dimanche 19 mars 2017

Le dernier livre des enfants

Lire Ariane Dreyfus, c’est se mettre en retrait, faire un pas de côté et s’engager sur des routes qui ne ressemblent pas à celles que nous empruntons d’ordinaire. Avec elle, il faut savoir prendre son temps. Se rendre disponible et s’approcher des autres. Être attentif à ce qu’ils disent et comprendre ce que peut cacher un non-dit. Qui ne sera effleuré que par effraction, souvent grâce au regard. Celui-ci est important. Il ne dévoile pas tout mais il ouvre à chaque fois une porte, délimite un espace, surprend un geste, croise un autre regard.

« C’était là,
Ma fille assise dans l’escalier, je la regarde entre les barreaux
Ne bouge pas
J’aime continuer
 
L’importance de se regarder
Sans doute
Le visage en veut un autre »

Les enfants dont elle parle ici viennent de divers horizons. Certains, plus isolés que d’autres, ont même précédemment vécu en tant que personnages d’un roman. Ils « bougent pour faire respirer leur solitude », dit-elle et ont, pour cela, besoin d’histoires. Que l’on peut inventer et raconter. Ce qu’elle fait en sachant que leur esprit curieux et créatif saura meubler les moments de silence qu’elle prend soin de préserver. Ses poèmes naissent presque toujours d’un mouvement anodin. Qui suscite une émotion, ou ravive la mémoire, ou éveille la sensualité, ou donne corps au présent.

« J’ai fermé les yeux
Ouvrant la bouche pour que ma langue
Touche une autre langue dans une autre bouche

Cela donne
Un éclat à peine étiré
Tout de suite arrondi

Puis un sursaut, un envol
Que n’ont pas vu les yeux rouverts »

C’est précisément l’improbable, l’invisible, ce qu’on ne capte pas instantanément qu’elle aime ainsi traquer. Elle en note les vibrations, les échos qui peuvent se répercuter en elle, passant du regard au corps puis du corps à la page.

« Je ne veux pas fermer les yeux
Si je tâtonne, si je suis assez lente,
Le poème ira quelque part »

L’été, le farniente, le bord de mer, la transparence de l’eau portent leur sensation de bien-être au cœur même de cet ensemble. Ariane Dreyfus, par touches ajustées, éclats brefs, mouvements narratifs succincts, parvient à y faire entrer des personnages qui ne se sont jamais rencontrés mais qui constituent pourtant une grande et réconfortante communauté, composée d’êtres différents et unis.

Ariane Dreyfus : Le dernier livre des enfants, Flammarion

dimanche 12 mars 2017

Désordre du jour

Le désordre peut être un allié sûr. C’est dans sa nature de s’inviter là où on ne l’attend pas. Il déjoue le prévisible. Débarque sans crier gare. Parfois ne bouscule rien et passe en un éclair sans laisser de traces tangibles. Reste pourtant à le sentir, à noter ses brusques et étonnantes répercussions. C’est ce à quoi s’adonne Henri Droguet. Qui ratisse large et s’appuie, comme à son habitude, sur les sautes d’humeur d’un océan qu’il vénère et qui ne se fait jamais prier pour ajouter son grain de sel à des poèmes déjà fortement iodés.

« Blessé tenant lieu tu sors
du noir bleu convulsif et le sombre
barrissement dans l’ouest et partout
de l’océan parolier
qu’inlassable sauvagement tu récoutes. »

C’est posté près du rivage qu’il reçoit les nouvelles en provenance de l’autre côté de l’eau. La météo en est grande pourvoyeuse. Habile à enrayer la belle mécanique du temps calme, elle sait comment (aidée par les vents dominants) retourner la situation, comment noircir le tableau, comment crever un ciel de suie, comment arroser terre, hommes et bêtes et ce jusqu’aux os.

