qui semblent inutiles et qui, s’accumulant, permettent de découvrir les paysages intimes et les différentes étapes d’un parcours de vie sensible et intense.

« Cela ne mène à rien, c’est juste des menus moments de résistance, élémentaire & légitime plaisir d’exister. »

Ces moments deviennent chez Lambert Schlechter des fragments littéraires qu’il cisèle depuis 2006. Il les réunit dans Le murmure du monde, vaste projet dont voici le septième volume. Il possède, comme les précédents, sa propre architecture, en l’occurrence 108 textes construits selon une contrainte bien précise : 

« Tout ce que tu as à écrire, tu l’écriras en vingt-neuf lignes, mille signes, les thèmes ne sont pas choisis, les thèmes tombent, s’imposent. »

La plupart sont récurrents, que l’on repérait déjà auparavant. Ainsi les références aux écrivains, philosophes et poètes (anciens ou contemporains) qu’il lit avec assiduité. Ainsi les bouffées érotiques qui s’emparent de lui dès qu’il se remémore ou imagine une séquence de volupté partagée. Ainsi la mélancolie qui le désarçonne fréquemment. Ou le moment de grâce passager – infime et salvateur – qui lui redonne de l’énergie. Sa mémoire est constamment à l’écoute. Il n’a pas besoin de la solliciter. Elle reste en éveil et surgit sans crier gare, vient s’immiscer dans le présent ordinaire, réactive un fait précis, une date, une photo, une lecture, un voyage. Il arrive qu’elle se heurte à des épisodes plus douloureux. Ou qu’elle ravive certains ravages intérieurs. Il les note posément, cherche le difficile point d’équilibre entre sagesse et souffrance et finit par s’en remettre aux mots, les frottant, dès qu’il en a la possibilité, à sa sensualité en alerte.

Lambert Schlechter observe, questionne, réfléchit, lit beaucoup, se laisse surprendre par la lumière, note ce qu’il voit et ce qu’il ressent. Il varie les thèmes et les développe en suivant simplement le cours de sa vie et de ses pensées, procurant par là même au livre qui se construit sous nos yeux une incomparable densité.

Au fil de ce volume, il évoque à plusieurs reprises un événement qui l’a profondément marqué. Le 18 avril 2015, sa maison-bibliothèque de Eschweiller, au Luxembourg, a brûlé. Des milliers de livres, ainsi que ses carnets et ses manuscrits, sont partis en fumée. « Je ne pourrais jamais me remettre de ça », dit-il en songeant aux livres perdus, revoyant les titres, le nom des auteurs, les étiquettes, les planches sur lesquelles ils se trouvaient en même temps que le feu qui embrasait tout ce qu’il effleurait.

« Dans mes quotidiens cauchemars, je déambule à travers ma bibliothèque et examine un à un les livres qui n’existent plus. »

Lambert Schlechter : Une mite sous la semelle du Titien, éditions Tinbad.

mercredi 5 septembre 2018

Rougeville

Quand il décida, vers 1976, de quitter Rougeville, où il avait passé son enfance et son adolescence, Patrick Varetz entendait ne plus jamais y remettre les pieds. Les circonstances ont fait qu’il n’a pas pu tenir sa promesse. La dernière fois qu’il s’y est rendu, c’était en 2010, lors du décès de sa mère. Aujourd’hui, il y retourne à nouveau mais sans se déplacer physiquement. C’est une promenade virtuelle qu’il s’offre, et ce grâce à Google Street View. Il sillonne ainsi la ville à son aise, posté derrière l’écran, faisant retour sur ces lieux et sur lui-même.

