dimanche 11 mai 2025

Deux maisons

Comme toujours chez Marc Le Gros, "l’avant-dire" est d’une grande précision. Il y explique sa démarche et la genèse de l’ensemble qui va suivre. Cette fois, c’est la lecture d’une plaquette, expédiée par un poète de ses amis (Alain Le Beuze), qui a soudainement réactivé l’acte d’écrire. Il pensait en avoir fini avec les poèmes et voici que, titillée par le contenu de ce recueil qui évoquait une maison d’enfance, l’envie réapparaissait, et avec elle les mots, les images, les souvenirs. Il n’en fallait pas plus pour le ramener au temps où il gambadait, découvrait, s’éveillait à la vie dans – et autour – de sa première maison, celle de ses parents et de son enfance.

Il entre immédiatement dans le vif du sujet. Ne tourne pas autour. Tout revient par séquences. Il tire sur le fil de ses souvenirs, s’étonne de voir s’animer sous ses yeux des scènes cadrées au plus juste. Il choisit le sizain pour les restituer, leur procurant ainsi un rythme qui convient parfaitement à cette succession d’images où certains disparus viennent parfois lui rappeler qu’ils ne le sont pas tout à fait.

« L’officier des Équipages Auguste Le Gros,
Le "bon père" comme l’appelaient les mousses de l’École
Agonise dans la petite pièce qui jouxte la cuisine, à Térénez
Et le prêtre ne s’éternise pas, au diable l’extrême onction !
C’est là que j’ai embrassé, contraint et forcé,
Mon premier mort »

Ces retours en arrière s’attachent à des moments ordinaires, vécus dans l’après-guerre ("Au retour des camps mon père n’était pas très vaillant") et ancrés dans la mémoire de celui qui découvrait le monde à partir de son environnement immédiat, en ne perdant rien des personnalités bien affirmées (et contrastées) des êtres qu’il côtoyait au quotidien. Toute une époque est revisitée, sans nostalgie, au pas de course, dans le tempo vif des poèmes.

« Lohuec, Guernalin, Kerhuel, les lieux, les gens
On faisait la tournée des popotes
L’adoption de ma mère, c’était deux familles en plus
Théophile et François Lucas, le conseiller général,
Sa grosse Traction Avant garée près du portail
L’armée des ombres »

La seconde maison dont parle Marc Le Gros est celle où il réside toujours. « Celle du reste du temps, celle où depuis plus de quarante ans je vis, où je vécus avec elle, qui n’est plus. »

C’est à elle, sa femme, décédée l’an dernier, qu’il dédie ces poèmes. Plus longs, plus posés, écrits en quelques jours, sans être retouchés, ils disent (en suivant la spontanéité de sa mémoire) les moments partagés au fil des années (dans la maison, au jardin, sous les arbres, près des fleurs ou sur le chemin de halage, juste à côté, au bord de la rivière) mais aussi l’arrivée de la maladie, ses premiers signes, sa progression et l’absence avec laquelle il doit aujourd’hui composer.

« Jeune morte
Oubliée des lilas
On ne voit jamais venir le temps
Un jour tu m’avais dit : assieds-toi bien, je suis malade
Alors on gère comme on peut l’ordinaire
Cette corvée de bois mort qu’est la vie aujourd’hui
On vit au jour le jour dans la maison dans
Cette maison où à la fin tu errais
Fantôme triste
Égarée déjà dans la débâcle effarée des saisons,
Et qui ne t’oublie pas
Hier, je relisais Char, une vieille musique
Que je croyais perdue, qui remontait soudain ;
" Tu te souviendras d’elle, pauvre et nue
Matin des loups
Et leur morsure est un tunnel
où tu sors en robe de sang." »

« Cet ensemble est un tombeau », dit-il. C’est d’abord un très bel hommage. Émouvant et délicat, en vingt-sept poèmes adressés à l’absente, « si vivante encore ».

Marc Le Gros : Deux maisons, éditions Voix d'encre.

vendredi 2 mai 2025

Constellation

L’artiste André Cadere s’est fait connaître en arpentant les rues, les places, les galeries ou les couloirs du métro (de Paris à New York en passant par Bruxelles, Rome ou Berlin) en portant à l’épaule une barre de bois ronde aux segments peints en différentes couleurs. Né en Roumanie en 1934, il s’exila en France en 1967 et y vécut jusqu’à sa mort prématurée (d’une tumeur au cerveau) en 1978.
C’est sur les traces de ce nomade, qui promenait son œuvre hors des circuits institutionnalisés, que s’est lancée Laurence Skivée.

