samedi 3 septembre 2011

Terreferme

Terreferme est, après Fondrie (Cheyne, 2002), le deuxième volet de la tétralogie « La rêverie au travail » à travers laquelle Jean-Pascal Dubost entend écrire, décrire, percer, interroger les quatre éléments présents « dans la vie réelle » ainsi que leurs rapports directs « sur les activités humaines dans certains secteurs économiques dont ils sont ressource, matière ou énergie ».

Si Fondrie s’attachait au feu de la fusion, Terreferme, comme son titre l’indique, est tournée vers la terre, celle que l’on ouvre, que l’on laboure, celle où l’on sème, sue, récolte. Autrement dit la terre liée à la ferme et plus précisément à ce que l’on nommait « ferme modèle », concept apparu dès le dix-huitième siècle mais qui ne vit le jour qu’au dix-neuvième, faisant en particulier une belle incursion aux alentours de Segré. C’est là, dans le pays du Haut-Anjou Ségréen, que Jean-Pascal Dubost fut, il y a quelques temps, en résidence d’écriture. Il en profita pour arpenter la contrée en quête des vestiges encore visibles de ces fermes dont l’une, située à Bourg d’Iré, vit le jour sous l’impulsion du comte Alfred de Falloux (auteur de la loi du même nom) lorsqu’il rentra au pays « en homme politique déchu par le coup d’état du 2 décembre 1851 ».

« De Falloux fit supprimer fossés et chemins creux, fit terrasser, niveler, drainer, assainir, irriguer et imagina cette ferme régulière et symétrique, sans fantaisie, reposant sur un principe énoncé dans son idylle historico-philosophique Dix ans d’agriculture. »

Dans ces fermes, chaque bâtiment a une affectation distincte. Hommes, bêtes, fourrage et matériels ont chacun leur espace. Les constructions se font souvent en U. Parfois, un système ferroviaire avec « wagonnets facilitant l’évacuation du fumier et diminuant la pénibilité du travail » traverse les bâtiments. Impératifs sanitaires, économiques et industriels sont extrêmement liés.

J.P. Dubost sillonne la campagne en voiture. Il prend notes et photos. Il écrit de courtes biographies des personnages ayant marqué les lieux. Il consulte les registres, repère les failles, scrute le paysage et finit par rencontrer l’un des derniers témoins d’une époque révolue : Alfred Liaigre, commis chez l’éleveur Huet de 1939 à 1945. Ce qu’il dit, et que l’auteur enregistre puis retranscrit, nous plonge au cœur du bocage, de ses us et coutumes, de ses duretés à la tâche, des exigences des patrons et châtelains d’époque.

« L’homme a d’évidence ici cherché à construire un “paysage modèle” et notre rêverie notera le bocage lentement défait par l’action agricole, les talus arasés, les souches mortes, les émousses mourantes, les racines déchaussées, les champs ouverts… »

Dans ce livre, écrit « en vers injustifiés », la poésie n’est pas là où on l’attend. Elle est dans les interstices, dans la matière, dans la densité de la langue, dans la respiration soutenue, dans les proses sinueuses où circulent réflexions, descriptions, repères économiques, architecture, histoire, économie. Un livre plein d’herbe, de terre, de tuffeau, de schiste noir, d’odeurs, de cadastres, de boue, de borriques débondées et de cidre frais, un livre que l’auteur, qui parle de « paresse travaillée », verrait bien étincelant de « bouésie ».

Jean-Pascal Dubost : Terreferme , éditions  L’idée bleue.
Logo : Carrière de Misengrain, photographie de Jean-Pascal Dubost.

vendredi 26 août 2011

Vent de cendre

Hervé Carn semblait s’être un peu éloigné de la poésie pour privilégier, durant la dernière décennie, la prose, la narration, avec, en point d’orgue, son roman La Procession d’Echternach  paru chez Léo Scheer en 2006. Auparavant, il avait donné un très vivant Julien Gracq  (éd. L’Atelier des brisants), une évocation personnelle à situer du côté de la rencontre, de l’amitié et de la complicité.

Il revient, et bien en poésie cette fois, avec Vent de cendre, triptyque qui bouscule l’habituel parcours de tout un chacun ici-bas pour en substituer un autre : qui va de la mort à l’ombre pour revenir « au pays d’avant-naître » (expression empruntée à Roger Gilbert-Lecomte). Cet itinéraire délicat et angoissant passe grâce au lent murmure qui habite ces pages et qui, relié au vent, s’immisce là où se trouvent des brèches, des creux, des interstices. 