« Il repleut pleut re-
pleut ha les effaçures
aux soirs aux matins la lumière
ténuement qui s’opacifie
à l’entrelacs le guingois des ganivelles
aux jardins et taillis buées d’os »

Henri Droguet n’est pas seul à l’affût. Il se fait rincer en compagnie. Avec, entre autres, sortis de leurs lointaines retraites, Noé, Crusoé, la bande à Godot et M. Sapiens, tous fidèles au poste et prêts à se retrouver plus tard à l’auberge du coin (« Chez Abel et Caïn ») pour décortiquer ensemble ces désordres qui fourmillent en donnant du relief à la vie. Ce sont d’infimes et précieux dérèglements qu’il récupère alors. Il les cajole, les affectionne. Les sait capables de percuter ses émotions, de passer à travers le filtre du corps et de l’euphorie pour ressortir en poèmes hautement chamboulés, chargés de belle énergie, charriant chants, dé-chants, plaintes, complaintes, contes, comptines et expressions usuelles carrément détournés.

« Le bel enfant trop bavard et
pas couché de bonne heure
compère a vu le renard
rouquin vif grimper la folle chienne
entendu lanturlu
monade des monades l’inconsolé
nomade et ténébreux chérubin le bougre
divaguant bougonner »

L’étrange alchimie ici concoctée ne peut se réaliser pleinement sans cet humour que Droguet manie avec dextérité et légèreté. Il ne se prend pas très au sérieux. N’oublie pas qu’il dispose d’outils bien trop précaires pour parvenir à répercuter toutes les variations de ces paysages habités qui bougent, vibrent, parlent, déparlent. Sur mer mais aussi sur le rivage, sur les murets, dans les landes, les prairies, sous terre et là-haut où circulent des nuées d’oiseaux qu’il faut également songer à questionner. Tache immense. D’autres poètes – qu’il salue –  s'y sont collés avant lui. Il poursuit le travail avec ces poèmes toniques, aux sonorités qui déferlent, dopées, cadencées par des volées de préfixes, allitérations, néologismes, interjections et répétitions qui insufflent toujours plus de rythme à l’ensemble.

Henri Droguet : Désordre du jour, Gallimard, 2016

Un autre livre d’Henri Droguet vient de paraître. Tout aussi incisif et haletant (et par là même chaudement recommandé) il s’agit d ’un recueil de huit nouvelles, Faisez pas les cons !, éditions Fario.

vendredi 3 mars 2017

La peinture à Dora

Arrêté par la Gestapo en 1944 et déporté au camp de Dora, François Le Lionnais (cofondateur avec Raymond Queneau de l’Oulipo) a auparavant résisté en sabotant le système de guidage des missiles qu’il était chargé de construire. Incarcéré, il lui faudra résister différemment. Et d’abord sauver son intégrité physique et mentale qui s’affaiblit de jour en jour. Le salut viendra de la peinture, le déclic ayant lieu un matin, lors d’une fouille générale sur la place d’appel où il se trouvait avec des milliers d’autres.

« Mon regard se porta machinalement sur la colline qui s’élevait du côté de l’infirmerie. L’automne y achevait son établissement. Alors ces grands arbres dépouillés fondirent sur moi sans crier gare et m’emportèrent avec eux. L’Enfer de Dora se métamorphosa subitement en un Breughel dont je devins l’hôte. »

C’est une démarche salvatrice, partagée un temps avec un autre détenu, puis poursuivie seul, qu’il évoque en quelques dizaines de pages dans ce texte rare. Chaque jour, il se met à décrire minutieusement, pendant la durée de l’appel, autrement dit pendant des heures, s’en remettant à sa mémoire, plusieurs des tableaux devant lesquels il aimait s’arrêter au Louvre.

« C’est ainsi que nous contemplâmes longuement avec les yeux de la pensée La Vierge au Chancelier Rollin de Van Eyck. Je projetais comme avec une lanterne magique le sévère regard du donateur, les lapins écrasés sous les colonnes, l’ivresse de Noé racontée sous un chapiteau, les petites touffes d’herbe qui poussent entre les pavés de la courette et les six marches de l’escalier qui conduit à la terrasse. »

Plus tard, quand son ami changea d’équipe, il alla plus loin encore, imaginant ses propres compositions en empruntant un détail d’un tableau pour le glisser dans un autre, faisant entrer, par exemple, un chevreuil de Courbet dans un sous-bois de Théodore Rousseau, ou subtilisant la pipe de Chardin pour « la dissimuler sous le coussin de La Dentellière de Vermeer ».