La vie qu’il a mené durant les années qui ont suivi son départ n’a pas été à la hauteur de ses espérances. Ce fut, bien au contraire, une période où il ne s’est jamais senti en règle avec lui-même. Il en a nourri un sentiment d’imposture. Il se remémore, sans se ménager, son parcours en dents de scie tout en arpentant les rues d’une cité qui s’est inexorablement dépeuplée et appauvrit après la fermeture de la mine. Les commerces de proximité ont disparu au profit des grandes surfaces. Des écoles ont été rasées, des maisons détruites, des cafés fermés. Le centre s’est vidé en même temps que les modestes comptes en banque. La peur s’est installée dans les têtes, tout comme le repli sur soi. Le rouge (des communistes qui étaient élus à la mairie depuis des lustres) a dangereusement bruni.

« Les crises se succèdent, leurs effets s’additionnent, et la contamination gagne. Comment pourrait-il sérieusement en être autrement ? Dois-je vous rappeler les scores réalisés par l’extrême droite lors des trois dernières élections ? Autrefois, on vous envoyait au fond de la mine – parfois dès votre plus jeune âge – et le maigre salaire que vous en rapportiez, tous les quinze jours, servait à alimenter l’économie locale. Mais qu’en est-il à présent, quand il y a de moins en moins de travail et aucune perspective ? »

Celle qui s’exprime ainsi, c’est la seconde voix du livre, celle de la ville. Elle retrace, entre faits avérés et légendes, un passé qui tranche avec sa décrépitude actuelle. Pendant ce temps, le narrateur poursuit sa déambulation. Il retrouve ici l’église où eurent lieu les obsèques de sa mère et où se trouverait la crypte de la famille de Rougeville, là le cimetière où sont enterrés ses grands-parents, ailleurs la rue où habite toujours ce père qu’il ne voit plus. Chaque zoom le renvoie à une histoire (la sienne) qui a débuté ici et qui y est indéfectiblement liée.

« Passé la quarantaine, je m’étais finalement mis à écrire de la littérature avec les mots d’un autre. Chaque phrase que j’alignais à la suite des précédentes, avec le sentiment d’avancer au jugé, venait résonner étrangement à mon oreille (comme une langue inconnue). »

Au fil de sa promenade, ponctuée de fréquents retours en arrière, Patrick Varetz aborde également la matière même de ses romans - publiés chez P.O.L. - (« je prenais un malin plaisir à retourner fouiller parmi les ténèbres de mes origines »), revient sur son inclination à se sentir étranger à lui-même en dévoilant tout (« la faiblesse de caractère de mes parents, leur propension au renoncement et à la défaite, la violence et la folie qui marquaient leur destin ») et rappelle ce qu’il s’interdisait alors (« c’était de situer l’action à Rougeville, tant j’étais convaincu que l’évocation de ma ville natale ferait figure de lieu commun »).

Il se rattrape on ne peut mieux puisque Rougeville, territoire intime qui, géographiquement, n’existe guère – mais qui ressemble sans doute beaucoup à Marles-les-Mines, son vrai lieu de naissance – a bel et bien, désormais, une existence littéraire.

Patrick Varetz : Rougeville, éditions La Contre Allée

mercredi 29 août 2018

& Leçons & Coutures II

C’est son Grand Livre de Dettes. Jean-Pascal Dubost l’alimente régulièrement, comme il le ferait d’un feu qu’il faut entretenir pour garder les braises vives et la chaleur ardente. Un premier volume avait déjà vu le jour en 2012. Voici le second, dédié, comme le précédent, à quelques uns de ceux, poètes et écrivains, qui ont compté, et comptent toujours, pour lui. Menant « vie hermitaine à Saint Barthélémy », en Brocéliande, il les lit assidûment et peut aisément sortir de leurs textes et les faire entrer dans les siens.

Ils sont 99. Ne tiennent pas en place. S’échappent souvent de sa bibliothèque. Viennent d’horizons différents. On y croise Andrea Zanzotto, Gregory Corso, Denise Levertov, Charles Olson mais aussi Jean Sénac, André du Bouchet, Valère Novarina ou Jean Tortel. Ils ont vécu dans des époques lointaines (Pernette du Guillet, Christine de Pizan, Guillaume de Machaut), ou plus proches, au dix-neuvième ou au vingtième siècle (Hugo, Artaud, Gracq, Perros, Tzara) et certains, gardant bon pied, bon œil, (Roger Lahu, Lambert Schlechter, Ariane Dreyfus, Dominique Poncet et bien d’autres) sont toujours de ce monde.