« J’ai une très grande admiration pour André Cadere et sa barre de bois rond. »

Elle le prouve en lui consacrant son livre, poème simple et volontairement sobre qui entend aller à l’essentiel sans jamais perdre de vue la démarche de l’artiste. C’est la fonction de l’œuvre et sa place dans l’espace qui importent.

« ce travail est portable
il gagne en indépendance
léger peu encombrant
Cadere transporte sa barre de bois rond n’importe où
dans la rue dans un magasin
dans une exposition
sans permission ou
avec permission de l’organisateur
mais sans y avoir été invité
créant ainsi
une perturbation.

Cadere abandonne sa barre de bois rond là où ça lui chante. Il en conçoit une autre puis une autre et une autre encore, etc. Celles-ci n’ont ni haut ni bas ni signature, ce qui ne les empêchent pas de rester identifiables, de conserver leur singularité et de créer une constellation.

« En revoyant ses œuvres, en me remémorant sa démarche, j’ai eu l’idée de capter sa voix, d’utiliser ses mots, de devenir Cadere le temps d’un poème » dit Laurence Skivée.

Pour mener ce lent travail d’approche, dans lequel figurent des citations de Cadere, elle s’est souvenue de plusieurs expositions de l’artiste et s’est également penchée sur les lettres (il y en a 43 au total et c’est un témoignage rare) que celui-ci, déjà bien malade et hospitalisé, avait adressées à son ami galeriste Yvon Lambert en 1978.

« Mon travail est par définition visuel : il existe là où il est vu et ceci indépendamment par rapport à toute structure », André Cadere

Laurence Skivée : constellation, poème sur un travail d’André Cadere, postface d’Yves Depelsenaire, éditions La Lettre volée.

Détentrice de Laurence Skivée, vient également de paraître, chez le même éditeur.

Logo : André Cadere, AKA “The Stick Man”, and Round Wooden Bar in Red, Blue, Orange, Green, Yellow and Violet, 1975, photo : private archive.


vendredi 11 avril 2025

Vivre avec une étoile

La vie de l’écrivain tchèque Jiri Weil (1900-1959) fut intense, rude et tourmentée. Après avoir passé, en tant que jeune communiste, quelques années en U.R.S.S. (ou il traduisit Pasternak, Maäkowski, Tsvataeva et d’autres), il fut victime des purges staliniennes et déporté au Kazakhstan en 1934. De retour à Prague, il entra dans la clandestinité en 1942 et fit croire à son suicide (en se jetant dans la rivière Vltava) pour échapper à l’occupant nazi.
C’est un personnage à l’existence pas très éloignée de celle qui était alors la sienne, un homme rejeté, jugé inférieur parce que Juif, contraint de coudre une étoile jaune sur sa veste, qu’il place au centre de Vivre avec une étoile.

Il se nomme Josef Rubicek. Ancien employé de banque, il vit dans une mansarde délabrée de la banlieue de Prague. Il a brûlé tous ses meubles pour ne pas mourir de froid. Ne lui restent qu’un matelas et un guéridon branlant. Il pèse cinquante-et-un kilos, peine à trouver de quoi manger. Les nazis font régner la terreur et il reçoit régulièrement la visite d’un membre du Conseil de la Communauté qui inspecte les lieux et lui promet une prochaine convocation pour le service obligatoire ou pour la déportation. Sa vie misérable, il ne peut s’en délester que ponctuellement, à travers de brefs monologues adressés à celle qui n’existe plus que dans son souvenir, la femme qui fut jadis son amante et avec laquelle il n’a pas osé partir.

« Je parlais avec elle, je devais parler avec quelqu’un, je me faisais à déjeuner sur mon petit poêle rond, j’avais froid parce que mon poêle ne voulait pas réchauffer la mansarde, la porte et les fenêtres bâillaient, en vain j’avais essayé de les colmater avec de vieilles chaussettes, deux fois déjà j’avais nettoyé le four, j’avais faim et c’était l’heure du déjeuner. »

C’est l’itinéraire de cet homme qui organise sa survie comme il peut, jour après jour, en se faisant le plus discret possible, dans un pays où il se sait en danger permanent, que raconte Jiri Weil. Il avance méthodiquement, manie l’humour avec tact, suit Josef Rubicek dans ses périlleuses déambulations, le montre en train de raser les murs et de se faire oublier en ces années de plomb qu’il passe au milieu des morts et des fossoyeurs, dans un cimetière où on l’a affecté pour cultiver et récolter entre les tombes, avec quelques autres réprouvés, des légumes qu’il lui faut ensuite aller livrer en tirant une charrette à bras.