« Tu sortais, tu sifflais,
Tu appelais la nuit,
Car la nuit, pensais-tu,
Pouvait recouvrir les êtres
D’une tranquillité d’oubli. »


Le  Vent de cendre qu’Hervé Carn suit à la trace vient de loin, de régions brûlantes, pour se calmer au contact des corps inertes, des arbres en attente et des vagues échevelées. Au bout du compte, il n’aura cependant « pas eu la force de ne pas mourir »


Hervé Carn, Vent de cendre, éditions Dumerchez (2, rue du Château, BP 70218 – 60332 Liancourt cedex).

mardi 16 août 2011

Les Alentours

Michel Dugué offre une parole de grande retenue. Son attention au paysage s’y révèle toujours fertile. L'auteur d'Un Hiver de Bretagne (roman, Ubacs, 1985) ou du Chemin Aveugle (récit, Apogée, 2002) publie peu en poésie : il aura  fallu attendre six ans entre la sortie de son recueil Le Jour contemporain (Folle Avoine, 1999) et celle des Alentours (2005) où il nous rappelle, avec discrétion, combien les sous-bois, les chemins de traverse, les sentiers du bord de mer recèlent de bruissements infimes. Reste à les percevoir et à les transmettre... Le suivre au fil de ses longues marches en solitaire est sans nul doute l’option la plus sûre pour y parvenir. On met nos pas dans les siens. On se laisse guider. En lisière du monde, dans ce grand dehors où il isole et cisèle talus, roches, fragments de vies, échos furtifs et présences invisibles. Rien ne lui échappe. Il s’avère constamment à l’écoute, patient et enclin à la réflexion. 

Ici, il s’arrête. Observe « un morceau de vitrail. Mesure le temps qu’il faut pour que la lumière s’y réfléchisse ». 

Ailleurs, et plus tard, passé l’averse, la pénombre, on retrouve à nouveau cette lumière, très présente chez lui. Cette fois, elle « se retend
 
comme si des mains agiles
avaient recousu les bords,
ravivé l’air et
le bleu des ardoises. »
 
Cette voix, apparemment simple et posée, est en réalité teintée de nuances. La capter demande d’aller la rejoindre là où elle vibre, c’est à dire dans la fragilité et le secret des lieux que cet auteur arpente, sans relâche.



vendredi 5 août 2011

Little Man

Familier des voyages immobiles et traqueur capable d’attraper in extremis et à toute heure des lignes imaginaires partant pour l’Ouest américain, Thomas Vinau arpente le quotidien de façon presque minimaliste. Il fixe avec légèreté ce qui se voit peu ou pas. De l’infime, de la poussière, des « riens » qui zèbrent sa pensée et dessinent une perception de l’instant que ses poèmes brefs isolent avec tact. À l’intérieur, des pépites. Qui brillent et éclatent au fil de séquences où se mêlent désarroi, rêve, bien-être et besoin d’écarter les murs du bureau pour qu’y entre un peu du souffle et de l’espace de ceux qu’ils vénèrent : Brautigan, Cravan, Hopper, Bukowski et tant d’autres.

« La peur a ses habitudes
l’heure clignote en rouge
chaque nuit
la lune se fiche de moi
pendant que je deviens minuscule. »

Little Man, l’un de ses récents recueils, titre emprunté à Tom Waits, poursuit la mise à jour, par fragments, de ce monde peu visible qu’il cherche à sonder. Il fouille du côté des anomalies, des brindilles, des ronces, des restes de brume ou de nuit blanche. Y trouve de l’infiniment petit. Posé sur une ligne de partage où l’équilibre entre le doute et la sagesse reste, à l’image de l’existence même, extrêmement précaire. Il ne s’inquiète pas pour autant. Prend note. Écrit. Continue le chantier sans fin qu’il a ouvert il y a quelques années et qui comprend déjà de nombreux titres, tels L’âne de Richard Brautigan (éditions du soir au matin), Hoppercity (éditions Nuit Myrtide), Fuyard debout (Gros textes) ou La poésie est un sale type (éditions de La Vachette alternative) ou encore, tout récemment,  Un pas de côté, premier livre des éditions Pointe Sarène (5 traverse de l'orée du bois, 06370 Mouans-Sartoux.

