dimanche 21 juillet 2019

La vie secrète des mots et des choses

Alain Roussel aime les mots et ils le lui rendent bien. Ils ne l’ont jamais déçu. S’ils l’aident à s’exprimer et à communiquer, ils attisent également sa capacité à rêver et son insatiable besoin de savoir. Un jour, il s’est mis à les collectionner. Il les a laissés venir en s’en remettant à ses intuitions et les a regroupés dans un album qu’il a ouvert à leur intention. C’est celui-ci qu’il nous invite à découvrir.

« Depuis toujours, les mots sont là. Ils sont parmi nous, ils sont en nous. Ils font partie de notre vie la plus intime, et ils parlent, continuellement ils parlent. »

Il faut donc les entendre, les écouter et comprendre ce qu’ils ont à dire. C’est ce qu’il fait en nous dévoilant de précieux indices quant à leur vie privée. En tant que guetteur et collectionneur de mots, il se doit d’être vif comme l’éclair. Dès que son esprit l’alerte, il entre en action. Il les saisit au vol. Parfois une syllabe, un haut ou un pied de consonne, voire le jambage d’une lettre, l’aident à mieux les appréhender. Quelques uns, plus rebelles, résistent mais cela ne lui déplaît pas, bien au contraire.

« Je m’introduis en eux par effraction. Dès que je suis à l’intérieur, je fouille le moindre espace, chambres, boudoir, donjon, oubliettes, du vocable récalcitrant. J’en travaille la matière vivante, frottant les lettres les unes après les autres pour apporter un autre éclairage à ma pensée. »

Il suit leur manège d’un œil avisé. Il étudie leur corps, leur phonétique, leur sonorité, leur façon de relier le signifiant et le signifié et leur propension à s’assembler en multipliant les combinaisons. Il les regarde vivre. Certains apprécient les relations cordiales. D’autres osent à peine se toucher. D’autres encore restent méfiants vis à vis de leurs congénères. Chaque mot a son tempérament. Il a une odeur, une couleur, un attrait particulier. Il porte souvent d’autres mots en lui. Chameau contient le mot eau. Seau aussi. Et cela leur va bien. Chien porte sa niche en anagramme. En réalité, les mots jouent entre eux. Et incitent l’auteur à les rejoindre.

« Je suis entré dans leurs jeux, devenant leur complice, leur confident. J’ai été témoin de leurs amours, de leurs rivalités, de leurs émotions, des complots qu’ils fomentent dans l’ombre. »

Il procède de manière ludique, avec une réelle gourmandise, construisant à l’occasion de brefs récits où circulent des personnages qui apparaissent dans le livre presque par inadvertance. Il en est le premier étonné. Un soir, caché derrière les syllabes du mot psychanalyse, c’est Freud en personne qui a déboulé. Il était en compagnie de Anne et d’une mystérieuse Lise. Ces arrivées l’enchantent. Il aime être surpris et les remercie, entre les lignes, d’élargir ainsi le champ de sa créativité.

Les mots ne seraient évidemment pas ce qu’ils sont sans les lettres qui les composent. Alain Roussel s’arrête plus précisément sur elles. Consonnes et voyelles stimulent sa pensée. Il arrive que celles-ci se rencontrent en privé. Les lettres r et l ont, par exemple, entretenu pendant quelques semaines une aventure plutôt torride. Leur correspondance est tombée entre les mains de l’auteur. Qui ne pouvait pas ne pas s’en faire l’écho. Parmi les missives, certaines s’avèrent on ne peut plus expressives, telle celle-ci , émanant de l qui, de retour chez elle, écrit à r :

« Cher r,
Quel tempérament, quelle fougue, quel verbe vous avez, mon ami ! Je suis rentrée fourbue et moulue. Ah ! Quelle belle queue ! Comme tu m’as foutue ! Que me fais-tu dire là mon amour ? J’ai longtemps cru ces mots imprononçables. Je n’ai même pas honte. Que se passe-t-il dans la langue ? »

Et que se passe-t-il dans le nom des choses ? Que dit le mot table de la table, le mot chemin du chemin, le mot arbre de l’arbre ? Les choses, tout comme les mots, ont une vie secrète. À laquelle s’attelle Alain Roussel dans une séquence intitulée L’ordinaire, la métaphysique.