« Ainsi passèrent pour moi les jours à Dora, au milieu des interminables appels dans la neige et du vent froid de l’hiver. (…) Quelques semaines avant la libération, j’avais récupéré suffisamment d’élasticité intérieure pour pouvoir me livrer de nouveau à l’un de mes anciens vices : la Peinture mentale. »

La Peinture à Dora est un témoignage prenant. Nourri par la mémoire et l’abstraction, il est d’une grande lucidité. La publication du texte est suivie, en fin d’ouvrage, de détails des œuvres citées.

François Le Lionnais : La Peinture à Dora (Le Nouvel Attila).
La biographie de François Le Lionnais (1901-1984), Le Disparate, conçue par Olivier Salon, est simultanément publiée chez le même éditeur.

mardi 21 février 2017

Partition noire et bleue

Le poète martiniquais Monchoachi continue d’explorer la vitalité et la profondeur de l’héritage africain. C’est l’extraordinaire fonds – en partant des rituels et des mythes – du continent noir qu’il sonde et magnifie dans ce second volume du cycle poétique Lémisté. Conçue en huit parties, cette nouvelle partition interroge les mystères, les traditions, les mémoires en sachant que les réponses ne viendront pas uniquement de la parole des seuls êtres humains. Les plantes, les pierres, les animaux, les éléments et les astres ont également leur mot à dire. Tout comme les morts. Qui ne le sont jamais tout à fait et qui parlent (en un langage approprié) à qui sait les entendre.

« Les paroles claires marchent devant nous,
les paroles claires sont nos ancêtres,
les paroles sont nos enfants,
elles nous regardent de derrière :
nos enfants sont nos ancêtres. »

L’axe premier de sa quête est la voix. « Voix des sans-bouches qui sourd des rhombes, / Voix qui court sur les eaux, ébranle la montagne. » L’écoute est essentielle. La collecte des sons, des chants, des contes ne peut se concevoir sans que s’en suivent interprétation et transmission. Il s’intéresse parallèlement à ce que peuvent dire les danses et les masques. Il lui faut tout capter, être totalement disponible. En accord permanent avec la nature. C’est elle qui filtre l’essentiel. Elle qui donne parole à l’eau, aux racines, aux vents et aux esprits. Elle que l’on célèbre dans des cérémonies que Monchoachi parvient à restituer. C’est ainsi qu’il emporte, embarque son lecteur en se donnant totalement, entre transe et incantation, dans un véritable corps à corps avec son poème.

« Mâle le feu qui ravage, fimelle l’eau qui rafraîchit
Mâle l’eau du ciel, fimelle l’eau de la terre
Mâle l’eau-semence de l’animal mâle,
Fimelle l’eau semence de la belle,
Mâle le ciel du sommet (...)
Fimelle la terre qui s’ouvre à la semence,
Mâle l’oiseau qui se perd dans l’éther, l’esprit de la brousse,
Fimelle le coquillage nacré, le poulpe »

Il manie la langue avec une rare virtuosité. Ne laisse aucune sonorité au hasard. Si un mot, ou une expression, en créole permet de donner plus de vitalité et de percussion à son poème, il n’hésite pas. Le chant doit être intense et rythmé. Il doit porter en lui le souffle de présences visibles et invisibles qui ont l’habitude de communier ensemble en ne se payant jamais de mots mais en donnant toujours beaucoup de sens à ceux qu’ils emploient.

« Que le corps magique chamantise le murmure
Qu’il laisse river le monde
Que les étoiles infatigables le convoient. »

Monchoachi : Partition noire et bleue (Lémisté 2), éditions Obsidiane
Entretien avec Monchoachi pour île en île

dimanche 12 février 2017

Disparition de Louis-François Delisse

"J'étais avec des yeux gris
ternis de tristesse quand je quittais l'occident
puis je donnai mes yeux à lécher
aux ânes croisés des confins des lacs
et ils bleuirent quand j'eus quarante ans
et vifs s'égayèrent azurés
frottés de roseaux noirs et dorés".