Thomas Vinau : Little Man, éditions Asphodèle (23 rue de la Matrasserie – 44340 Bouguenais).

lundi 1 août 2011

Enfant gâtée

Bienvenue dans l’intérieur secret d’un couple ordinaire. Dieu et les apparences veillent sur lui.
Tout a débuté de façon assez banale. L’un a remarqué l’autre et l’inverse a également eu lieu. Les habitudes, les frôlements, les études communes (avec, au final, l’agrégation pour tous deux) ont fait le reste. Pour les mots d’amour, il faudra toutefois repasser. Leur kit de survie n’en contient pas.
Cela n’empêche pas le duo de se former. Puis de convoler. Et de trouver même refuge. Un appartement en proche banlieue pour faire ménage, s’apprivoiser, mieux se connaître. Pour, aussi, et tout le livre l’assène, se rendre compte du fossé qui les sépare et qui ne va cesser de se creuser.

Lui, il parle haut, il veut réussir, vaincre, se battre pour monter, diriger, maîtriser et assurer sa mâle assurance non seulement là où il enseigne mais aussi tout autour, là où ses grandes ailes pourront se déployer en laissant dans l’ombre ceux qui se trouvent dessous. Elle, par contre, « la nuque faible, les gestes menus d’oiseau tenu en joue », préfère s’effacer et vivre de calme et d’humilité.

« Le soir elle concocte des tisanes pour lisser ses nerfs à lui ».

Dès l’aube, il caracole. Il tonitrue, bombe le torse, repart à l’assaut. Bientôt, le lycée ne suffit plus. Il lui faut l’université. Il s’attelle à une thèse d’état. Et, vlan, y balance dix ans de vie. Pour rien, pour tout. Pour exister. Pour assouvir son besoin de reconnaissance. Pour calmer ses ardeurs, ses ambitions, son désarroi, son mal être.

L’équipage hétéroclite clopine ainsi, bon an mal an, sur les chemins tortueux de Bretagne et d’ailleurs tout en songeant de plus en plus fort à la survivance du clan nouveau.

« Là-dessus, elle et lui sont d’accord. C’est une nécessité pour étayer. Le couple et tout le reste. La procréation, elle s’y sent tenue. Pour ne pas démériter de l’exemple maternel. Pour accomplir son office terrestre et qu’ensuite les nues la reprennent. »

Une première fille naîtra. Puis une seconde. Différentes, cherchant l’une et l’autre leur place dans l’étrange cocon familial. Si la cadette (plus immédiate et désinvolte) s’en sort plutôt bien, il n’en va pas de même pour l’aînée qui, pensive et soucieuse, garde en intérieur ce qui l’oppresse. En réalité, ce qui l’empêche de vivre, de respirer, de penser correctement, c’est lui, uniquement lui, le père, avec ses propos, ses fulminations, ses certitudes, ses manières de chef qui s’autoproclame garant de tout savoir en maniant mots et théories pour imposer sa suprématie.

« L’aînée reste embrochée sur chaque aspérité. Ne veut pas se dérober au percement de la fraise tourneuse. Veut tout sentir à fond jusqu’à la douleur, jusqu’à sang giclé. Veut tellement savoir, veut tellement comprendre qu’elle en a les yeux laqués et vernissés. »

Cet homme, le père, Ysé Ténédim réussit – grâce à une écriture lancinante, grâce à ces phrases qui rabotent (lamelle après lamelle) et cognent en ne ratant jamais leur cible – à le rendre facilement familier et détestable. Le portrait qu’elle en brosse est à charge. Celle (narratrice) qui a, ici, devoir de le transmettre n’est autre que l’aînée. Qui a fini par trouver l’usage et la force des mots pour se sauver. Elle décrit, en détails, à flux continu, comment deux êtres si mal assemblés ont pu créer un tel gâchis autour d’eux.

Ce qu’il y a de gâté en elle, le sera pour longtemps.

« Des années après, des années et des années, chaque fois que l’aînée trouvera dans la boîte aux lettres une enveloppe couverte de l’écriture paternelle, ce sera frisson et sursaut, l’impression de toucher le feu, celui qui corrode, qui fait des cloques et des trous. »

Livre fermé, difficile de ne pas revenir sur l’écriture de Ysé Ténédim. Etonnante, elle ne cherche jamais la séduction. Préfère poser avec rigueur une langue qui n’en invente pas moins ses propres formes, laissant filtrer, entre blues et litanies, ce filet de voix permanent, tendu à l’extrême.