Chacun / chacune est évoqué dans un texte bref : un neuvain en prose se terminant par un tiret. Ces poèmes sont amples et ramassés. Nerveux et pleins de trouvailles, ils sont riches d’une substance particulière, d’une matière extrêmement travaillée où apparaissent, çà et là, quelques détails précis et traits essentiels touchant aux écrits de l’auteur choisi.

Pour ce faire, cet insatiable lecteur butine, triture, frotte, manipule, emboîte, enchâsse les mots. Il sollicite également son corps, y puise une belle énergie qui s’ajoute à celle qui provient de ce souffle continu, presque haletant, qu’il maîtrise à la perfection et qui permet à sa phrase de se maintenir constamment sur la crête des vagues Il adapte son lexique en fonction du poète nommé, va volontiers s’approvisionner en vieux français, y bouture des pépites venues d’autres langues, y « lance des trolls farceurs », se montre facétieux, donne joyeusement de ses nouvelles, invente, joue avec les sons et les sens, stimulé par la contrainte qu’il s’impose et subjugué par la fougue du rythme qui, chez lui, ne faiblit jamais.

Jean-Pascal Dubost : & Leçons & Coutures, éditions Isabelle Sauvage.

mardi 21 août 2018

Territoires approximatifs

Il y a longtemps que Jean-Christophe Belleveaux parcourt le monde, tout particulièrement l’Asie et l’Afrique. Sa solitude et sa mélancolie l’accompagnent. Il s’arrête là où bon lui semble. Ne cherche pas l’anecdote, le personnage atypique, le paysage étincelant. Ce n’est pas cela qui l’attire. Il se pose. Redouble d’attention. Se frotte aux murs lézardés, traverse les places, se glisse dans la poussière des rues, écoute le brouhaha d’un marché, d’un café, d’un port et en extrait des vignettes où apparaissent fugitivement quelques uns des lieux où il s’est arrêté.

« Er Riadh

dans le dépouillement de la poussière, l’évidence de la route et de son terme éclabousse : friperie à même le sol, lentilles séchées, sacs ventrus d’épices et de graines, pois cassés, moutons, vent de sable, murs blancs

l’innocence et la faute indissolubles : une seule huile pour la lampe »

Il circule « dans l’espace étroit du monde ». Se déplace avec légèreté, presque incognito, arpente les rues d’Ambarita ou de Tunis ou encore de Zaafrane ou de Chiang Khan et note ce qui, instantanément, aiguise ses sens.

« Teluk Dalam

on se tient dans l’impermanence, l’avéré d’un cargo au port, l’odeur forte des poissons qui sèchent sur le sol, soi-même un morceau parmi les couleurs, c’est bien peu, c’est une vie qui s’emplit de ce qu’elle est, qu’on ne sait dire le plus souvent » 

Les territoires qu’il explore ne sont pas uniquement extérieurs. Le livre débute par un texte à flux tendu, une prose à plusieurs étages, intitulée « Fusée », où il se retrouve pris dans les méandres de son cadastre intérieur. Le cheminement s’avère dès lors plus douloureux. Il lui faut composer avec ses angoisses et ses peurs, les traverser et les réduire pour pouvoir tenir. Et c’est l’homme à vif, jamais plaintif mais furibond, en colère, qui s’interroge, essaie de comprendre, s’en remet aux mots pour exprimer ce qu’il vit et ce qui l’étouffe.