Louis-François Delisse,
Ode au Voyage et à Henri Michaux, Atelier de l'agneau, 2001.
 
En hommage à Louis-François Delisse, né en 1931 au hameau frontalier de Gibraltar, entre Néchin (Belgique) et Leers (France) et décédé le 7 février à Paris, voici l'entretien qu'il avait accordé à Olivier Hobé en 2007 et qui fut publié dans la revue Trémalo et sur le site des éditions Wigwam.

Olivier Hobé - Louis-François Delisse, on dit parfois de vous que vous êtes un des enfants terribles de la poésie française, on sait aussi que vos écrits ont pu consoler un René Char parfois désabusé, on dit beaucoup de choses…

Louis-François Delisse - J’ai deux prénoms que j’ai tenu à lier ensemble mais ils ont vécu chacun de leur côté. Louis était l’enfant sage, le bon élève ; François pour les filles et les 400 coups. Avec Jacky Dodin, nous avions en 44 retourné tous les panneaux de circulation de l’armée allemande en déroute, à Roubaix et à la frontière. François était aussi mon prénom d’enfant secret, d’amoureux précoce.
Puis j’ai volontairement scandalisé Roubaix en affichant mon amitié avec un repris de justice. Dans les cafés. Sur les places publiques. Louis passait son bac à 14 ans. François fuguait à Paris. A l’époque je signais François ma poésie, et Louis mes scénarii pour les journaux d’enfants illustrés.
Quant à René Char, il découvrit mes manuscrits chez GLM, à l’imprimerie et encouragea vivement l’éditeur à tirer mes poésies du Soleil total et du Vœu de la rose. Il envoya mes récits à Nadeau qui les a ensuite égarés, selon Denis de Rougemont, dont ces Lépreux souriants encore à paraître, à Rennes, aux éditions Apogée, écrits il y a juste 50 ans !
 
Olivier Hobé - Qu’est-ce qui fait de vous celui que l’on surnomme « Delisse l’Africain » ? Est-ce votre devoir, accompli, d’alphabétisation et d’enseignement à Niamey de 1954 à 1961, puis à Zinder jusque 1975 ; est-ce votre description des rues africaines dans vos poèmes ou notes, vos adaptations de poésie orale touarègue ?

Louis-François Delisse - Rappelé à l’ordre par mon service militaire en disciplinaire (pour insoumission à Metz), où par exemple on nous faisait tirer sur des cibles avec turbans, j’ai vite mis à ma libération, en avril 54, les bouts pour l’Afrique noire où je savais que je ne serais pas rappelé.
Niamey était un camp militaire à cette époque, du barbelé jusque sur ses arbres (pour les protéger des chèvres) mais ses enfants étaient si beaux, son fleuve si vaste que je finis par y rester sept ans. Les années où j’ai le plus écrit, tout en me refusant à vivre en colon, à jouir en colon et militant même pour leur indépendance.
Mais je découvrais aussi à la bibliothèque de Niamey, les poésies touarègues notées par de Foucauld de 1905 à 1917, je m’attachais à en reproduire le mot à mot si vert, si vif, érotique. Puis limogé par la politique scolaire, du côté de Zinder de 1961 à 1975, je recopiais également beaucoup de poésie des Haoussa, celle surtout de leurs ornements symboliques sur les demeures, les cuirs, l’orfèvrerie. Le Niger était désormais soumis à des présidents militaires, la poésie en péril.