« Maintenant au cimetière, la plupart des gens étaient nouveaux. Ceux qui étaient partis avec les convois avaient été remplacés par d’autres. Cela ne faisait pas de différence, le poêle était toujours le même, on ne voyait pas le visage des gens quand ils regardaient la poussière, dans laquelle serpentait toujours le même chemin. »

Un temps, sa vie se fera plus douce grâce à la présence d’un chat, qu’il prénommera Thomas, qui a élu domicile dans sa mansarde. Ils dormiront sur la même paillasse pendant des mois, jusqu’à ce que Thomas soit tué, puis écorché et cuisiné à l’ail par un voisin.

« Même s’il n’était pas obligé de porter l’étoile, il avait dû supporter toutes sortes d’humiliations, on l’avait persécuté et des gens qu’il n’avait jamais gêné lui lançaient des pierres, j’avais beaucoup de points communs avec Thomas, que le vieux Burianek était en train de manger cuit à l’ail. »

Publié en Tchécoslovaquie en 1949, un an après le coup d’état qui vit le Parti Communiste prendre le pouvoir, Vivre avec une étoile a rapidement été interdit et Weil exclu de l’Union des écrivains, à cause de ses écrits d’avant-guerre et de sa dénonciation du Stalinisme. Il ne sera réhabilité qu’en 1958, trop tard (puisque déjà malade) pour pouvoir finir sa vie comme il l’aurait souhaité.

Roman, mais aussi fable tragique, Vivre avec une étoile mettra des années avant de trouver ses lecteurs. Aujourd’hui devenu incontournable, il est traduit dans de nombreuses langues et Jiri Weil est considéré comme l’un des grands écrivains tchèques du vingtième siècle, proche – par sa verve, son humour cinglant et son sens de la narration – de Bohumil Hrabal, et proche également de Kafka, en particulier celui du Procès, quand il s’attache à démonter, pièce après pièce, la redoutable mécanique d’un monde absurde et cruel.

Jiri Weil : Vivre avec une étoile, traduit du tchèque par Xavier Galmiche, Éditions 10/18

mercredi 2 avril 2025

là où ça veille

L’instant est gravé en lui.
« Un souvenir / dans une lumière / assez sombre »
qui le ramène au samedi vingt-six août mil-neuf-cent-quatre-vingt-quinze, à douze heures quarante-deux minutes, moment où sa mère rend son dernier soupir.

« ma sœur est penchée vers le corps de ma mère et
le soutient elle dit c’est fini et j’entends
le corps qui se vide en deux temps ce qu’on appelle
le dernier soupir de ma mère qui vient
de mourir »

Alexis Pelletier ouvre son livre – un ensemble de poèmes dont l’écriture s’est étalée entre 1995 et 2023 – en se remémorant l’instant où sa sœur leur annonce, à lui et à son père, que "c’est fini". Tout part de ce moment. Il y a l’avant (qui reviendra de temps à autre) et l’après (qui débute déjà) mais il y a d’abord cet instant qu’il faut préserver, décomposer, comprendre, afin de mieux saisir cette "sensation mélangée" qui, depuis, le poursuit.

« je n’y comprends rien je n’y comprends encore
rien je crois me souvenir d’un mouvement de
recul de mon corps une fois que j’ai su qu’elle
était morte c’est arrivé la mort ce n’est
pas encore le deuil »

Il énonce ce qu’il fait, sans y penser ou presque, de façon quasi-automatique, dans les heures qui suivent. Il marche longuement dans les rues, téléphone à ses proches depuis une cabine, revient dans l’appartement après avoir pris l’ascenseur en compagnie de l’employé des pompes funèbres chargé des premiers soins.

« et c’est fait voilà il nous livre
une belle morte avec le crucifix dans
les mains »

Il se souvient qu’il y a peu, sa mère, se sachant condamnée, lui a demandé : "s’il te plaît mon chéri / il faut me suicider", ce qui ne colle pas tout à fait avec "la bienséance chrétienne".

Certains faits marquants, intervenus entre le décès et la tenue des obsèques, insistent, sortent à l’air libre, veulent prendre place dans ses poèmes. Il les note tout en réactivant des plages de vie liées à la présence de sa mère, à la musique qu’ils écoutaient ensemble (Bach, Stravinsky, Poulenc et d’autres) et à l’écriture, tout particulièrement à celle de Cité de mémoire, livre d’entretiens avec Claude Ollier (qui sera publié chez P.O.L. en 1995) dont il avait imprimé une première copie pour elle.