« De témoin, je suis devenu médiateur entre les mots et les choses. Par une perception directe, j’ai fait entrer les objets du monde dans mon univers intérieur sans trop les défigurer. »

La vie secrète des mots et des choses est une mine à page ouverte. Elle est pleine de pépites. Le « gay sçavoir » y est à l’honneur. Porté par un écrivain qui sonde son être intérieur, sa mémoire et son imaginaire en les frottant judicieusement au langage et à l’extrême richesse de la subtile langue française. Ce faisant, il façonne un chant tonique, celui-là même qui lui permet de s’accorder avec ce qui l’entoure.

Alain Roussel : La vie secrète des mots et des choses, éditions Maurice Nadeau.

samedi 13 juillet 2019

Un homme avec une mouche dans la bouche

Il parle à une quarantaine de personnes réunies dans la salle de lecture de la maison de la poésie de Rennes. Visage détendu. Voix calme et posée. Souad Labbize, sa traductrice le présente. Il vient de la province de Babil, l’ancienne Babylone, au centre de l’Irak. Il est né à la fin de la guerre Iran/Irak. Il s’exprime d’une voix douce. Il garde la nostalgie de son enfance. S’y attache pour ne pas sombrer. Il vivait alors avec sa mère et sa sœur. Il y avait des bêtes dehors. Des chèvres, des moutons. Son père, soldat, s’absentait souvent. C’était avant la mort du dictateur, avant la nouvelle guerre, avant qu’on ne pulvérise maisons et immeubles, avant que les corps déchiquetés des victimes (hommes, femmes, enfants, vieillards) ne soient abandonnés par dizaines au bord des routes ou sur des trottoirs couverts de sang.

« La mort nous menace chaque jour
et jusqu’ici nous n’avons rien commencé
ainsi sommes-nous depuis l’enfance »

Il a un peu plus de trente ans. Au fond de lui, il se sent sali par ce qu’il a vu et vécu et contaminé par ce que son pays est devenu. Un homme avec une mouche dans la bouche, c’est lui et bien d’autres. Auparavant, elle s’est posée sur les morts ou sur les joues grasses des tortionnaires. Elle s’est imbibée de plèvre, de sueur, de sang séché.

« La poésie me permet de me sauver et d’essuyer, ne serait-ce qu’un petit peu, le sang qui coule sur ma vie », précise-t-il. Il est également performer au sein d’un collectif de poètes irakiens qui ont décidé de résister en mettant en adéquation leurs mots et leurs actes. Leurs lectures ont lieu en public ou sont filmées là où la mort a frappé. Près des champs de mines, au milieu des voitures piégées ou enfermés dans des cages reprises à Daesh. Ses textes sont percutants, assez courts, parfois teintés d’humour noir.

« Les assassins ont
des enfants qui ont besoin de se promener
des amantes qui les attendent
des rendez-vous avec leurs amis
des jardins qui requièrent davantage de soins
des rêves ignorant tout de la fatigue des pieds
ils sont très occupés
c’est pourquoi nous devons mourir facilement
mourir en évitant de les retarder »

Il dit ne pas accepter de voir un être humain mourir autrement que de mort naturelle. Cherche des forces pour surmonter ce qu’il voit au quotidien et pour l’écrire sans avoir recours à la violence verbale ou à la simple dénonciation de rigueur. Il manie un réalisme subtil. Qui peut être cru tout en étant teinté d’ironie et d’étrangeté. Il tisse une âpre succession de scènes, d’images, d’impressions saisies sur le vif sans jamais tirer sur le pathos.

Ali Thareb : Un homme avec une mouche dans la bouche, traduit par Souad Labbize, éditions des Lisières

On peut voir et entendre Ali Thareb lisant ses poèmes sur le site Tapin 2

lundi 1 juillet 2019

Arabat

Accueillies en résidence de février à mai 2018 à Plounéour-Ménez, au cœur des monts d’Arrée, dans le Finistère, Caroline Cranskens et Élodie Claeys, qui sont auteures et vidéastes, parcourent les lieux, vont à la rencontre, écrivent, enregistrent, photographient et filment en prenant le temps de se poser et en étant toujours à l’écoute de ce que les habitants ont à leur dire. Elles s’immergent dans un territoire qui leur était jusqu’alors inconnu tout en gardant les yeux ouverts sur le vaste monde.