Olivier Hobé - Vous êtes né à Gibraltar, près de Roubaix. C’était prémédité ? Je veux dire par là que votre lieu de naissance unifiait déjà, en quelque sorte, l’Afrique et l’Espagne…

Louis-François Delisse - Cette évocation du hameau de douaniers et fraudeurs où j’ai grandi, est la source de la poésie en moi. Dès 5 ans, j’y écrivais des lettres à ma mère éloignée, très vivantes. Puis au Collège on me mettait en retenue pour lire « mes inventions » littéraires. Mais il y avait un croisement dans ma famille, entre ma mère alsacienne et mon père frontalier…

Olivier Hobé - Oui, ce croisement c’est vous…

Louis-François Delisse - La frontière passait au milieu de leur lit, où me concevant, ils allièrent mes deux prénoms. Mais aussi, dans le pré de cette fermette il y avait une borne de l’empire de Charles Quint, du temps où les Flandres furent espagnoles. Je n’ai pas pu apprendre l’allemand mais, voyageant en chemin de fer en Espagne, l’espagnol me fut presque aussitôt une seconde langue, au moins à l’écrit où je me suis occupé à le traduire avec passion dès 1954.
J’emmenais Alberti en Afrique pour le traduire, j’emmenais toutes les traductions de poésie espagnole de GLM, avec la poésie grecque des Hymnes homériques et des Epigrammes. Quand j’eus à enseigner la philosophie au Niger, c’était les Héraclitéens et Plotin mes phares, et Césaire, Camus.
Mais je me passionnais davantage pour la poésie des Touaregs et les merveilleuses poésies des Peuls et autres négro-africains, dans les versions d’Hampaté Bâ, de Lyliane Kesteloot (une native de mon village belge !) et de Marguerite Dupire pour les Bororos.
Celle-ci devenue « l’hirondelle du Désert » pour les colons qu’elle scandalisait, vivant sous les tentes des nomades, venait du côté François de ma vie, de cette école des filles des Sœurs de Roubaix où j’envoyais mes premières poésies aux plus jolies.

Olivier Hobé - A la lecture de vos dernières Notes d’Hôtel récemment parues aux éditions Apogée, on vous voit au bord des lavoirs du Niger, près du cinéma Cokino de Zinder ou bien encore emmailloté du textile flamboyant de la ruelle du Galon d’eau ; votre nourriture c’est celle du chant des andalous, celle de ce soleil qui parfois descend très rouge…tout ceci paraît d’ailleurs très naturel au sein même de l’écriture, par son tissage même.

Louis-François Delisse - J’ai écrit ces Notes par association mentales de 3 ou 4, en une suite immédiate qui me venait à la lecture des premières que Jimmy Gladiator publiait dans son brûlot L’hôtel Ouistiti. Puis j’ai poursuivi de la même manière, je dactylographiais chaque série, mes doigts s’embrouillent depuis mais j’ai certainement encore beaucoup de suites à en donner !
La chronologie est fournie à la fin, et le lieu, je suis un disciple de Gilbert Lely ici, et de sa poésie sadienne où il s’agissait de rapporter le lieu, l’heure, l’image et l’émotion vécue, de chaque poésie. Mes éditeurs refusent ces précisions, qui selon eux alourdiraient le texte. C’est pour moi condition d’authenticité.
Tous ces récits ont été vécus, même les plus banals, et au passage François Delisse conte aussi sa part de l’ombre, braque une lumière sur certains de ses démons. Tels dans les chants andalous noirs du Cante Jondo que je ne cesse de traduire.

Olivier Hobé - Au bout du compte, il y a chez vous François et Louis, la poésie et la traduction de la poésie, des déserts et des voies pavées, des possessions, des processions même, cela fait un parcours…

