Les hommes qui se trouvent au centre des histoires de Peter Bichsel sont
 souvent des solitaires qui ont déjà derrière eux un long parcours. Ils 
ont dû régler bien des problèmes, répondre à de nombreuses questions et 
désirent désormais s’attaquer à des choses un peu moins matérielles 
mais, à leurs yeux, tout aussi essentielles. C’est du côté des 
certitudes établies que se porte leur pensée. L’un d’entre eux, sachant 
que la terre est ronde, décide ainsi d’aller lui-même vérifier cette 
affirmation. Cela lui paraît à priori enfantin : s’il part d’un point 
précis et marche toujours droit devant lui, il doit inévitablement 
revenir un jour à l’endroit exact d’où il est parti. Le problème, c’est 
qu’il ne peut pas se lancer dans une telle aventure sans un brin de 
préparation, d’autant que face à lui se dressent d’abord une maison, 
puis une forêt, puis les montagnes, les déserts, la jungle... Des 
obstacles qu’il ne peut contourner s’il veut garder sa ligne droite...  
Le narrateur  qui raconte cela explique que l’explorateur, qui a quitté 
la contrée alors qu’il était âgé  de quatre-vingts ans, est sur la route
 depuis plus de dix ans.
« Je serais bien content tout de même si un jour je le voyais sortir 
de la forêt, de son pas lent et fatigué, mais avec le sourire, et s’il 
venait vers moi et me disait : "Maintenant, j’en suis sûr : la terre est
 ronde". »
Un autre, qui a appris lui aussi beaucoup de choses, se demande 
soudain pourquoi une table est une table. Elle pourrait très bien 
s’appeler « tapis ». Idem pour le lit qui pourrait facilement devenir 
« portrait »
« Je suis fatigué, je vais aller au portrait, disait-il ».
Il en vint, peu à peu, à changer tous les noms, rendant toute 
communication avec les autres impossible et finit par ne plus parler 
qu’avec lui-même, avant de se taire définitivement.
Les histoires de  Peter Bichsel (celle de « l’homme qui avait de la 
mémoire » comme celle de « celui qui ne voulait plus rien savoir ») sont
 simples et efficaces. L'écrivain est calme et méthodique. Il ne 
s’embarrasse pas de fioriture. Débute chaque texte en s’appuyant sur 
une certaine logique avant de déceler dans celle-ci quelques failles qui
 débouchent  sur l’absurde. La réalité se fendille. Ce qui semblait 
facile devient compliqué. Le penchant des hommes à vouloir  tout 
vérifier en se mettant eux-mêmes en mauvaise posture n’arrange rien. Il 
s’en amuse et prend plaisir à suivre le parcours de ces solitaires, plus
 ou moins butés, qui ont décidé de réorienter le monde en s’en prenant 
aux évidences. Il y a de la fable dans l’air. Une morale toujours 
laissée à la discrétion du lecteur. Et un conteur hors pair aux 
manettes. Doté d’une voix posée. Qui sait susciter l’écoute.
« Les choses qui existent déjà sont tout aussi difficiles à inventer 
que les autres, et il n’y a que les inventeurs qui en soient capables. »
Peter Bichsel : Histoires enfantines, traduit de l’allemand par Claude Maillard et Marc Schweyer, illustrations de Ruppert & Mulot, éditions Le Nouvel Attila.

 
 



