Ysé Ténédim : Enfant gâtée, Les Contre-bandiers éditeurs.




vendredi 22 juillet 2011

Pierre Peuchmaurd

« La poésie, elle, naît de l’unité du monde et la prouve. La transformation de la matière est sa matière. Elle dit le corps de l’homme, le cœur des bêtes, le vide des ciels, " le lait noir des légendes ". Elle ne porte que la voix du désir, et les poètes par où elle parle sont des accidents du désir ».

Ce qu’écrivait Pierre Peuchmaurd, en préface au Château Périlleux de Jean-Yves Bériou (L’escampette, 2003), pourrait, mot pour mot, s’appliquer à sa propre poésie. Pas besoin d’autres clés que celles qui ouvrent au désir pour entrer dans celle-ci. La langue est y sûre et simple. Les mots et la syntaxe le sont aussi. La métaphore s’invite le long des routes. Elle les borde et puis déborde. Il faut flâner, avancer. Le poème respire, se pare d’air pur et de grande légèreté. La plupart du temps, il vient de loin. Murit dans une paresse féconde. Décide seul de sa venue en empruntant des chemins de traverse sur lesquels des animaux fabuleux se promènent également. Il y a, entre talus, taillis, cascades ou déversoirs, des loups « bleus, un peu phosphorescents », de grands fauves, des éphémères, des nocturnes et parfois même « des anges cannibales ». Pour les voir, les surprendre, les suivre, il convient de faire vibrer sa capacité d’étonnement. S’offre alors, sous le calque de la réalité, un monde connu, un peu secret et pourtant évident.

« On ne me voit pas souvent devant une page blanche – ce qui m’épargne, à ce que je crois comprendre, bien des angoisses. Et, bien sûr, ce n’est pas une heure d’embauche, c’est un coup de grâce qui vient quand il veut, souvent quand je suis le plus absent à moi-même et à toute idée d’écriture ».

Ces moments brefs, suscités « presque toujours en marchant et à l’aperçu, à l’entrevu de quelque chose », ces moments qui conduisent au poème, Laurent Albarracin en parle on ne peut mieux, évoquant à travers eux « une poétique du lâcher prise », dans le bel essai qui permet d’entrer dans le premier livre consacré à l’œuvre de Pierre Peuchmaurd. Il suit pas à pas le parcours de celui qui fut l’un de ses amis, « témoin élégant », décédé en avril 2009, en s’arrêtant posément sur tous les éléments qui aident à mieux éclairer son écriture. Cela va bien sûr de ses liens avec le surréalisme (« le surréalisme a été, reste une des passions de ma vie, et certainement son axe moral ») à la présence toujours vive (et parfois sur-réelle) des animaux au sein de beaucoup de ses poèmes en passant par sa fascination pour le cycle du roi Arthur. « Le fils de l’ours et de la pluie, le chevalier rouillé, c’était moi. » (Arthur ou le système de l’ours, (L’éther Vague / Patrice Thierry, 1994).

« À bien des égards, cette poésie est inactuelle, elle se fiche comme de l’an quarante (lui préférant l’an de grâce !) des enjeux de la poésie postmoderne (le langage n’est pas son objet, ni la représentation), elle ne cherche pas les effets de style, ça n’est pas la manière qui compte, mais bien ce qui est dit : le monde retourné à sa simplicité déroutante, réduit à quelques scènes primitives, monde en proie à l’éperdu. »

Laurent Albarracin, sans jamais forcé le trait, avance avec calme et méthode, entrouvrant les portes, détaillant l’intérieur des pièces et invitant ensuite le lecteur à aller y voir de plus près. Un choix de poèmes, un étonnant autoportrait en forme de récit (L’Année dernière à Cazillac), deux entretiens et divers documents touchant tout particulièrement à l’activité éditoriale (création des éditions Maintenant, Toril et Myrddin) de Pierre Peuchmaurd complètent un ensemble où figurent aussi un cahier photos et une conséquente notice bibliographique.

« On avance dans une allée grise et verte
et l’homme qui marche devant nous
c’est Pierre Reverdy
On le reconnaît au halo de réverbère
qu’il porte autour du cou
on le reconnaît à la courbe de son destin
semblable à celle du nôtre,
plus ancienne et plus jeune. »

(La Rousse, extraits, éditions Pierre Mainard, 2006).