« dans les pleurs elle a dit que c’était une chose
qui existerait sans elle j’ai regretté
mon geste ne le comprenant que bien après
sa mort »

Évoquer la disparition d’une mère n’est pas chose aisée. Alexis Pelletier s’en rend compte et avance lentement, sans pathos, s’en tenant aux faits. Il les déroule avec précision, y greffe ses doutes, ses regrets, ses émotions. Il y pose ses mots, simples et précis, sans jamais se cacher derrière eux. Il se réfère également, quand sa pensée les convoque, à ceux des autres (Héraclite, Beckett, Shakespeare, Rimbaud, Dagerman, etc) et se laisse porter par la vie (la rencontre, l’amour) qui va, qui continue, malgré tout, malgré la mort (qui emportera ensuite son père).

C’est ce parcours particulier, intense et douloureux, effectué en maintenant un contact étroit et nécessaire avec ses proches, qu’il dévoile avec grande sincérité dans cet ensemble au titre énigmatique. Vingt-huit ans plus tard, il semble avoir, en partie, trouvé ce qu’il espérait. D’abord "assez sombre", la lumière où se tenait son souvenir est devenue "assez vive".

« je ferme les yeux je te vois je tiens ta main »

Alexis Pelletier, là où ça veille, Tarabuste.

 

lundi 24 mars 2025

Mascarade

Né dans l’Iowa en 1932, Robert Coover, l’un des écrivains Américains les plus novateurs des soixante dernières années, connu notamment pour Le Bûcher de Times Square (autour de la condamnation et de l’exécution des époux Rosenberg en 1953), est décédé à Warwick, au Royaume-Uni, en octobre 2024. Mascarade, son ultime roman, paraît aujourd’hui en langue française.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’à 90 ans passés, il n’avait rien perdu de sa verve, de sa créativité, de son regard acéré (et redoutable), de son humour caustique et de cette pertinence sociale qu’il maniait à la perfection. Il lui suffisait de regarder autour de lui, dans cette Amérique arrogante et mal en point, pour trouver du grain à moudre.

C’est dans un penthouse, perché au sommet d’un gratte-ciel de Manhattan, qu’il convie ses lecteurs. L’endroit est huppé, le buffet bien garni, la cave aussi, le toit-terrasse idéal pour prendre l’air. Une soirée festive y est organisée, ouverte à tous. S’y précipitent pique-assiettes, habitués des vernissages, solitaires en quête d’âmes sœurs, couples en bout de course, m’as-tu-vus, beaux parleurs, jeunes cadres ambitieux, artistes et pickpockets. Il y a également une nonne en tenue d’apparat et une ribambelle d’invités. Tous déambulent d’une pièce à l’autre.

« L’invitation était pour une soirée festive et, dans mon état d’esprit impie et dissolu, cela ne pouvait manquer d’avoir un certain attrait, tout trompeur qu’il était : un peu de libertinage avant un ultime pas dans le vide pour, de cette hauteur, propulser ce corps sacrilège dans l’au-delà. »

Il se pourrait que cette soirée soit pour beaucoup d’entre eux, la dernière. Quelques convives tombent, de temps à autre, du toit-terrasse sans que cela n’affecte la bonne humeur des fêtards. Certains, n’y tenant plus, se cherchent, s’isolent et s’accouplent.

« S’il y a bien quelque chose de sacré dans ce monde, c’est l’intimité des amoureux, alors quand ce couple se précipite vers la porte d’une chambre dans leur étreinte frénétique, quand bien même ce ne serait que l’affaire d’un soir de fête, je tourne discrètement les talons – et pile à ce moment je sens quelqu’un envahir mon intimité en enfonçant son pouce en moi, si ce n’est pire encore ! »

La nuit avance, les esprits s’échauffent, les conventions n’ont plus cours, les corps se lâchent. Les personnages réunis par Robert Coover se métamorphosent, sans s’en rendre compte, en acteurs d’un théâtre où le comique de situation est accentué par l’air très sérieux dont ils s’affublent. L’écrivain dissèque ce petit monde hétéroclite et ne le ménage pas. La satire sociale qu’il rédige en suivant les noctambules en goguette chez les riches est haute en couleurs. Il a toujours préféré le rire grinçant aux lamentations et il le prouve à nouveau, y ajoutant son inventivité littéraire, à savoir, et c’est un exercice de haut vol, faire en sorte que tous les intervenants (anonymes) du roman s’expriment, à tour de rôle, à la première personne du singulier. Il clôt son œuvre en apothéose, en un vrai feu d’artifice, en sortant par la grande porte.

 Robert Coover : Mascarade, préfacé et traduit de l’anglais (États-Unis), par Stéphane Vanderhaeghe, .Quidam éditeur.