Louis-François Delisse - Je suis parti des décadents, des Noctes pour la Dent d’or, ma première publication en 1951 (éditions Debresse), où le symbolisme côtoie Verlaine et Rimbaud. Puis la jeune poésie que je découvrais à Paris, de banale à brillante, de la papoésie et l’apoésie à Malcolm de Chazal et Césaire, m’aurait découragé sans ma décision d’aller l’exercer au Niger, où j’ai écrit Soleil total presque d’un trait, en 16 mois.
Je l’adressais à GLM dès 1956, GLM qui m’avait été révélé pendant mon service militaire par un libraire de la place ducale à Nancy. Puis j’écrivis, presque possédé, au fleuve, où je vivais mes nuits, à Yentalla, « dieu-tige » en somme, mais ce grand manuscrit m’a longtemps échappé. Je l’avais recopié en 3 exemplaires à Roubaix, chez Albert Derasse qui était mon agent pour la publication de Soleil total chez GLM. Mon exemplaire à Niamey était au deux tiers brûlé par une grenade lancée dans ma case par l’OAS en 1960.
Celui de GLM, qu’il prêta, ne lui fut pas rendu (Gallimard, à qui j’avais refusé Soleil total ?) Et Derasse, partant pour l’Afrique à son tour, cacha si bien son exemplaire qu’il ne le retrouvait qu’en 1997, à Roubaix, et il fut aussitôt publié à Brive, chez Myrddin, par Pierre Peuchmaurd.
L’anthologie de mon Vœu de la rose, poésies de 1950 à 1960, chez GLM, n’empêcha pas le manque de « dieu-tige » comme cause de mon silence éditorial jusque 1990, où je publiais mon dernier recueil préparé au Niger, Paysages avec bestiaire et pierres tombales, à l’Embellie roturière.
Mon retour du Niger, en 1975, m’a été imposé, arraché. Ma poésie a failli en disparaître, sauf en anglais ou espagnol…J’ai presque plus traduit qu’écrit, depuis.

Olivier Hobé - Louis-François Delisse, quels sont aujourd’hui vos projets d’édition, d’écriture, de voyages peut-être ?

Louis-François Delisse - Hélas, je ne puis plus voyager que dans ma tête –on m’a hospitalisé chez moi, et retiré même ma carte de bus, je suis souvent au jardin Simone Weil, avec les enfants et les oiseaux, avec des personnes très âgées mais qui ont beaucoup vécu, Lucienne qui fut modèle de Matisse et secrétaire de Neruda ; ses cendres viennent d’être dispersées, avec son long passé d’anarchiste, au Mur des Fédérés, à ses 101 ans.
C’est donc dans ce jardin que je voyage, tandis que 2008 verra enfin paraître mes Lépreux souriants, les cinq récits de ma vie à Niamey (1954-61) et ma deuxième anthologie (après Aile elle mon « livre nègre » composé de neuf recueils écrits au Niger) Le Logis des Gémeaux, autres poésies d’avant et d’après le Niger, mon « livre blanc » si l’on veut.
Et puis, je pourrai m’étendre, publier cette Fable de Polyphème et Galatée, ou encore de nouvelles notes de voyage…
Étendu, au jardin ou au lit, j’écrirai encore des lettres et chacune de ces lettres aura sa poésie épistolaire originale, comme Myrddin vient d’en publier la première suite dans sa collection La part de l’eau.

Olivier Hobé - Louis-François Delisse, je vous remercie. Puisse le dieu-tige vous animer de longs jours encore.

Louis-François Delisse  - Je vous le fais ?

Olivier Hobé - Le dieu-tige ?

De Louis-François Delisse, les éditions Wigwam ont publié De fleur et de corde (2006) et les éditions Apogée  Notes d’hôtel (2007) et Les Lépreux souriants (2009) (dans la collection "Piqué d’étoiles").

Parmi les autres publications de L.F. Delisse : Soleil total (GLM, 1960), Le Vœu de la rose (GLM, 1961),  Procès de la fleur (Myrddin, 1993), Paysages (L'embellie rôturière, 1994), D'un désert l'autre (Le Grand Hors-jeu, 1995), Dieu-tige (L'Air de l'Eau, 1998), Poésie amoureuse des Touaregs - avec Zahara Ag Mouddour, (Le Corridor bleu, 2000), Aile, elle (Le Corridor bleu, 2002) Tombeaux (Myrddin, 2005), De la mort du lion (Les Vanneaux, 2005), Le Logis des gémeaux (Le Corridor bleu, 2011)

Olivier Hobé, auteur, entre autres, du Journal d'un haricot, (éditions Apogée) a animé la revue Trémalo

Lire : Louis-François Delisse de Laurent Albarracin (éditions Les Vanneaux),