« Où commencent, où s’arrêtent une vie, un lieu ? À soi, à sa maison, à sa famille, à sa ville ou à son village, à ses connaissances, à sa région, à son pays, à son monde ou au monde, à l’univers, à l’infini ? Prenons un globe terrestre dans les mains, branchons-le à la place du grille-pain, éteignons la lumière. Faisons tourbillonner la sphère. »

Les monts d’Arrée sont évidemment peu visibles sur celle-ci. Cela n’empêche pas leurs 192 000 hectares d’avoir une longue histoire. Ils appartiennent à l’ancien massif armoricain. Le relief est escarpé. On passe constamment de crêtes en ravins. Décor rude et bosselé. Des gens y vivent, y travaillent. Ce sont eux qui les accueillent dans leur maison ou dans leur ferme ou qu’elles croisent (au Café des brumes, Au Crépuscule (pizzeria) au Huelgoat, lors d’un fest-noz à Saint-Cadou ou dans un café-librairie à Berrien. Tous ont besoin de s’exprimer. Il faut les écouter, les interroger parfois. Ce sont encore eux (et elles) qui les aident à mieux comprendre le quotidien en ces terres rugueuses, à la mémoire ancestrale, où montagnes râpées, roches branlantes, chicots de schistes, marais et landes dessinent un paysage qui paraît hors du temps.

« Troupeaux d’astres tourbes folles
Au creux des monts
La pierre penchée
Vers la lumière
Toujours la même
Et qui meurt et se change
En ténèbres
L’œuvre des yeux »

L’ouvrage qui naît de leur résidence est extraordinairement vivant. Poèmes, photographies, journal de bord (écrit sous forme d’abécédaire par Élodie Claeys), films ainsi que dessins et gravures d’Agnès Dubard (qui est venue les rejoindre pendant quelques semaines) forment une œuvre collective qui possède plusieurs portes d’entrée.

Le titre, Arabat, est un mot breton qui signifie « interdit », « ne pas » ou « défense de ». Il est inspiré de la poétesse et paysanne de langue bretonne Angela Duval qui, en le choisissant pour titre de l’un de ses poèmes (traduit par Paol Keineg), disait ne pas vouloir évoquer dans ses vers son mal être et son amertume. Elle se l’interdisait et entendait se battre en transmettant son énergie aux autres sans jamais se morfondre. Elle vivait dans le présent, espérait et luttait pour un avenir capable d’effacer « des siècles de honte ». On retrouve le même esprit dans cet ensemble (superbement édité) qui s’attache à rendre visibles, à l’écart des routes touristiques, de nombreux îlots de résistance et zones à défendre habités par des êtres qui veulent (et font tout pour) s’ouvrir et se relier aux autres.

Caroline Cranskens et Élodie Claeys : Arabat, dessins et gravures de Agnès Dubart, éditions Isabelle Sauvage.

samedi 22 juin 2019

La seconde augmentée

C’est une voix discrète. Qui porte sans jamais hausser le ton. Ce qu’elle dit est fragile et précieux. Cela a à voir avec ce que l’œil saisit. Il peut être ébloui. Et changer d’axe en une seconde. Non sans avoir, au préalable, attiser la pensée ou la mémoire de celle qui observe. Elle le fait avec tous ses sens en état d’alerte. Ce sont eux qui sont sollicités. Ils s’aiguisent pour éviter les débordements. Ils se nourrissent de ces paysages (en bord de mer, dans les champs ou en ville) que Denise Le Dantec fait entrer dans ses poèmes en les recousant à sa manière.

« J’ouvre une phrase. Le monde est là. Une grande roue éclairée rouge.
La fenêtre est ouverte. J’entends tomber la pluie. Je couvre de la main. La page comme une fleur.
Une rose de septembre. Constellée de rousseur et d’or.
Ma main. La fleur. J’aurais voulu. »

Ce sont des fragments habités et bien vivants. Découpés au ciseau du regard, liés à l’instant où ils apparaissent. Ordinaires et immédiats, ils offrent des points d’appui à une pensée qui bouge sans cesse. Qui va de l’un à l’autre – du brin d’herbe à l’arbre, du fossé à la grève, du ciel bleu ou tourmenté à la terre humide ou de l’enseigne au trottoir – en ouvrant, à chaque fois, de nouvelles routes. Celles-ci, bordées d’énigmes, d’odeurs secrètes, de retours d’enfance, de lectures fondatrices, de sensations retrouvées, de bribes de voyages, de lieux précis ou d’images fugitives viennent, par saccades, revivifier un présent entièrement dédié aux mots.