« écrire, nommer,
non pour donner plus de consistance au réel mais, dans ce décalage entre la chose nommée et l’écrit qui la désigne, pour donner du jeu, un espace où cesser d’étouffer » 

Si le mal-être enraye parfois son désir de partir, il est un autre élément qui fait – ou a fait – de lui, à un moment donné de son existence, un voyageur contraint à l’immobilité physique. C’est l’enfermement. Entre quatre murs ou en soi. Ce qui fait d’autant plus bouillir sa langue, et lui avec, qui se tend, s’échappe à sa façon et rue dans les brancards, tout au long de « prison(s) » , ultime texte du livre, prose percutante, entêtante et forcément inquiétante.

Jean-Christophe Belleveaux : Territoires approximatifs, éditions Faï fioc.

dimanche 12 août 2018

La Barque de l'aube

En retraçant pas à pas la vie et l’œuvre de Camille Corot (1796-1875), Françoise Ascal fait sortir de l’ombre un autre Camille, un de ses lointains ancêtres (le frère de sa grand-mère), mort au début de la Grande Guerre à l’âge de dix-neuf ans. Plus elle s’attache au peintre, évoquant ses voyages initiatiques en Italie avant de se pencher sur ses remarquables représentations des arbres, sur son attachement à l’image de la liseuse (visible dans nombre de ses tableaux), sur ses reprises incessantes de paysages (saisis d’abord sur des carnets puis repris en atelier), plus se dessine, en filigrane, la présence du jeune homme à la vie fauchée.

« Vous auriez pu arpenter les mêmes terres, longer les mêmes rivières, graver vos initiales sur les mêmes écorces de frêne. Vous cohabitez sous mon crâne sans égard pour le temps. »

Ces deux destins si différents s’entrelacent. Attirée par les rivières, par leurs eaux apparemment calmes, les ciels, les berges et les arbres qui s’y reflètent, Françoise Ascal retrouve chez Corot des paysages qui furent non seulement ceux de son enfance mais aussi ceux que fréquenta, durant sa courte existence, son ancêtre paysan.

« Rien ne justifie ces va-et-vient entre vos deux êtres, si ce n’est les mouvements de l’eau, les ruisseaux, les étangs, les barques qui traversent vos vies et la mienne, tissant un écheveau de sens caché, une écriture d’herbes et de nuages que je ne saurais déchiffrer mais qui ressemble à un appel. »
C’est cet appel – né de sa mémoire familiale et renforcé par l’attraction qu’exerce sur elle « les moments d’entre-deux » (tout particulièrement l’aurore et le crépuscule) peints par Corot – qui la guide. Pour y répondre, il lui faut s’appuyer sur le lent cheminement de celui qui consacra toute sa vie à son art, ne vendant sa première toile qu’après ses cinquante ans. Souvent « accusé de naïveté, de maladresse, de gaucherie, d’indécision », il fut toujours soutenu par Baudelaire qui trouvait que rien, chez lui, « n’est inutile, rien n’est à retrancher ». « M. Corot peint comme les grands maîtres », ajoutait-il. Elle s’adresse à lui, le tutoie, lui dit comment elle reçoit son œuvre, ce que cela lui apporte, ce que ses émotions et sa sensibilité y perçoivent, le réconfort qu’elle y trouve, la sagesse qu’elle y détecte et l’idée apaisante qui lui vient d’imaginer parfois l’autre Camille couché sous terre, à l’ombre d’un arbre et à proximité d’un cours d’eau, reposant dans un tableau du peintre. Où elle s’en irait bien, elle aussi, le moment venu, dormir.

« Bientôt je rejoindrais le pays de Camille, cela sentira l’herbe fraîchement coupée, la rivière fera entendre son roulis, les saules argentés bruisseront sur fond bleu, longuement je m’imprégnerai de ce paysage d’enfance encore épargné par les métamorphoses urbaines. Je serai une fois encore dans un Corot. Un Corot vivant. »

Françoise Ascal : La Barque de l’aube, préface de Charles Juliet, Arléa.