Pierre Peuchmaurd par Laurent Albarracin, éditions des Vanneaux.

jeudi 14 juillet 2011

La patience de Mauricette

« Je passe du temps ici ou là, aujourd’hui et avant dans l'autrefois quand j’étais jeune à Saint-Venant Deûlémont Houplines Armentières. C’est pour ma santé variable. Éclaircies dans la bruine. Je sais encore le mot mantra pour répéter mon nom. Je m’appelle Mauricette Beaussart. Je suis née à Haverskerque. C’est ma biographie. Une maladie m’a attrapée. »

Mauricette Beaussart a eu une vie littéraire (fragmentée et à éclipses) avant de prendre place dans le deuxième roman de Lucien Suel, publié à La Table Ronde en 2009 et désormais disponible en Folio. Un temps, elle fut d’ailleurs présente sur internet, y tenant, épisodiquement, un blog. Certains lecteurs l’ont sans doute également croisée dans Cadavre grand m’a raconté, une Anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le nord de la France, publiée par Ivar Ch’Vavar aux éditions du Corridor Bleu en 2006. D’autres auront remarqué la chronique intitulée « Vapeurs » qu’elle donnait tous les mois à Guy Ferdinande pour sa revue « Le Dépli amoureux ». D’autres encore, plus rares, ont peut-être eu entre les mains un petit livre gris, publié à Lyon à l’enseigne des éditions de Garenne. Ce livre, Lettres de l’asile, écrit en 1989, alors que Mauricette était hospitalisée à l’Hôpital psychiatrique de Saint-Venant, n’aurait pas vu le jour sans l’entremise et l’amitié de Christophe Moreel. Tous deux s’étaient rencontrés un an plus tôt lors d’un stage d’informatique et tous deux se retrouvent à nouveau, vingt ans plus tard, dans un contexte plus difficile, plus délicat. L’un de ces moments où le fil de l’existence, déjà tendu à l’extrême, peut définitivement se casser.

Mauricette, maintenant âgée de soixante-quinze ans ("je suis vieille maintenant"), a subitement disparu de l’hôpital d’Armentières où elle était soignée en psychiatrie. Son ami Christophe  tente de la retrouver. Pour ce faire, il lui faut interroger tout autant le passé que le présent. C’est cette équation, plus facile à poser qu’à résoudre, que Lucien Suel grave noir sur blanc dès le début du livre. Il le fait avec tact et minutie. En donnant, d’emblée, corps à celle dont la présence, mélancolique et fissurée, va clairement s’imposer. Cette femme, dont il esquisse le portrait en couvrant, de façon fragmentaire, trois quarts de siècle, est d’une grande richesse intérieure. À la fin de chaque chapitre, des extraits d’un long monologue, presque psalmodiés, transcrits dans un phrasé aléatoire et percutant, viennent (en italiques) en attester en posant la voix de celle qui sait ce qui résulte du mot souffrance .

« Mon sommeil est invisible. J’ai eu peur, je crois aux rêves ça va s’arranger et je sens que ça va s’aggraver. Je compte les pommes de terre dans le seau pour dormir. Mais j’ai aussi des cachets, trois fois par jour. Pas au goûter. Juste du jus de fruits et du pain d’épices. J’ai commencé la folie en revenant du cimetière. Ma jeunesse a été perturbée. Je n’étais pas sûre d’être là. »

Hantée par des images récurrentes, des fantômes qui ne la quittent jamais (la mère morte en couches, le petit frère noyé un dimanche de Pâques, le père pendu avec sa ceinture) et des peurs attisées par une culpabilité quasi originelle, Mauricette Beaussart met toute sa patience, son acceptation, sa curiosité et sa soif de savoir pour continuer, malgré tout, à aller de l’avant, à rêver, à s’évader.

« Je ne vais pas m’engluer dans la ressasse du passé. Avant de partir, je vais retirer ces pages. Je laisserai le reste derrière moi sur le dessus-de-lit. J’ai vu le chemin parcouru à reculons. Je sais la chose qui me rend la plus malade. C’est la douleur dans ma vie mais la souffrance devient l’amour du monde sous mes pieds et dans mes yeux. On m’a visitée. Je ne guérirais peut-être pas complètement mais je suis passée à un grand amour sur la planète. Le poème de la terre, d’une enfance innocente. Je ne suis pas malheureuse. Je suis libre. Je continue. »

Après Mort d’un jardinier, Lucien Suel nous fait entrer dans un roman de forte humanité, un roman où passé et présent (collés à la terre et aux paysages du Nord) s’épaulent  avec force pour donner vie, voix et chair à celle qui, finalement, ne disparaît (aux yeux des autres) que pour mieux se retrouver.

Lucien Suel : La patience de Mauricette, Folio, 2011.