« Une fin d’été. Une citation d’absence. Au ciel, une proposition nacrée, auxiliée de rose. Ou beige. Ou pivoine. Ou safran.
Je traverse le soleil. Un brusque feu. Ça brûle.
Il y a beaucoup de fleurs là où je marche. Des dahlias. Magiques.
Tachetés.
Je dois apporter le poème.
Dahlias. Feu. Soleil.
On ne jardine pas à l’apogée de la lune. »

Les herbes, les fleurs, l’espacement dans le paysage, les talus récepteurs d’eau et toute la faune invisible – tous les insectes, les larves minuscules – qui couve, naît, butine, respire tout autour, sont (entre autres) très présents chez Denise Le Dantec. Ces signes, ces traces qu’elle cisèle et imprime dans ses poèmes mettent en lumière – en un canevas subtil – tout ce qui foisonne de vie sur terre.

Denise Le Dantec : La seconde augmentée, éditions Tarabuste.

vendredi 14 juin 2019

Mauvais Anges

Le quartier d’Athènes qu’évoque ici Mènis Koumandarèas se trouve au cœur de la ville, à proximité de la place Victoria. C’est là qu’il a passé sa jeunesse et qu’il ancre ces dix récits qui s’assemblent pour n’en former qu’un. Les personnages circulent de l’un à l’autre, guidés par la mémoire et l’écriture de l’écrivain. Le narrateur (qui lui ressemble beaucoup) puise dans ses souvenirs. Il revient aux années 1945-1950. Remet en scène ceux qui, parmi ses voisins d’alors, l’ont particulièrement marqués. Il leur brosse le portrait. Les suit dans leurs pérégrinations et, ce faisant, retrouve un quartier que la rénovation urbaine a défiguré. Quand il y retourne, il ne peut désormais y croiser que fantômes et revenants. Mais ce sont eux qui donnent vie à son texte.

« Les nuits où je n’ai rien à faire ni personne à qui parler, ils viennent s’asseoir près de moi comme des anges et partagent ma veille. Et j’ai un moyen magique pour les appeler. Je prends la plume ou je frappe simplement les touches de ma machine. Alors, dociles, tous apparaissent. »

Il y a là Séraphin qui poinçonne les tickets dans le métro, Savvas, le frère du concierge qui fait escale dans l’immeuble entre deux voyages en mer, la femme du général qui vient de perdre son mari, le prof de gym qui apprécie les salles obscures pour s’approcher des lycéens, Clémence, l’infirmière vive et discrète et quelques autres encore. Koumandarèas maîtrise l’art du portrait et parvient, en quelques pages, à donner corps et épaisseur à ces êtres qui continuent de l’accompagner.

« Ce que je cherche, c’est certaines présences, l’innocence d’une époque disparue, bonne ou mauvaise, que l’on commémore aujourd’hui. Car nous avons souffert depuis, et bien des rêves sont tombés en cendres. »

Il n’éprouve pas de nostalgie. La Grèce de ces années qui le voient sauter de l’adolescence à l’âge adulte sortait à peine de l’occupation allemande et entrait dans une guerre civile où s’affrontaient les forces gouvernementales du général Papàgos et l’armée démocratique issue de la résistance. Ces événements apparaissent évidemment dans le livre. Discrètement, avec la subtilité de qui sait dire ce qu’il pense sans jouer au prosélyte. Le sommet de l’ouvrage se trouve être le récit « La Juive ». C’est également le plus long. Un vrai joyau où la douceur terriblement efficace de Koumandarèas atteint son apogée. Tout y est suggéré de la complexité des êtres, de leur ambivalence, de leurs désirs, de leurs attirances sexuelles, de leur façon de passer souvent à côté, à force de tergiversation et d’un curieux manque de légèreté.

Dans la chronologie de l’œuvre de Mènis Koumandarèas, Mauvais anges, qui était jusqu’alors inédit en français, se place entre La Femme du métro et Le Beau Capitaine (disponibles chez le même éditeur). Ce sont les trois livres majeurs de l’écrivain qui a connu une fin tragique puisqu’il est mort assassiné, chez lui à Athènes, le 6 décembre 2014. Peut-être même (comme le laisse à penser cet article) par l'un de ces mauvais anges qu'il lui arrivait de fréquenter.

Mènis Koumandarèas : Mauvais Anges, traduit et présenté par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.